« allegory » thadeus

Les dernières heures de boulot passèrent à une vitesse folle, mais je finissais un peu plus tard que d'habitude. On était samedi et, bien évidemment, les gens accouraient de partout pour se faire un tatouage. J’enchaînais les clients avec le même savoir-faire, la même décence et le même sourire. Un truc insupportable à force. Je sortais donc du salon, morose, enfilant ma veste en cuir avec légèreté. Je m'allumais une clope et regardais autour de moi, indécis. Je n'avais rien à faire, ce soir. Ce qui était tout à fait indécent et m'arrivais rarement. J'étais encore plus déprimé de me rendre compte de ça. Mais ça ne durait jamais longtemps ces phases-là chez moi. Je me remis rapidement d'aplomb, me dirigeant vers le bar le plus proche. Je regardais toujours autour de moi, j'étais un pauvre type qui s'amusait du physique des autres pauvres australiens. Je finis par me glisser dans le bar, avec un petit saut de gens heureux. Je me glissais à une table, lisant douze fois la carte, sans vraiment me décider. M'amusant à recaler la serveuse plusieurs fois, je trouvais ça très drôle. J'ai toujours aimé faire mon client relou et puis c'était un peu mon mode de vie de faire chier les gens. Je faisais toujours des clins d'oeil aux filles en couple, aux mecs aussi parfois, je mettais parfois des mains aux fesses comme si de rien n'était. C'est pour ça que je me mangeais souvent des baffes aussi. Pour l'instant, je me contentais de me demander ce que j'allais boire et de trouver quelqu'un que je connaissais. Or, dans l'instant présent, je ne connaissais personne ici. Il faut dire qu'il était encore tôt et que j'avais toute la nuit devant moi. J'étais habitué à ma solitude certes, mais j'appréciais le contact. Surtout dans ce genre d'endroit : il ne valait mieux pas que je boive seul, ça pourrait tout de suite partir dans le très sombre.

J'me demandais parfois pourquoi j'étais aussi con, aussi irresponsable et immature. Et puis j'trouvais jamais la réponse, y'avait toujours quelque chose pour me faire penser à autre chose. Aujourd'hui c'était Thadeus qui allait me faire penser à autre chose. C'est pour ça que j'ai jamais aimé être seul, toujours obligé de penser à moi, aux choses que je faisais, que j'allais faire. Que j'avais faites. Des trucs mauvais. Tout le temps. Quand je vis le photographe s'avancer vers moi, je claquais un grand sourire : j'étais sincèrement content de le voir se joindre à moi, sans réellement savoir pourquoi, dans le fond. On ne se connaissait pas plus que ça. « Ouais, journée de merde ! » Ce qui était un peu vrai dans le fond. Pas facile de subir les humeurs et le mauvais goût des clients. Mais je me doutais que le boulot du brun ne devait pas être de tout repos non plus. La serveuse revint de plus belle, j'en profitais pour commander également. « Une vodka, pure aussi. » J'crois qu'on avait tous besoin de boire ce soir. Pour une raison ou une autre, on avait toujours quelque chose à noyer dans l'alcool. Je finis par me tourner vers mon nouvel interlocuteur, un sourire amusé aux lèvres. « Alors ça dit quoi ? » Je lui parlais comme si on se connaissait et que j'avais pas de nouvelles depuis des mois. Or on ne se connaissait pas spécialement, mais j'avais envie de faire comme si c'était le cas. Trop de sociabilité en moi.

C'est vrai que l'ambiance de ce bar était un peu glauque, surtout en début de soirée. À vrai dire je n'y prêtais pas d'attention, je m'en foutais du moment que j'avais quelque chose d'autre qui m'occupait ça allait. J'eus un sourire un peu dégoûté à la réponse de Thadeus : les bimbos de cinquante piges sont les plus horribles du lot. « Ah putain, dégueulasse. J'sais pas comment tu fais mec. » Les verres arrivèrent enfin et j'attrapais ma vodka avec soulagement. J'en bu une bonne gorgée, savourant la chaleur du liquide glisser dans ma gorge. J'eus un frisson de plaisir, d'excitation, je ne savais pas trop à vrai dire. Je levais les yeux de mon verre pour plonger mon regard dans le sien, chercher un contact visuel. Il avait royalement toute mon attention, les autres n'avaient pas franchement l'air plus intéressants. « La mort. Un tatouage sur deux c'est des trucs de merdes fais au hasard limite. » Je laissais glisser mes doigts sur le rebord de mon verre, détournant rapidement les yeux du beau mâle en face de moi. Oui il avait un physique plaisant, après je savais bien que les mecs ne l'intéressaient. Enfin je m'en doutais.

Ce dont je m'étais vite rendu compte avec Thadeus c'est qu'on avait un peu la même vision de la vie. Je crois qu'on avait tout les deux horreur des ces femelles qui tentaient jusqu'au bout de rester jeune alors qu'au final, c'était encore pire. Personnellement j'avais horreur des personnes qui jouaient un rôle, se croire éternellement jeune en faisant partie. Cela se ressentait donc autant dans les tatouages : la plupart des gens utilisaient les mêmes modèles, sans qu'il y ait un sens réel. J'eus un sourire triste : non ça ne me plaisait pas. « Des fois j'me dis que ça va me dégoûter de l'espèce humaine. » J'eus une moue de mépris et détournais le regard du brun pendant quelques secondes. Je le regardais de nouveau lorsqu'il acheva son verre d'un trait et je souris, vaguement. Pourquoi je ne savais pas trop mais ça ne devait pas être bien grave. J'achevais mon verre également, à petites gorgées cependant. Pourtant j'avais bien des choses à noyer dans cet alcool...

Contrairement au mâle en face de moi je n'étais pas pessimiste sauf par rapport à moi-même. Je me disais toujours que les choses allaient s'arranger un jour ou l'autre. J'eus un sourire triste à sa réponse : d'un côté je ne pouvais pas le contredire, de l'autre j'avais toujours des choses à répondre. « J'préfère me dire qu'un jour tout ira mieux autour de nous. Pourquoi j'sais pas mais ça me rend plus joyeux. » Et c'était vrai. J'étais très rarement de mauvaise humeur, parfois j'étais un peu maussade mais je trouvais toujours un truc pour me remonter le moral. Je pouvais pourtant me maudire de nombreuses fois mais je me persuadais toujours que le monde autour de moi allait finir par changer. Un jour, peut-être, tout se détruirait pour mieux se construire. Et j'y croyais à cette idée ! Tout aussi idyllique fut elle. Je suivis le regard de Thadeus et un grand sourire éclaira mon visage : à boire, encore ! « Carrément mec ! » Rien que d'y penser j'étais tout chose. Je passais la main dans mes cheveux avant de gigoter comme un gosse sur ma chaise, impatient de voir mon verre arriver. Ce soir il fallait que je boive, que je m'amuse, que je m'occupe. Et le photographe en face de moi allait finir par regretter de s'être assis à ma table.

J'observais Thadeus avec intérêt certain : il n'avait pas l'air très marrant comme mec mais je me disais qu'il ne devait pas être si naze que ça. « T'façon d'ici deux verres tu comprendras plus grand chose à la philo. » Je lui rendis son sourire, amusé. J'arrivais toujours à trouver le bon côté chez les gens, au bout d'un moment. C'était important pour moi de passer des bons moments. Ou alors on ne me revoyait jamais. La serveuse se décida enfin et je l'observais avec un dégoût apparent. Elle finit par se barrer et je tirais une sale moue : inadmissible ce postérieur. « A la tienne mec ! » Je m'étais très vite détourné de la femelle pour tendre mon verre vers lui, lui souriant avec sincérité. C'était plus facile pour moi de me retrouver avec un mec comme lui qu'avec les trois quarts des autres. Ceux qui étaient foncièrement heureux et s'inventaient des problèmes, ceux qui cherchaient tout le temps l'attention des autres. J'avais horreur des gens qui passaient leur temps à parler d'eux, de leur vie, de leur problème. Et, heureusement, Thadeus n'était pas comme ça.

Toujours souriant, toujours heureux, toujours en forme. Je devais toujours être comme ça et je me fichais royalement qu'en face de moi j'ai tout l'inverse. Je bu deux bonnes gorgées de vodka, savourant la brûlure qui glissa le long de ma gorge jusqu'à mon estomac. C'était merveilleux. Comme Thadeus, je dirigeais mon regard vers la porte quand j'entendis le bruit d'entrée. J'observais la nana passer avec un regard tout à fait explicite : j'me cachais jamais de ce que je pensais. La voix du brun me fit revenir sur terre et je plongeais mon regard dans le sien, souriant. « Tu peux me servir d'amuse-gueule ? » De la provocation, toujours de la provocation. A croire que je ne m'arrêterai jamais. Mais j'étais jamais méchant, ou rarement. Juste con, un gamin paumé comme beaucoup d'autres. J'observais les gens qui entraient, petit à petit, sans pour autant quitter Thadeus des yeux longtemps. « Tu veux une sucrerie ? » Là ce n'était pas spécialement ambiguë, ni sexuel. Je fouillais dans mes poches, attrapant une pilule ecstasy. Oui c'était mal, tout ça, mais moi ça m'amusait beaucoup de m'éclater le crâne.

J'étais toujours un peu sérieux dans mes délires mais malheureusement les trois quarts des mecs de Bowen n'étaient pas spécialement attirés par moi. Tant pis. Heureusement qu'il y avait toujours des nanas... Je lui fis un grand sourire, m'imaginant toutes sortes de choses à faire avec ce mignon petit apéro. « Des choses qui te feraient rougir. » Je détournais le regard de nouveau, regardant vaguement l'assistance qui se remplissait. Je fus légèrement déçu lorsque Thadeus refusa mon offrande et j'haussais les épaules. Avec ou sans lui, j'comptais bien me déchirer ce soir. « Tant pis pour toi ! » J'avalais ma pilule avec une bonne gorgée d'alcool, ça passait toujours très bien. La cigarette du mâle me donna envie et je m'en sortis une aussi, la tassant pendant de longues secondes sur la table, sans vraiment savoir pourquoi. Puis je l'allumais et levais mes yeux vers le brun. « C'est quoi ta came alors ? » Il pouvait choisir le sujet qu'il voulait avec cette question, elle était bien trop vaste. Moi-même j'aurai pu trouver milles choses à dire. Mais le but c'était pas que moi je parle, sachant que je suis une grosse pipelette, c'était plutôt de bouger Thadeus à me dire des trucs. De merde probablement mais ça m'allait tout à fait.