Time to move on ∞ Charley

Charley ramait un peu depuis l'accident. Et malheureusement, pas au sens propre. Le week end passé, elle avait prévu une sympathique petite descente en raftings, une de ces activités qu'elle affectionnait particulièrement. Sauf qu'il n'y était pas allée. Comme elle ne s'était pas présentée aux environs dix mille rendez-vous qu'elle avait noté dans son agenda intérieur. En fait, elle avait préféré se porter volontaire pour la permanence du dimanche. Et celui d'avant. Et celui d'encore avant. Etrangement, cela lui était apparu plus intéressant ... Rien à voir avec le fait que dès qu'elle pensait à une cascade ou à un chemin de terre, la nausée lui montait à la gorge.

Non, cela n'avait vraiment aucun rapport.

Donc, la jeune femme ramait. Métaphoriquement. Elle qu'il aurait fallu presque menotter pour espérer la garder au même endroit plus d'une heure, trouvait qu'elle s'empâtait. Surtout que le Capitaine avait refusé sa demande d'heures supp'. Pas de garde pour Hawkes, cette fois-ci. Elle prendrait son jour de repos, comme tous ses collègues et qu'elle disparaisse de sa vue, vite, il avait une réunion avec le Maire. Connard, avait-elle pensé le plus respectueusement du monde, ravalant sa langue avant que ce qualificatif immérité ne la dévale et ne provoque définitivement sa perte.

En somme, elle n'avait plus aucune excuse pour ne pas aller traîner son séant sur sa moto ou sur un ring. Mais c'était sans compter sur la miss catastrophe, jamais à court d'idée lorsqu'il s'agissait de trouver un dérivatif à ses ennuis. Ou à son ennui, tout dépendait du point de vue.

Alors, elle avait pris son courage à deux doigts et composé le numéro de Liam. Son premier réflexe avait été de lui envoyé un sms. Heureusement qu'il lui arrivait de réfléchir avant d'agir ; elle n'avait réellement pas besoin de ce genre de bourde pour trahir son manque de tact. Il fallait dire qu'entendre sa voix provoquait en Charley des sentiments mitigés : comprendre, l'agacement habituel mais aussi des émotions inédites, plus désagréables, qui ressemblaient à s'y méprendre à un mélange de crainte, de soulagement et de culpabilité. Pourtant, elle avait réussi à dépasser ses propres appréhensions et l'avait convié à la retrouver à la plage, l'après-midi même. Sur un coup de tête. Sans s'expliquer. Du grand Charley. Le plus étonnant était certainement qu'il eut accepté. A sa place, elle l'aurait renvoyé bouler. Encore.

Elle gara sa jeep sur le parking du front de mer, sautant par-dessus la portière, ses cheveux qui lui barraient le visage manquant de la faire s'étaler de tout son long. Classe. Elle crut même entendre quelques ricanements venant d'une bande de jeunes derrière elle et leur adressa un regard assassin derrière ses lunettes de soleil. Autant dire qu'elle fit un plat. Tant pis, elle avait de toute façon mieux à faire.

Elle ne mit pas longtemps à apercevoir Liam non loin du bar et se dirigea vers lui, son ballon de volley sous le bras, de sa démarche nonchalante. A nouveau, elle faillit oublier qu'il ne risquait pas de la voir arriver. Imbécile.


" Salut Boss ! " s'exclama-t-elle alors qu'elle le rejoignait. " Ou je devrais dire Agent K ? Ces lunettes te donnent un petit air de Men in Black. Même si t'as pas le charisme de Tommy Lee Jones, désolée mon gars. "


L'accueil après deux mois de séparation, made in Charley. Welcome home, aurait-elle pu ajouter. Au lieu de ça, elle l'informa qu'ils allaient faire un petit tour sur la plage. Avant de réaliser qu'elle avait sensiblement oublié que, dans son état, l'instabilité du sol risquait de ne pas rendre la tâche facile.


" Comment on se débrouille ? " reprit-elle aussitôt, loin de se démonter pour autant face à cette soudaine prise de conscience. " Tu confies ton chemin à ta canne ou tu préfères mon bras ? "


Peut-être que parler de ses " préférences " n'était pas l'idée du siècle. Il aurait eu davantage confiance en son bout de bois que cela ne l'aurait pas étonné. Enfin, ça ne coûtait rien de demander. Il ne lui était pas encore venu à l'esprit qu'il pouvait aussi tout simplement refuser d'aller où que ce soit.

Non, Charley n'avait pas rêvé. Matthews venait de sourire. Bon, ce n'était pas comme si la chose était si rare que ça. Seulement, en sa présence, il avait toujours eu cette petite tendance à afficher un air renfrogné. Naturellement, elle n'y était pour rien. Agaçante ? Elle ? Allons. Si peu.

Surtout au vu des circonstances. Elle se serait faire reprendre vertement que cela ne l'aurait pas étonné le moins du monde. Il se pourrait même qu'elle fut déjà en train d'anticiper la réponse de son collègue et de préparer la petite pique cinglante qu'elle mourrait d'envie de lui balancer. Mais elle n'en eut pas besoin. Le jeune homme semblait plus en forme qu'elle ne l'avait craint et plus ... Serein.

Il en avait de la chance. Elle qui se sentait légèrement empotée, à presque danser d'un pied sur l'autre, hésitant sur l'attitude à adopter ... Intérieurement, hein. Puisqu'en apparence, elle affichait toujours sa " cool-attitude-j'ai-peur-de-rien-la-gêne-c'est-un-vrai-mot-ça ? " habituelle.

Au moins, la philosophie avec laquelle il venait de prendre ses interrogations dénuées de délicatesse eut le mérite de la détendre. Elle haussa les épaules.


" Et bah, la confiance règne, à ce que je vois ! " s'exclama-t-elle, feignant autant son indignation que l'air innocent accompagnant celle-ci.


Le fait qu'elle avait encastré leur voiture de service et que c'était à elle qu'il devait sa cécité ne devait absolument pas altérer le jugement de Liam. Quelle idée saugrenue ! Laquelle traversa tout de même l'esprit de notre trublionne préférée. Elle préféra la balayer, en même temps que la mèche blonde qui lui chatouillait le nez. A renfort d'un gros soupir tout à fait audible ressemblant à s'y méprendre à une baudruche que l'on dégonflait. Histoire que son interlocuteur ne croit pas qu'elle avait perdu un gramme de ses manières très ... Natures.

Elle s'adapta à son rythme outrageusement lent tandis qu'ils prenaient le chemin de la plage et qu'il s'enquérait enfin sur la raison de ces retrouvailles. Il n'oublia pas d'y ajouter la petite boutade qui allait bien. Le point positif était qu'il n'avait pas perdu son humour - moisi, mais passons. Le négatif ? Spontanément, elle avait failli répondre par l'affirmative. Pour de vrai. Une raison de plus pour en vouloir à son chef : s'il la laissait travailler autant qu'elle le lui avait réclamé, elle ne se ramollirait pas aussi bêtement !


" Dans tes rêves, Matthews. " répondit-elle en riant. " Même si je sais que j'ai cette fâcheuse manie de les hanter, mieux vaut garder une distance respectable. Tu sais, rester pro', tout ça ... "


Désormais, le sable s'effilochait sous leurs pieds. Charley risqua un œil vers le jeune homme. Il ne s'agirait pas qu'il se vautre sous son nez, ça ferait mauvais genre. Ils s'arrêtèrent non loin des premiers rouleaux et elle respira un instant les délicieux effluves des embruns avant de reprendre :


" Sinon, je me disais que tu devais t'encrouter, à force de tourner en rond entre tes quatre murs. Du coup, j'ai pensé qu'on pourrait faire une petite partie de volley. "


Il lui sembla que Liam allait répliquer mais elle ne lui en laissa pas le temps. Elle s'empara du ballon à deux mains et, sans crier gare, le lui envoya dans le ventre. Pas bien fort. Seulement de quoi réveiller ses réflexes et, à la limite, lui arracher un petit grognement.


" Ça, c'était gratuit mec. Pour avoir fait exprès de traîner les pattes ! "


L'ironie était plus que perceptible dans sa voix, ainsi que le défi tacite qu'elle lui lançait. Ses projets n'étaient toujours pas claires, ce qui, de la part de la Hawkes, était tout à fait intentionnel. Depuis le temps qu'il la pratiquait, Liam ne devrait pas avoir de mal à s'en douter. Avec un peu de chance même, ça l'agacerait.


" Allez, à toi ! Si t'arrives à me toucher au moins une fois et à esquiver ... Disons ... Deux fois ... T'auras le droit de me mettre à l'eau. "


Toujours ce ton légèrement sardonique. Sérieux, également. Si avec cette perspective, il ne sentait pas la motivation intense de la gagne s'emparer de lui, elle ne pouvait rien faire pour lui !

La confiance règne. A cette phrase, Liam haussa les épaules, une moue sur le visage qui affichait clairement sa fausse désolation. La dernière fois qu'il lui avait fait confiance, il avait fini à l'hôpital. Monsieur était forcément réticent à l'idée de confier son chemin à la blondinette. C'était parfaitement normal, même si au fond de lui-même, il ne lui en voulait pas plus que cela. Mettre la faute sur Hawkes serait beaucoup trop simple et bien trop puéril. C'était arrivé, point final. Liam aurait pu être au volant, voilà ce qu'il fallait se dire. Durant ces quelques semaines assez difficiles, où il avait dû faire face à une nouvelle façon de vivre, le jeune homme avait appris à relativiser. C'était peut-être pour cela qu'il paraissait si serein. En apparence, du moins. A l'intérieur, c'était encore l'apocalypse. Mais son père lui avait toujours dit de garder la tête haute, dans n'importe quelle circonstance. Et cela, Liam l'avait bien assimilé.

Afin d'embêter Charley, l'ex-policier avait décidé de prendre tout son temps, marchant aussi rapidement qu'une tortue. Il savait que cela énerverait la tornade Hawkes, mais c'était cela qui était agréable. Quand il lui demanda les raisons de son "invitation", blaguant au passage sur le fait qu'il lui avait peut-être manqué, le brun joignit son rire à celui de la jeune femme.

Toi ? Dans mes rêves ? J'appellerai plutôt cela des cauchemars.

Un bref sourire s'afficha sur les lèvres de Liam, alors qu'il avançait prudemment dans le sable. L'oreille tendue, il se fiait aux bruits autour de lui et à la voix de Charley afin de la suivre comme il se fallait. Il ne voulait pas passer pour l'aveugle incapable de suivre qui que ce soit. Sa fierté était plus forte que tout. Alors qu'ils s'arrêtèrent - près de l'eau semblait-il - Liam prit appui sur sa canne blanche et se tourna vers l'endroit où la jeune femme semblait être. Il écouta avec attention ses paroles, blasé à l'idée de se dire que Charley avait raison : il s'encroûtait bel et bien dans son appartement. Hormis tourner, tel un lion dans sa cage, on ne pouvait pas dire qu'il avait une vie palpitante. Ah qu'elle était loin cette période où il passait plus de temps au commissariat qu'à son appartement ! Mais quand elle parla de partie de volley, Liam fronça de suite les sourcils, ouvrant la bouche, prêt à dégainer une réplique cinglante. Mais une nouvelle fois, la jeune femme ne lui laissa pas le temps de le faire. C'était bien une chose qui l'énervait au plus haut point : elle était incontrôlable et n'en faisait qu'à sa tête. Cette fois-ci, elle ne partit pas dans un long discours. Non. Elle se contenta simplement de lui balancer un ballon dans le ventre. Surpris, Liam en fit tomber sa canne, émettant un grognement de protestation. Cette fille avait le don pour le mettre hors de lui et ce fut tout naturellement qu'il répliqua, après un juron bien placé :

Mais ça ne va pas ?! Je savais que tu avais un souci, mais à ce point-là, je ne peux plus rien faire pour toi...

Liam était un râleur, ne l'oublions pas. Et les années à côtoyer Charley ne l'avait pas arrangé sur ce point-là. Mais voilà, Hawkes était encore plus butée que le jeune homme. Quand elle avait une idée dans la tête, elle ne l'avait pas ailleurs. Les sourcils froncés, la mine renfrognée, il écouta néanmoins ses derniers mots.

Tu es sérieuse ? Dois-je te rappeler que je ne vois rien ? C'est le noir total, Hawkes !

Mais bizarrement, l'idée saugrenue de Charley parvint à éveiller l'instinct compétiteur de Liam. Entre eux, il y avait toujours eu ce besoin de se mettre en compétition. Il ne fallut donc qu'une demi-seconde pour que Liam rajouta :

Tu as vraiment des idées étranges ! Mais il est hors de question que je refuse un tel défi. Même si je vais me ridiculiser, l'idée même de te foutre à l'eau reste bien plus tentante.

Il lui lança un sourire presque hautain, comme à chaque fois qu'il était dans l'optique "je-suis-un-compétiteur-dans-l'âme-je-vais-te-mettre-la-pâtée"'. Il prit le ballon qu'il se trouvait à ses pieds, le garda en main quelques secondes, comme s'il s'imprégnait de l'objet. Liam était concentré. Cela se voyait sur son visage. Mais cela n'était pas suffisant. Il n'arrivait pas encore à combler sa cécité par ses autres sens. Il ne prenait pas le temps d'étudier ce qui l'entourait. Non. Il fonçait. Il lança alors la balle, rapidement, de toutes ses forces, sans réfléchir.

Échec total.

Tu vois, c'est ridicule !

Qu'il était bon d'entendre ce cher Matthews conter fleurette à coups de noms d'oiseaux. Un peu plus et la blonde aurait tendu le menton, à l'affut de celui qui lui serait destiné, rien que pour pouvoir se délecter de cet acide, lequel avait un goût d'habitude qui lui avait terriblement manqué. Malheureusement, le Boss était un brin trop poli à ce sujet - pourtant, Dieu savait qu'elle y mettait du sien - et elle du se contenter de ses habituelles bougonnements. Bon, dans le fond, c'était mieux que rien. Elle comptait d'ailleurs sur la suite pour combler le reste de ses attentes.


Tu es sérieuse ? Dois-je te rappeler que je ne vois rien ? C'est le noir total, Hawkes !


Vraiment ? L'idée ne le séduisait pas plus que ça ? Aurait-elle mal jugé son partenaire ? Elle sembla considérer son intervention un instant, ainsi que le traduisit son long " Huuuum ... " d'une flagrante éloquence.

Il se pourrait, en effet, qu'elle ait omis ce petit détail. Ou alors ... Ou alors ! Connaissant miss Catastrophe, il était également envisageable qu'elle ait tout à fait considéré la question et qu'elle ait décidé que ça ne changerait en rien son projet ... Voire que cela en fasse justement partie ? Elle ne put retenir ses lèvres de frémir en un petit sourire malicieux qui s'étendit jusqu'à ses oreilles lorsque Liam céda presque aussitôt. Ils avaient beau se côtoyer seulement dans le cadre du travail, ce dernier composait 75% de leur temps - au bas mot - et après toutes ces années, force était de constater qu'elle le connaissait bien. Qu'ils se connaissaient bien.


" Je savais que tu ne me décevrais pas, Boss ! " s'exclama-t-elle en réponse, visiblement aussi excitée qu'une puce au salon de la moquette. " Go petit Padawan ! Montre-moi ta Force ! "


Elle claqua dans les mains, marquant le signal de départ, tandis qu'elle se déplaçait légèrement sur la droite. Et attendit. Immobile.

Le ballon passa à presque un mètre d'elle.

Un nouveau concert de râlements de la part du jeune homme vint applaudir son propre exploit.


" Hey ! Je ne te permets pas d'insulter mes idées ! Elles sont très susceptibles, tu sais ? Un peu comme toi. " railla-t-elle sur un ton plus empreint de dérision que de réelle moquerie. " Je te propose qu'on essaie un truc. Ça s'appelle la réflexion. "


Le ballon récupéré, elle s'approcha de Liam à grandes enjambées et le lui fourra entre les mains, le maintenant entre les siennes de l'autre côté. De cette manière, il savait qu'elle était toujours campée devant lui. Information qui allait très probablement ajouter à sa colère, mais pour ce que ça intéressait la demoiselle ... Mine de rien, elle avait un cheminement bien précis dans le feu d'artifice qu'était son esprit et elle n'avait pas l'intention de le laisser abandonner aussi facilement.


" Ce bout de plastique, c'est pas le plus important, okay ? " reprit-elle d'un ton bourru. " Il y a pleins d'autres choses autour de toi et tu n'as pas besoin de les voir pour savoir qu'elles sont là. Le vent, tu peux le sentir. Mes déplacements, tu peux les entendre. Il faut juste que tu prennes la peine de les considérer. Sers-toi de tes quatre saloperies de sens restant pour me faire recracher de l'eau salée par le nez ! "


Elle pressa un peu plus l'objet contre lui, sa façon à elle de lui dire que cette fois-ci, elle n'en avait pas terminé. Le pauvre allait avoir droit à la logorrhée sauce Hawkes. En d'autres termes, ça risquait de piquer un peu.


" Je dirais même : les cinq. Parce qu'on bosse ensemble depuis tellement de temps que je m'attends à trouver mes premiers cheveux blancs à chaque fois que je me brosse les dents ! L'instinct, mec, c'est pas un truc inventé par les hippies. Tu te souviens de cette nuit où on a du partir à la recherche de cette gamine qui s'était paumée dans les bois ? On n'y voyait pas à deux mètres et non seulement t'as réussi à ne pas trébucher une seule fois, mais en plus, c'est toi qui lui as mis la main dessus ! Oh ! Et puis tu sais quoi ? Moi aussi je peux jouer les handicapées ! "


Sur ces paroles inconsidérées, elle consentit enfin à le lâcher, reculant de plusieurs pas. Aux bruits de froissement de tissus, Matthews put aisément comprendre qu'elle était en train de se débarrasser ... De son tee shirt. Considérons qu'on ne pouvait pas en attendre davantage de Charley, la reine du système D. Il fallait avouer qu'avec ces températures quasi estivales, elle n'avait pas pensé à emporter une petite liquette. Laquelle aurait été bien utile plutôt qu'elle s'expose en soutien-gorge à la vue de tous. Néanmoins, la pudeur n'était pas exactement le genre de barrière morale à affecter notre tornade et surtout, pour l'instant, son interlocuteur n'avait aucun besoin de connaître ce renseignement.

En revanche, il était en droit de comprendre ce qui lui était encore passé par la tête.


" Voilà ! Mes yeux sont bandés ! T'as plus aucune raison de te plaindre ! " décréta-t-elle d'une voix étouffée par le vêtement noué à la va-vite. " Allez Matthews, j'ai pas toute la journée ! "


Au-delà de son attitude aussi péremptoire qu'agaçante - et disons-le, timbrée -, c'était à se demander ce qu'elle cherchait à prouver. Et à qui. Etait-il possible qu'elle essaie réellement de l'aider, à sa manière à elle, aussi particulière fut-elle ? Quoi qu'il en soit, elle était toujours aussi déterminée.

Une petite partie de "volley". Décidément, il n'y avait que Charley Hawkes qui pouvait avoir le culot de proposer cela à un aveugle. A force de la côtoyer, Liam avait eu l'opportunité d'admirer les idées saugrenues tout droit sorties de la tête de la jeune femme. Mais celle-là, il fallait avouer qu'elle était dans le top 3 des pires idées qu'elle avait pu avoir ! Et pourtant, malgré sa mauvaise foi, le brun était prêt à la suivre. Comme s'il pouvait refuser cela ! Un défi venant de Hawkes était toujours un défi qu'il fallait relever. Ne serait-ce que pour sa fierté masculine, ou pour nourrir cet esprit de compétition qui avait toujours rythmé leur relation. Quand il prit place, râlant une nouvelle fois dans sa barbe quand elle l'appela "Boss" - ce qu'il n'était plus vraiment pour elle - on pouvait percevoir une pointe de nonchalance dans l'attitude du policier. Il n'était pas convaincu par son idée, mais il n'avait pas d'autres choix que d'essayer. Il ne voulait pas paraître pour un fuyard aux yeux de la jeune femme. Ce serait pire que tout. Bien évidemment, le premier tir fut un échec monstrueux. Pour un jeune homme qui avait toujours tout réussi, le moindre échec s'accompagnait souvent d'une frustration inégalable. Inutile de dire que, depuis quelques semaines, Monsieur était bien souvent frustré, vu les échecs qu'il accumulait. Mais cela ne semblait pas arrêter la tornade blonde qui préféra opter pour la "réflexion". Réflexion ? Avec Hawkes, la fille qui fonçait droit dans le mur ? Qui agissait toujours à l'instinct ? Liam était encore moins convaincu sur ce coup-là et le soupir qui s'échappa de ses lèvres le montra bien. Tout comme ce murmure où il émit clairement le fait qu'elle lui cassait certaines parties de son anatomie, que nous ne nommerons pas , dans un souci de politesse.

Soudain, il se retrouva avec un ballon dans les mains. Bien sûr, Liam aurait pu l'anticiper, mais il était trop buté. Et quand il était buté, il était très difficile de lui faire faire quoique ce soit. Une tête de mule. Mais, à cet instant, il savait aussi qu'il ne pouvait rien faire de plus que d'écouter la jeune femme. Il posa ses mains sur le ballon, sentant que Charley se trouvait encore près de lui. Son regard vide, presque mort, se planta sur un point fixe en face de lui, comme s'il cherchait le regard de la jeune femme. Cela devait paraître étrange aux yeux des personnes qui se trouvaient avec lui, mais Liam avait toujours su partager ses émotions à travers un regard. Une habitude qu'il avait gardée malgré tout. Il écouta avec attention tout le discours de la demoiselle, le visage fermé. Non pas qu'il se foutait de ce qu'elle lui disait. Bien sûr que non. Il savait juste qu'elle avait raison et cela l'embêtait clairement de devoir l'admettre. Il avait perdu la vue mais en y réfléchissant bien, il était vrai que ses autres sens s'étaient renforcés. Lui qui était si maladroit dans sa vie quotidienne avait développé certains réflexes qu'il n'aurait jamais cru existants. Mais voilà qu'elle partit sur cette histoire de sixième sens. Ce fameux instinct qui avait bien souvent aidé Liam dans son boulot. Quand elle lui rappela l'anecdote de cette fameuse nuit où ils étaient partis à la recherche de cette gamine, Liam ressentit un pincement au coeur. Elle avait raison. Il avait eu l'instinct. Mais cela était uniquement grâce à son boulot. Ce boulot, c'était toute sa vie. Il était policier avant d'être un homme, et il doutait sérieusement de ces capacités, maintenant qu'il avait perdu son travail.

Ce n'est pas pareil. Cette nuit-là, il y avait un enjeu. Nous n'avions pas d'autres choix que de retrouver cette gamine. L'instinct n'y était pour rien. Si on a réussi, c'est uniquement grâce à notre volonté, notre expérience et un bon coup de chance.

Liam était ce genre de personne rationnelle, qui n'avait confiance qu'en ses acquis. Et encore plus dans cette situation-là. Malgré cela, les paroles de Charley l'amenaient à la réflexion. S'il faisait davantage attention à ce qui l'entourait, sa vie serait peut-être bien meilleure. Mais il sortit très vite de ses pensées à sa dernière phrase. "Moi aussi je peux jouer les handicapées". Voilà comment elle le voyait. La mâchoire serrée, le buste raide, les traits de son visage tiré, on voyait de suite que Liam était furax. Fini le Boss, ou l'abruti fini. Il était l'handicapé. Ce qu'il était bien sûr, mais cela avait du mal à rentrer dans sa petite tête. Alors qu'il s'apprêtait à répliquer, il comprit qu'elle venait de lâcher le ballon pour faire il-ne-sait-quoi. Mais en entendant un bruissement de tissu et un sifflement d'admiration venant d'un groupe d'ados en pleine puberté, Liam redouta le fait que Charley était tout bonnement en train de se débarrasser de son haut. Super... Déjà qu'il y avait eu des rumeurs selon lesquelles leur relation n'était pas que professionnelle. Si une personne de leur connaissance passait ici et les voyait ainsi, c'était foutu. Liam se passa la main dans les cheveux, les ébouriffant, dans un geste qui exprimait son malaise. Ou alors le fait qu'il était blasé. Même lui ne savait pas quel sentiment mettre sur cela. A ses dernières paroles, Liam secoua la tête et répliqua, assez froidement :

En gros, pour toi, se bander les yeux avec un foutu t-shirt, c'est être au même niveau qu'un aveugle ? Si tu as envie de jouer aux handicapées, comme tu le dis si bien, soit... fais-le, mais pas avec moi. Tu ne sais pas ce que c'est, Hawkes. C'est tout sauf un jeu. Tu n'as qu'à dire que je me plains encore, je n'en ai rien à faire. Je l'assume même : ouais, je me plains. Et tu sais pourquoi ? Parce que ça me fout les boules d'avoir perdu cette putain de vue dans ce putain d'accident et de me retrouver ici, avec toi, à jouer avec cette saleté de balle. Comme si tu ne m'avais pas assez emmerdé avec tes idées...

Sur ce discours - empreint de mauvaise foi, avouons-le - Liam serra la balle avec force. Il était en colère, c'était indéniable. Non pas envers Charley, mais plutôt envers ce manque de repères qui marquait la vie du jeune homme. Ces dernières semaines, Liam encaissait encore et encore. Il était donc normal qu'il explose, lui qui se trouvait dans une situation de non-retour. C'était donc tombé sur Charley. Excédé, il jeta la balle devant lui, dans l'optique de la viser. Bizarrement, ce coup de colère poussa Liam à prêter davantage d'attention à son instinct. Ce qui lui réussissait puisque un bruit sourd montra clairement qu'il avait touché la jeune femme. Ce qui le surprit grandement, ne l'empêchant pourtant pas de répliquer, toujours aussi énervé :

C'est bon, je t'ai touché. T'es contente maintenant, hein !

Une petite voix à son oreille lui avait soufflé qu'en agissant de cette manière, elle risquait fortement de réveiller la bête. Car si son Boss était d'une apparence calme, il n'en restait pas moins qu'il pouvait se montrer pas mal emporté quand il le voulait. Charley en savait quelque chose, pour l'avoir expérimenté plus qu'à son tour.

Et, bon ... Avouons-le, elle adorait ça.

Inconsciemment, bien sûr. Elle aurait préféré s'étrangler avec un onion ring plutôt que de se l'avouer à elle-même. Alors à quelqu'un d'autre ? Ne charrions pas. Pourtant, elle ne put réprimer le frisson d'excitation qui lui parcourut l'échine alors que la voix tempêtante de Matthews lui répondait. Enfin, il s'animait ! Enfin, elle retrouvait le partenaire qu'elle avait toujours connu avant qu'elle ne bousille tout sur un coup de volant ! Ses joues se creusèrent en un sourire, lequel, heureusement, était invisible pour son interlocuteur. Un brin sadique. Parfait complément au petit côté masochiste qu'elle venait de trahir une seconde plus tôt.

Néanmoins, l'inconvénient de tout ça - outre le fait qu'elle était en train de se faire gentiment pourrir - était qu'à part écouter, elle ne pouvait pas faire grand-chose d'autre, à part rester planter là et attendre qu'il en ait terminé avec elle. Seule une faible lumière filtrait à travers son bandeau de fortune et le vent qui sifflait à ses oreilles l'empêchait de se concentrer sur autre chose que sur le discours de Liam. Le bruissement des pas de ce dernier dans le sable lui parvenaient, étouffés et elle eut juste le temps de se demander si elle n'allait pas devoir se grouiller de présenter des excuses avant qu'une douleur ne lui traverse le front. Elle échappa une espèce de hoquet de surprise ressemblant à s'y méprendre à un couinement de souris.


" Hey ! Ah non, hein ! J'étais pas prête ! " s'insurgea-t-elle en suivant, son ego autant que sa tête venant d'en prendre un coup. " Tu vas voir, Môssieur-je-râle-juste-pour-détourner-l'attention ! "


Non pas qu'elle pensa que c'était la technique qu'il avait cherché à employer. Disons qu'elle cherchait plutôt un moyen de détourner son courroux, maintenant qu'il tenait sa première victoire. Elle s'empressa donc de se courber, farfouillant sur le sable à la recherche de la balle perdue. Purée de purin ! Avec ses histoires, elle y voyait que dalle ! Bon, d'accord, c'était bien fait pour elle, mais quand même ! La pensée que Matthews devait particulièrement apprécié ce revers de situation l'effleura au moment où elle réussit à mettre la main sur l'objet de sa vengeance.


" C'est pas le tout de faire le malin, mais si tu veux espérer gagner, tu dois encore esquiver deux fois mes super frappes ! " reprit-elle, l'amusement brillant autant dans sa voix que le sarcasme. " Et je veux pas me vanter mais j'étais, genre, toujours la première choisie pour les parties de balles au prisonniers ! FIGHT !"


Sur ce cri de guerrière, telle Xéna prête à pourfendre de l'hydre, elle balança le ballon dans la direction où elle pensait que son adversaire se trouvait. Sauf que le bruit mou que celui-ci fit en tombant au sol l'informa qu'il avait omis de passer par la case "corps humain" avant de finir sa course. Elle grogna, dépitée.


" Tu veux jouer à ça, hein ? Très bien ! Alors ça va être sanglant, boss ! "


Rien qu'en usant de ce surnom qu'elle savait pertinemment qu'il détestait, elle montrait là que son esprit de compétition avait repris le pas sur ses bonnes intentions de départ. Ou les complétait, allez savoir. Toujours est-il qu'ils reprirent leur petit jeu. La jeune femme plongeait, sautait, s'étalait par terre pour aussitôt se relever dès que Liam avait la balle. Elle tentait de prendre en compte son environnement et de se reposer sur ses sens restant ... Avec un succès plutôt mitigé, ainsi qu'en témoignèrent les nombreux hurlements à mi chemin entre une rage feinte et le rire qu'elle échappait à chaque fois que le bout de plastique la heurtait. Néanmoins, ses tentatives de lancer s'avérèrent bien plus probantes.

Au bout de dix minutes, ils étaient pantelants. Et ex-aequo. Comme un léger goût de déjà-vu.


" Dernier ... Coup. " parvint-elle à articuler à grand-peine. " Si je te ... Rate ... Dans l'eau ! "


Cette fois, elle fit appel à toute la concentration dont elle était capable. Par-dessus sa respiration hachée, elle happa le moindre son, allant du plus petit froissement aux cris de mouettes non loin d'eux.
Elle visa.
Lança.
Un choc sourd.
Sur le sable. Encore.
Loupé.


" Nooooon ... "


Alliant tout le drame de sa dernière parole aux actes, elle tomba à genoux, les bras en l'air et se laissa aller en arrière, son dos heurtant le sol. Elle dégagea un de ses yeux en soupirant comme un bœuf. Voilà, elle avait échoué dans sa quête. Et elle allait finir à la flotte.
Le pire ? Les rayons du soleil renvoyait le reflet de ses dents immaculées. Charley souriait.

Ces dernières semaines, on avait prescrit à Liam du repos - beaucoup de repos - afin de calmer cette colère refoulée qui faisait de lui une grenade prête à exploser. Mais lui, il n'avait rien trouvé de mieux que d'aller voir Hawkes. Hawkes ou celle qui avait le don pour l'énerver. Il ne savait pas comment elle faisait, mais Liam était à deux doigts de lui décerner la palme de la "chieuse de l'année". Elle était forte, très forte. Et pourtant, personne - hormis les deux principaux intéressés - ne pouvait nier qu'entre Liam et Charley, cela fonctionnait bien. Ils avaient beau se charrier, se taquiner, se disputer, ils se supportaient, et pour ces deux forts caractères, c'était énorme. Cette journée ne dérogeait donc pas à la règle. Même si la blonde l'exaspérait au plus haut point, Liam ne fuyait pas. Il restait ici, sur cette plage, à jouer débilement avec un ballon en ne râlant pas. Enfin presque. Une fois sa colère passée, et qui, avouons-le, lui avait fait énormément de bien, il resta bluffé par le fait qu'il avait réussi à atteindre la jeune femme. Un coup de chance probablement, mais cela était suffisant pour réveiller l'instinct de compétition. Il ne prit même pas la peine de se confondre en excuses. Elle l'avait cherché, elle avait fini par le trouver ! Un sourire empreint de fierté s'afficha sur ses lèvres. C'était comme si sa grosse colère n'avait plus lieu d'être. C'était dans son caractère : il passait vite à autre chose. Il secoua la tête aux paroles de la jeune femme, alors que cette dernière lui sous-entendait clairement qu'il ne fallait pas crier victoire trop tôt. Ok, il fallait l'esquiver et la toucher encore deux fois, mais la motivation de Liam était sans failles. Et quand elle vanta ses mérites de joueuse de balle au prisonnier, un sifflement de fascination s'échappa des lèvres du brun.

Devrais-je avoir peur ? - avant d'ajouter, vicieusement - Je ne veux pas me vanter non plus, mais j'étais toujours choisi pour être le chef d'équipe durant les parties de balles au prisonnier !

C'était peut-être enfantin, mais Liam avait toujours ce besoin irrépressible de se comparer à elle. Peut-être parce qu'il était fasciné par ce petit bout de femme qui envoyait du lourd. Oui, fasciné. Mais Liam n'eut pas le temps de penser à cela que Charley lança l'assaut, les sens du jeune homme en alerte. Un sifflement sur le côté gauche lui démontra que le tir de la demoiselle était un échec cuisant, ce à quoi il répliqua :

Raté. - Oui, Liam était ce genre d'homme qui aimait remuer le couteau dans la plaie. Partant à la recherche du ballon, le beau brun soupira quand elle l'appela une nouvelle fois "Boss", rétorquant directement - Je n'en demande pas mieux, Charlotte.  

Liam avait bien insisté sur le vrai prénom de Charley. Donnant-donnant, n'est-ce pas ? Il fallait bien se mettre sur un même pied d'égalité. D'ailleurs, en parlant d'égalité, voilà où ils en étaient après dix minutes de jeu. C'était un combat de titans, à l'image de ce qu'il s'était imaginé. Avec Charley, on ne pouvait pas être déçu, cela était indéniable. Il suffisait d'une seule frappe, une seule, pour que la demoiselle évite d'aller faire un petit tour dans l'eau. Une seule frappe qu'elle rata avec brio. Un cri de joie se fit entendre chez Liam lorsque la balle le frôla de très près. Oui, Monsieur était content et il ne se gêna pas de le faire savoir à la blonde :

Gagné ! Encore une fois. A force, ça va finir par être lassant, Charley.

En quelques pas, il s'approcha de l'endroit où se trouvait la demoiselle, grand sourire sur les lèvres. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas souri de cette façon-là... si naturellement.

Promets-moi de ne jamais finir aveugle, parce que, sincèrement, tu serais nulle !

Bon, c'était de l'humour façon Liam, mais cela restait de l'humour. Il parvenait à plaisanter sur sa condition, n'était-ce pas un bon début ? Dans un geste inhabituel de sa part, il tendit la main devant lui, toujours ce petit sourire présent sur les lèvres.

Tu sais quoi ? Parce que je suis un gars fair-play, je me vais me foutre à l'eau avec toi. Comme Céline Dion le dit, "j'irai où tu iras". Je reste fidèle à mon binôme.

Il se mit à rire légèrement, même si au fond, une part de vérité se laissait entrevoir. Même si Liam ne reprendra peut-être jamais plus le service au commissariat, Charley restera sa partenaire, son binôme et il se montrera toujours présent et solidaire avec elle. Sur ses paroles, il retira ses chaussures et avant même de crier garde, il se jeta sur Charley pour l'attraper. Même si la demoiselle avait de la force, il savait qu'il aurait l'avantage sur elle grâce à sa force masculine. La balançant sur son épaule, tel un sac de patate, il lâcha :

Ce n'est pas parce que je finis à l'eau avec toi que je vais me priver du plaisir de t'y jeter moi-même. L'occasion est trop belle pour que je la laisse passer. Bon... je compte sur toi, tu es mes yeux pour les deux prochaines minutes.

En effet, ce serait tout de même stupide de se casser la figure, si près du but. Il avança droit devant lui, jusqu'à son arrivée dans l'eau. Il continua sa route d'un pas déterminé, laissant de côté la sensation désagréable des vêtements mouillés et sifflotant joyeusement. Une provocation, cela va sans dire. Quand l'eau lui arriva au niveau de la taille, il s'arrêta net. Dix secondes... quinze secondes... vingt secondes, avant de répliquer :

Je profite du moment, hein ! Histoire de bien le graver dans ma mémoire.

Puis sans aucun autre mot, il jeta sans ménagement la blondinette à l'eau. Seul un éclat de rire se joignit au bruit d'une Charley qui tomba dans l'eau. Une bien belle mélodie, d'ailleurs !

L'ombre de Liam vint faire écran entre les rayons et le grand sourire triomphant de la blonde. Oui, triomphant. Parce que grâce à ses talents innés de pédagogue - attendez, qui vient de se marrer, là ? -, elle avait réussi à faire sortir le jeune homme de chez lui et même à l'entraîner dans une partie de beach-volley alors qu'il ne voyait même pas le bout de son nez ! Et ça peut-être ? C'était pas une victoire ?! Parole de Hawkes, elle se sentait comme le jour où les résultats de leurs examens de fin de formation avaient été affichés. L'extase de l'accomplissement, d'avoir été au bout de son acharnement. Sauf que contrairement à ce jour-là, l'amertume d'avoir fini deuxième ne disputait pas la place. Son bonheur - un peu étrange, somme toute - était entier et l'esprit de compétition, rangé au placard.

Pour ce bref instant de répit, du moins.
On n'effaçait pas des années de lutte en une demie-heure !


" Lassant, hein ? " interrogea-t-elle, de manière purement rhétorique et légèrement froissée dans son ego. " Je t'en ficherai du ... "


Elle s'interrompit dans son grommellement boudeur pour partir dans un grand éclat de rire. Matthews plaisantant sur son handicap, ça aussi ça faisait plaisir à entendre. Au moins n'avait-il pas perdu cette dérision qui tenait tant à coeur à la blonde. Enfin, à coeur ... Façon de parler.


"  Me lance pas des défis comme ça ! C'est vraiment pas fair play ! "


Tout en lui répondant, elle se remit debout. Sans se rendre compte que, par automatisme, elle s'était saisie de la main qu'il lui tendait. Lorsque la sensation lui parvint enfin, ce fut en même temps que le discours émouvant de son ex partenaire. Ex, ex ... On appliquait ce genre de préfixes aux gens dont le statut avait changé. Voire à ceux dont on ne voulait plus dans sa vie. Et en ce qui concernait Liam, il resterait sa moitié, son âme soeur de planques, de cafés froids, de cavalcades après les voyous, dealers ou autres criminels pas commodes. Qu'on essaie de lui coller un nouveau binôme qu'elle le mangerait tout cru ! De toute façon, le chef avait tenté mais aucun volontaire ne s'était proposé ... Etonnant. Ou pas. En revanche, ce qui le fut réellement fut la sensation qui l'envahit alors que les mots du jeune homme se liait à leur contact et à sa propre réflexion intérieure de l'instant. Une sorte de nœud à l'estomac, pas désagréable mais étrange, un peu comme si des papillons y avaient élu domicile et avaient décidé de battre des ailes tous en même temps. Une sorte d'excitation aux teintes légères qu'elle n'avait pas ressenti depuis ... Depuis quoi, au juste ? Pour le coup, elle en resta muette. Une première.

Fort heureusement pour elle, son trouble naissant s'évanouit aussitôt qu'il l'attrapa pour la balancer en travers de son torse. Elle se débattit plus pour la forme qu'autre chose, même si, avouons-le, elle mit une certaine vigueur dans les coups de poings qu'elle lui flanquait dans le dos.


" Hey ! HEY ! Putain tu parles d'un prince charmant ! T'es resté coincé chez les Cro-Magnons ou quoi ? " s'exclama-t-elle partagée entre l'indignation et le fou rire alors qu'il avançait sans la moindre hésitation. " Ecartez-vous ô gens de peu de foi ! Laissez passer Lancelot de Néandertal et la dernière victime de son ballon fou ! "


Naturellement, il n'y avait personne aux environs à qui adresser sa tirade lyrique, si ce n'était le groupe de lycéennes qui se la jouaient naïades alanguies sur la plage à une vingtaine de mètres et faisaient mine de les ignorer. La passivité n'était juste pas son fort.


" Crabe à deux heures ! " continua-t-elle à beugler en s'agitant tel un diable hors de sa boite face à - enfin, plutôt derrière - un Liam imperturbable. " Attention ! Banc de morues sur ta droite ! Garde la trajectoire ! "


Cette fois, aucun doute possible, les minettes en bikini ne rataient rien de la scène. Charley, dans toute la grandeur de sa maturité, renvoya à leurs œillades meurtrières une langue tirée en bonne et due forme. Enfantillages qui durent échapper à Matthews, lequel s'était soudainement arrêté alors que l'eau chatouillait les pieds de la Hawkes.


" Qu'est-ce que tu fabriques, au juste ? " risqua-t-elle après quelques secondes de silence. Son explication lui arracha un froncement de sourcils. " Espèce de ... "


Son injure se termina dans un plouf retentissant et un court "Aaaah" glougloutant, très vite aspiré par les flots salés. Elle but largement la tasse, ressortit sa tête de chat mouillé de l'eau en crachant tout ce qu'elle pouvait, imbibée et glacée jusqu'aux os. Sexy en diable. A l'image de son rire légèrement morveux.


" Tu vas me payer ça, boss ! " La menace était claire. La vengeance n'attendrait pas le prochain round. " SUS A L'ENNEMI ! "


Elle se jeta carrément sur lui et le fit basculer sous l'eau avec elle, bien décidée à ce qu'ils ressortent de là aussi trempés l'un que l'autre. Et dire que c'était elle qui parlait de fair play quelques instants auparavant ! Elle avait simplement omis de préciser qu'au final, dans ce jeu-ci, il n'y aurait ni gagnant, ni perdant. Là encore, on flirtait avec l'inédit.

Après de longues semaines empreintes de sourires hypocrites, de "ça va bien" non sincères, Liam se sentait, à cet instant, parfaitement bien. Charley n'était pas le genre de personne à vous prendre en pitié et c'était ce qui lui avait manqué ces derniers temps. Le sourire de Liam en disait long : il était sans masque, sans aucun artifice. Elle avait réussi à le faire sourire, rire, à lui faire penser à autre chose que la vie pourrie qu'il menait désormais... là où de nombreuses personnes, pour autant plus proches, avaient échoué. Finalement, elle était peut-être celle qui le connaissait le mieux, qui savait comment faire avec lui. Au mot "fair-play", il afficha un air magnifiquement innocent... ce qui, décidément, ne lui allait pas du tout. Liam était bien connu pour son esprit de compétition et le fair-play ne faisait pas partie de son vocabulaire. Il détestait perdre. Pourtant, aujourd'hui, il n'y avait plus de gagnant, ni de perdant. Rien que pour cela, il allait se foutre à l'eau avec elle. Alors qu'il lui tendit la main, il réfléchit attentivement à ce qu'il venait de dire. C'était presque une déclaration qu'il faisait à son binôme, oui oui ! Le plus beau étant qu'il pensait réellement à ce qu'il disait. Même s'il n'était pas prêt de reprendre le boulot, Charley était une personne qui compterait toujours à ses yeux. Ils avaient beau se chamailler, se lancer des défis exagérément puérils, se disputer pour tout et n'importe quoi, se mener parfois la vie dure, le jeune homme n'oublierait jamais les bons moments passés avec elle. Ils avaient traversé de nombreuses galères ensembles. Elle avait marqué sa carrière de policier, aussi courte fut-elle. Heureusement pour lui, elle ne répondit pas à ses paroles, ce qui l'arrangea quelque peu. Il ne fallait pas non plus que de telles paroles deviennent une habitude, voyons !

Afin de meubler le silence qui venait de s'installer, Liam se jeta littéralement sur Charley, avec la merveilleuse idée de la foutre à l'eau. Depuis le temps qu'il en rêvait. Ne voyez rien de pervers dans tout cela, c'était une vengeance personnelle pour tout les coups fourrés qu'elle avait pu lui faire. Même si oui, soyons honnêtes, voir Charley toute trempée pourrait s'avérer être une image assez sexy. Liam était un homme avant tout, ne l'oublions pas. Mais il était aveugle, l'affaire était donc réglée. Son imagination débordante fera l'affaire. Alors qu'il l'attrapa et qu'il la balança sur son épaule, il prit grand soin de ne pas poser ses mains sur l'arrière-train de la demoiselle. Respectueux, certes, mais c'était surtout la crainte de se prendre une bonne claque qui primait avant tout. Quand elle parla de prince charmant, le brun éclata de rire :

Depuis quand fais-tu ta princesse, toi ? ça ne te va pas, Charley. Sans compter que je n'ai jamais dit que j'étais un prince charmant, ma chère ! On a dû te mentir sur la marchandise. Je suis un Cro-Magnon fourbe, sauvage, et je l'assume !

Il continua sur sa lancée, se retenant de rire en l'entendant beugler comme une vache. Cette fille était complétement folle. Elle attirait l'attention sur eux, mais à vrai dire, Liam s'en foutait. Ils pouvaient passer pour deux grands gamins aux yeux des gens, il n'en avait rien à faire. Charley et Liam avaient vécu des moments difficiles et vu des choses terribles durant leurs patrouilles. Ils avaient besoin de moments comme ceux-là, c'était indéniable. Mieux encore, il partageait son délire :

Banc de morues évité de justesse, chef ! La voie est libre. Je répète, la voie est libre !

Estimant être arrivé à l'endroit parfait, Liam commença à sortir tout un speech sur ce qu'il allait faire. Le silence de Charley lui arracha un grand sourire. Elle était foutue. Et Liam s'en délectait. Ni une, ni deux, Cro-Magnon jusqu'au bout, il ne lui laissa même pas le temps de se défendre qu'il la balança à l'eau, sans aucun remords. Un rire presque sadique s'échappa des lèvres du jeune homme, quand elle ressortit de l'eau en toussant. Il était fier de lui et n'hésitait pas à le montrer. Mais ce dont il ne s'attendait pas fut la réplique immédiate de Charley. N'ayant même pas le temps de l'esquiver, elle lui sauta dessus, le faisant basculer et tomber à l'eau avec elle. Ce fut à son tour de boire une bonne tasse. Super ! De retour à la surface, il toussa un bon moment, en attente de reprendre une respiration normale et se frotta les yeux. Bien sûr, il râlait. Comme d'habitude, dirons-nous.

C'est petit, ça, vraiment petit. Tu profites de mon handicap. On ne t'a jamais dit que ce n'était pas bien de s'attaquer à plus faible que soi ? Et après, on dit que c'est moi le Cro-Magnon !

Liam Matthews qui avouait sa faiblesse, voilà qui était beau à entendre. Même si c'était dit sur un ton mélodramatique parfaitement surjoué. Un sourire vint vite se dessiner sur ses lèvres, alors qu'il envoya de l'eau vers l'endroit où se trouvait Charley. Il la rata quand même d'un bon mètre, mais tant pis !

Bon... soit on continue à ce jeu-là, jusqu'à mourir d'épuisement étant donné que nous sommes tous les deux butés et qu'aucun de nous ne demandera d'arrêter, soit tu viens boire un coup avec moi. Afin de te remercier pour ta "pseudo-thérapie"... ça te dit ?

Liam posa son regard vers Charley, haussant légèrement les épaules. Encore de l'inédit. Jamais, il n'aurait cru se trouver ici, dans l'eau, trempé jusqu'aux os, à proposer de boire un verre à Charley. Avant, la voir au boulot était, pour lui, bien suffisant...

La blonde remonta une nouvelle fois à la surface, toujours en s'étouffant à moitié à cause du fou rire dont elle ne parvenait pas à se débarrasser. Depuis combien de temps n'avait-elle pas passé autant de temps à rire, au juste ? Même durant ses astreintes, Charley était du genre bout-en-train, toujours partante pour sortir la petite blague - parfois déplacée - qui allait bien. Véritable pile électrique, elle souriait volontiers autant qu'il lui en fallait peu pour se mettre à courir d'un bureau à l'autre, d'un club de boxe à sa planche de surf sans jamais paraître à court de batterie. Certaines mauvaises langues - comme son frère - disait qu'elle devait être branchée sur secteur, la prise bien enfoncée dans une partie très intime de son anatomie. Ce qui ne devait pas être loin de la vérité, soit dit en passant. Pour le secteur hein, par pour la prise.

Pourtant, il lui semblait que depuis quelques temps, la vie était devenue ... Morne. Etait-ce les restes de cet accident-malencontreux-complètement-de-sa-faute ? L'absence de Matthews dans son quotidien ? Bien qu'elle ne voulut pas accorder trop d'importance ni à l'un ni à l'autre, force était de constater que son idée moisie de partie de beach volley thérapeutique qui venait de finir à la flotte, n'avait non seulement pas tourné à l'eau de boudin mais qu'en plus, elle passait un moment ... Oui, assez génial. Avec Liam. Ou peut-être grâce à lui, allez savoir.

Elle n'eut pas besoin d'esquiver le jet faussement rageur qu'il envoya dans sa direction, étant donné qu'il avait recommencé à viser comme un manche. Une deuxième bonne raison pour ricaner à ses dépends, la première faisant suite aux plaintes de son Boss.


" Tu l'as dit toi-même, Matthews, je ne suis pas une princesse ! Et je parie même que dans une autre vie, j'aurais plus été du genre Cardinal de Richelieu qu'Albert le Cinquième Mousquetaire ! Traîtresse, machiavélique etc., etc. " se défendit-elle sur le même ton. " Quoi que j'aurais eu la classe avec une épée ... " ajouta-t-elle, pensive. " En garde, manant ! Que le jour où vous soyez considéré comme faible par ma sublissime personne signe celui de votre mort ! "


Elle esquissa quelques mouvements d'escrime dans le vide, envoyant quelques gerbes d'eau vers le jeune homme par la même occasion. Dans ces moments-là, elle remerciait Minnie, sa mère, de lui avoir donné le goût de la belle littérature étrangère. Ce genre d'envolée lyrique avait le mérite d'aider à contourner les questionnements gênants, quand bien même elle avait compris l'ironie dans les propos de Liam. De plus, il fallait reconnaître que pour ceux qui la connaissaient, à l'image de ce dernier, cela amusait et désespérait plus que cela étonnait.

A ce propos, la blonde aurait certainement pu continuer un moment dans cette veine ainsi que ses enfantillages si son collègue n'avait pas proposé une nouvelle distraction. Elle cessa donc de chahuter pour considérer la question. Aller boire un verre ? Ensemble ? En-dehors du travail ? Comme deux ... amis ? Connaissances ? Gens qui peuvent se supporter ? Ah bah merde alors. Plus cette journée avançait, plus elle allait de découvertes en découvertes. Elle hésita. Environ une demie-seconde.


" Adjugé vendu ! " décréta-t-elle avant de frapper dans ses mains. " Mais à une condition ... "


Elle lutta contre le courant pour le rejoindre et le prit une nouvelle fois par surprise en sautant sur son dos, ses jambes venant enserrer sa taille tandis que ses bras flottaient mollement de part et d'autres de ses épaules. En d'autres termes, elle était littéralement étalée sur lui.


" ... Tu m'y emmènes comme ça, parce que tout bon Mousquetaire a besoin d'une monture et parce que je suis teeeeeellement fatiguée ! "


Fatigante, oui, surtout. Une petite voix lui soufflait qu'elle allait encore boire la tasse et qu'elle ne l'aurait pas volé. Impact dans trois, deux ...

Le ricanement de Charley démontrait clairement que sa tentative de rébellion, à coup de jet d'eau, avait été un échec monstrueux. Il ne pouvait pas être parfait à tous les coups, voyons ! Il lâcha un long soupir, bien bruyant, afin de montrer son mécontentement, même si son sourire ne tarda pas à réapparaître sur ses lèvres. La jeune femme se lança alors dans une tirade, mêlant Cardinal de Richelieu et Albert le Cinquième mousquetaire. Liam était parfaitement habitué aux "délires" de la demoiselle. Il les avait souvent subis. Mais bizarrement, aujourd'hui, il regrettait de ne pas les entendre aussi souvent qu'avant.

Cardinal de Richelieu, rien que ça ! Et pourquoi pas Milady de Winter, la femme fatale ? Tant qu'à faire ! - Il fit mine de réfléchir intensément, avant de secouer la tête comme s'il avait tiqué sur le mot "femme fatale" - Non, en réfléchissant bien, Albert le cinquième mousquetaire, ça le fait mieux.

La laissant continuer son délire, il esquissa un bref sourire en l'entendant s'agiter dans l'eau. Cardinal de Richelieu ou non, Charley Hawkes était décidément unique dans son genre. Mais c'était dans ces moments-là qu'il valait mieux la laisser avec ses envolées lyriques. Elle allait se calmer, comme d'habitude. Et quand le calme revint, Liam profita de l'instant pour lui proposer de boire un verre avec lui. Oui, comme toute personne normale. En prenant un peu de recul sur leurs années de travail en commun, ils avaient partagés énormément de cafés froids durant leurs patrouilles, mais ils n'avaient jamais pris le temps de se poser devant un verre, dans un bar. A vrai dire, ils se pensaient incapables de se supporter en-dehors du boulot. Comme quoi, après tant d'années à la connaître, elle parvenait encore à le surprendre. Gros silence. Ouais... elle allait lui mettre un vent. Mais quand elle accepta, il hocha légèrement la tête, sourire en coin sur le bout des lèvres, avant de froncer les sourcils quand elle lui posa une condition. Une condition ? Qu'allait-elle encore lui sortir ? Alors qu'il s'apprêtait à lui demander quelle condition, il se reçut une "masse" sur le dos. Il rêvait ou elle venait de se jeter littéralement sur lui ? Grognant légèrement, on s'attendait à ce Liam l'envoie rapidement à l'eau. Mais contre toute attente, le jeune homme posa ses mains sur les jambes de Charley pour la maintenir et commença à avancer.

C'est bien connu, chaque héros doit tout à sa monture. Comme Zorro et Tornado, ou Lucky Luke et Jolly Jumper... Ce sont elles, les vrais stars ! Mais n'en prends pas l'habitude, hein !

La prochaine fois, elle finirait à l'eau, c'était certain ! Il éclata de rire et reprit sa route, manquant de se ramasser à plusieurs reprises. Hawkes et Matthews qui riaient à gorge déployée, en chemin pour aller boire un coup dans un bar, cette journée était décidément singulière...