there's no comfort in the waiting room -r.

Le téléphone de mon bureau sonna alors que j’étais en train de préparer un dossier pour le lendemain. Mes lundi étaient les plus difficiles. Je comptais déjà les heures qu’il me restait à travailler cette semaine avant de pouvoir profiter de mes deux journées de congé qui passeraient trop vite pour que j’en profite, en fait. Et malgré cela, je continuais quand même à les attendre avec angoisse et impatience. Je répondis au téléphone. Il s’agissait de ma secrétaire qui m’informait qu’elle avait oublié de noter un rendez-vous à mon agenda, et que la dame était arrivée. Elle se confondit en excuse. « C’est bon, ça va. J’ai du temps. Fais-la rentrer. » Je soupirai en raccrochant. Je pouvais tolérer un oubli, pour une fois. L’erreur est humaine. Même si ça me faisait royalement chier puisque cela voulait dire qu’une heure s’ajoutait à mon grand décompte. La porte s’ouvrit et une grande et mince blonde se faufila à l’intérieur de mon sobre bureau. Je lui souris et contournai mon bureau afin d’aller lui serrer la main. « Bonjour. Je suis désolé pour l’attente, s’il y en a eu une. Il y a eu un malentendu entre ma secrétaire et moi. » Dis-je d’une voix monotone. Je souris. Ce n’était pas un malentendu, mais je n’allais certainement pas confier à cette cliente que ma secrétaire s’était trompée dans mon horaire. Ce n’était pas professionnel et surtout, ça ne la regardait pas. « Asseyez-vous, je vous en prie. » Ce que je fis également, retournant de mon côté du bureau. Retournant de mon côté du mur invisible où je me sentais plus à mon aise.

« Que puis-je faire pour vous ? » La jeune femme m’expliqua qu’elle désirait s’installer à Bowen et s’acheter une maison. J’hochai la tête et acquiesçai à la demande. Elle me remit des papiers provenant de son institution financière contenant tous les détails des prêts afin que je puisse préparer un acte d’hypothèque en vue de l’achat d’une maison. Je regardai rapidement les documents et, en balayant la première page, mon regard s’attarda sur le nom de la femme devant moi – elle était ma cliente, après tout. Je fronçai les sourcils d’abord, puis relevai les yeux vers elle ensuite. Elle semblait confuse, probablement pensait-elle qu’il y avait un problème dans sa demande. Moi, je l’auscultais intensément. Même yeux, même forme de visage, même regard perçant, même lèvres. « Oona Tomas. » Puis un léger rire du genre je n’en crois pas mes yeux s’échappa d’entre mes lèvres. « Je ne croyais pas te revoir un jour. » Parce que quelques années après ma tentative de suicide, je m’étais complètement refermé, j’étais retourné dans ma coquille. Plus jamais je n’avais voulu retourner en Irlande. Pas que ce pays ou la famille Tomas ait quoi que ce soit à voir avec cette histoire, mais je m’étais interdit un tas de choses après mon passage à l’acte raté. Voyant qu’Oona cherchait encore à me replacer, parce qu’après toutes ces années nous avions tous les deux énormément changés, je souris tristement. « Lennox. Nowakowski. Le gosse qui venait à chaque été. » Précisais-je, au cas où elle ne me reconnaisse pas. Sait-on jamais, hein. Beaucoup avaient tendance à m’oublier. J’étais facile à oublier.

Le charme à l'australienne, on dit souvent que dès qu'on y met un pied, on a pas envie de repartir, et tu trouvais ça plutôt vrai. Tu n'étais là que depuis un petit mois, et pourtant, tu prévoyais de prendre congés quelques semaines et de profiter, peut-être même de prendre un logement, et d'y venir à chaque fois que tu aurais du temps libre, y inviter tes parents, et peut-être t'y installer afin de fonder une famille. Après tout tu étais dans l'âge où c'est le moment de le faire parce qu'après il sera trop tard. Plus tu y pensais et plus tu aimais l'idée, et tu prias ton assistante de prendre rendez-vous chez le premier notaire de la ville, tu n'avais pas confiance dans les agences de ventes immobilières, un notaire était plus fiable. Une fois sur place, la secrétaire te fit patienter quelques secondes, parce qu'elle avait oublié ton rendez-vous, que la journée avait été longue et qu'elle ne savait pas si Monsieur voudrait bien l'accueillir, mais après quelques échanges au téléphone, elle t'invita à entrer dans son bureau. « Bonjour, ne vous inquiétez pas, ça arrive, mais si ça vous arrange, je peux reprendre rendez-vous ! » Il t'invita à t'asseoir en t'assurant que c'était bon, il pouvait te recevoir maintenant donc autant en profiter, tu hochas la tête pour approuver puis énonça la raison pour laquelle tu te trouvais là. « Eh bien j'aimerais acquérir une propriété, et je pense que vous êtes la personne la mieux placée pour m'aider dans cette quête ! » La manière dont il venait de prononcer ton prénom, ça faisait remonter en toi de vieux souvenirs d'enfance. Tout de suite tu avais eu une pensée à Lennox, mais cet homme en face de toi, tu ne trouvais pas qu'il lui ressemblait. Et en même temps ta vision de cet homme était déformée par le temps. La dernière fois que tu avais du le voir, tu devais avoir 10 ans, pas beaucoup plus. Et pourtant, quand il l'annonça, tu en restas bouche-bée.  « Lennox, si on m'avait dit un jour que je te reverrais, je ne l'aurais pas cru. » Tu te levais de ta chaise afin d'aller vers lui et de lui déposer un bise sur la joue. Tu n'en revenais toujours pas. Tu fis un pas en arrière, te reposant sur ta chaise, le scrutant, cherchant un détail dans son visage qui te rappelait le jeune homme que tu avais connu. C'était son regard qui t'avait toujours intrigué quand tu étais petite, quand il te disais que tout allait bien alors que dans ses yeux, tu voyais la peur, et parfois la tristesse. Un jour tu t'étais dit que tu finirais par l'épouser, parce que c'était le mec le plus gentil que tu avais connu, et puis il avait décidé de ne plus venir, au début, tu ignorais pourquoi, tu pensais qu'il ne voulait plus te parler, que tu étais trop petite par rapport à lui, et quand tu eu l'âge de comprendre, tu étais allée chercher des réponses, et tu avais essayé de le contacter, sans succès. Et puis avec ta carrière, tu avais fini par le mettre de côté, et passer à autre chose. « Tu as tellement changé, je n'aurais pas parié que c'était toi, et en même temps, j'aurais du me douter qu'avec un tel nom, ça ne pouvait être que toi. »

Je secouai la tête quand ma nouvelle cliente me proposa de reprendre rendez-vous. « Non, non ! Vous êtes ici et moi aussi, aussi bien prendre le temps de regarder votre demande. » Dis-je en souriant. De toute façon, je n'avais rien de mieux à faire que de travailler, et cela me changeait les idées. Ce soir, j'allais sans doute me ramasser seul dans ma maison trop grande pour moi, et j'aurais le temps de réfléchir. Ce n'était jamais bon signe pour moi. Avoir le temps de penser rimait avec douleur, nostalgie et angoisse. Je n'aimais pas me retrouver seul avec mon "en-dedans". J'invitai donc mademoiselle à s'asseoir devant mon bureau, et je fis le tour pour prendre place en face d'elle, les mains croisées sur mon ventre, légèrement penché vers l'arrière de mon dossier. Elle m'apprit vouloir acquérir une propriété. Je souris à son compliment discret. « Je vous remercie de cette confiance, mademoiselle ... » J'étirai mon dernier mot en cherchant le nom dans la paperasse, et c'est là que mon monde s'arrêta de tourner. Après avoir prononcé son nom à voix haute, comme pour me convaincre que c'était vrai, et après m'être présenté à mon tour dans l'espoir de faire jaillir un souvenir dans les yeux de mon interlocutrice, j'attendis une réaction de la part de Oona. Ma Oona. Celle que j'avais cruellement écartée de ma vie sans daigner donner une explication. La jeune femme me reconnut, pour mon plus grand bonheur. Elle se leva de sa chaise et déposa un baiser sur ma joue. Moi, je la pris dans mes bras, parce que je ne savais pas comment gérer les émotions qui naissaient en moi. Je m'attachais si souvent à ces mémoires de mon passé, du le temps où la naïveté et l'innocence de l'enfance faisaient en sorte que je vivais dans un bonheur inespéré. Jamais je n'aurais pensé revoir un visage de ce temps-là. Suite à notre étreinte, Oona retourna s'asseoir sur sa chaise, et elle me scruta d'un regard intense. Je rougis, inconfortable. Je n'aimais pas qu'on me regarde trop longtemps, j'avais peur qu'on y voit tout ce qui se passait à l'intérieur de moi. Tout ce que mon visage cachait. Mes yeux se défilèrent alors, comme je l'avais toujours fait lorsque j'avais l'impression qu'on tentait de me lire comme un livre. Je souris à sa remarque sur mon changement. « Je me fais vieux ... Toi, ça te fait euh ... Début trentaine ? Ou non, même pas encore ? » Je souris. « Tu n'es plus la petite fille avec qui je jouais à la cachette dans le noir, en tout cas. » Elle était très belle. La maturité lui allait à ravir. Je me souvins finalement de la raison de sa venue dans mon bureau, et tout cela piqua ma curiosité davantage. « Mais, alors ... tu quittes l'Irlande pour venir t'installer à Bowen ? Qu'est-ce qui t'amènes ici ? » Quelle belle coïncidence, quand même. En même temps, autant pouvais-je être content de retrouver une pièce du casse-tête de mes années plus illuminées, autant craignais-je de répondre à des questions trop douloureuses.

Tu te sentais bien dans ce cabinet, c'était sobre et classe, tu aimais ce genre d'ambiance. Tu avais eu l'occasion de visiter plusieurs bureaux de notaires, certes pas en Australie, mais tu en avais vu de toutes les couleurs. Parfois il y avait une ambiance un peu kitsch qui faisait que tu ne te sentais pas à l'aise. Là c'était tout le contraire, tu avais presque envie de copier la déco pour ton bureau si tu avais l'occasion d'avoir une maison suffisamment grande pour y contenir un bureau, ou alors c'était une chose à mettre dans un coin de ta tête et la ressortir le jour où tu aurais une très grande maison qui mériterait d'avoir une belle bibliothèque. Et tu te demandais si c'était comme ça de base ou si c'était lui qui avait eu l'idée de cette décoration, mais peu importe la réponse, ça te plaisait, un point c'est tout. « Ne dis pas de bêtises, tu n'as même pas l'apparence d'un vieux croûton alors tout va bien » Tu te mis à rire ce n'était pas à vos âges de vous traiter de vieux parce que qu'est-ce ça sera quand vous aurez passez le cap de la quarantaine, et celui de la soixantaine ? Après tout, il faisait même plus jeune que son âge, ça devait être la barbe, c'était parfois difficile de jauger un homme avec une barbe, et en même temps, il avait les traits un peu plus durs que dans ton souvenirs, et cela jouait aussi. « Et quant à moi, je passe le cap cette année, à moi les clichés sur la femme de 30 ans, pas marié et surtout pas mère, tu n'imagines même pas comment les ragots vont défiler à toute vitesse ! » Tu roulas des yeux avant de lui faire un petit sourire. Tu n'y pouvais rien après tout, tu ne pouvais pas faire un enfant toute seule et même si tu pouvais, tu ne voulais pas de cette vie, pour toi, ce qui était important c'était de trouver un homme avec qui tu te sentirais prête et ce n'était pas ta faute si tu ne l'avais pas toujours trouvé. Mais on allait te reprocher d'avoir favoriser ta carrière à l'amour, que tu n'avais fait aucun effort pour garder un homme près de toi. Que ce n'était pas en déménageant tous les six mois que tu allais trouver un foyer stable, et tu en passes. Il y aura toujours une raison, un argument qui sera utilisé contre toi, mais au fond, les ménagères qui te critiqueront seront un peu jalouse de ta vie de papillon, parce que pendant qu'elles enlève la morve de leur nez, toi, tu fais le tour du monde. « Je suis là pour le boulot, mais je trouve que c'est un petit coin de paradis, et j'ai pas pris de vacances depuis longtemps alors pourquoi faire un petit break et on verra après, je pense. Quant à toi, je vois que tu es plutôt bien installé ici ? » Tu essayais encore de te souvenir de la dernière fois que tu avais pu le voir et pourtant, ça ne voulait pas revenir. Mais si tu devais t'installer en Australie, tu étais ravie de savoir que tu ne serais pas seule dans ce beau pays.

Je souris lorsque Oona m'assura que je n'avais pas l'air vieux. Tant mieux. Ou pas. Je ne savais pas vraiment ce que je pensais de vieillir. Certes, plus les années passaient et plus je me rapprochais de la fin tant attendue. Mais plus je vieillissais et plus ma vie me semblait dérisoire. J'étais seul, triste, et je possédais une routine mortelle qui ne faisait que m'abattre un peu plus jour après jour. Sauf qu'être éternellement jeune ne m'était pas plus avantageux. Je n'avais jamais été bien en étant moi-même, en menant ma vie. Le mieux pour moi aurait été de ne pas m'être raté ce jour-là, quand j'avais tenté de tracer une croix sur mon futur. Le mieux aurait été que je réussisse à passer de l'autre côté. À partir de là, tout aurait été plus facile. Plus simple. Ne plus exister. Mais ça, je ne le dirai à personne. Je le garde pour moi. Un lourd secret. Pour ne plus attirer l'attention. Pour qu'on me laisse partir en paix, en douce, lorsque j'en aurai le courage.

Je souris, à la fois triste et amusé, à l'écoute des paroles d'Oona sur sa dernière année dans la vingtaine et son passage à l'âge fatidique des femmes célibataires. Je ne comprenais d'ailleurs pas pourquoi une femme aussi accomplie dans toutes les sphères de sa vie qu'Oona pouvait demeurer seule. Mon cas, je le comprenais. J'étais du poison pour les autres. Mais Oona. Oona était magnifique à avoir auprès de soi, autant pour son indéniable beauté physique que pour ce qu'elle avait à l'intérieur d'elle. « Si tu veux éviter les ragots te concernant, je te suggère d'oublier la raison pour laquelle tu es entrée dans mon bureau. Bowen aime les ragots. » Lui confiais-je avec un mince sourire. Pourtant, je voulais plus que tout qu'elle reste. Comme si elle représentait quelqu'un de mon passé à qui je pouvais m'accrocher. Une nostalgie qui me bercerait lorsque j'en aurais besoin. Parce que même si je n'avais jamais été complètement heureux, même pas dans mes jeunes années auprès de la petite fille qu'était Oona, je me plongeais souvent dans la nostalgie de ce temps où je ne m'en rendais tout simplement pas compte. De ce désespoir qui m'habitait.

Une question de perception, faut croire, quand Oona m'avoua qu'elle trouvait que Bowen était un petit coin de paradis. Il était mon enfer. Pour lequel j'avais pris goût. Incapable de me résoudre à aller refaire ma vie ailleurs. Probablement parce que je savais que ce ne serait pas mieux ailleurs. Pour moi, le gazon ne serait jamais plus vert, pas même en déménageant chez le voisin. J'hochai la tête au retour de sa question, regardant mon bureau bien installé, bien rangé. « Oui. Quand on a cessé d'aller en Irlande, on a aussi cessé de voyager tout court, en fait. Alors j'crois que Bowen n'a fait que devenir de plus en plus ma ville, ma maison. Mes parents voulaient de la stabilité pour moi. Je l'ai eue. » Conclus-je en souriant en un petit rictus. Après ma tentative, mes parents avaient décidé que tous les éléments stressants devaient être évités à tout prix. Voyant que, de toute façon, je me fermais à tout le monde et que même Oona ne faisait plus partie de mes discours, ils avaient décidé de ne plus me faire supporter les retrouvailles et les au revoir à chaque été. Aujourd'hui seulement, je regrettais.
 

Il avait raison, si tu ne voulais pas avoir à faire face aux critiques et aux ragots, tu pouvais juste quitter la pièce et remonter dans le prochain avion, mais après tout, cela faisait déjà cinq ans que tu bougeais de ville en ville, ce n'était pas des australiens qui allaient te faire fuir. Au contraire, tu étais même du genre à affronter tes problèmes, à ne pas détourner le dos et fuir face à l'adversité. Et en même temps si tu n'avais pas ça dans ce métier, à quoi bon le faire ? « Non, je compte bien les affronter, et puis dans le fond ça me fait rire, parce que celles qui lancent ses ragots, sont des femmes de foyers, qui ont une famille et qui n'ont jamais quitté le pays, alors que moi, j'ai tellement voyagé, j'en ai vu de toutes les couleurs, j'ai découvert des cultures incroyables. Ma vie ne fait que commencer tu vois » Tu te mis à rire, ça des souvenirs, tu en avais plein la tête, et plein ton ordinateur aussi. Parce que quand tu pouvais prendre du temps pour te reposer, tu en profitais pour jouer à la touriste. Et puis tu en restais une même après 6 mois. En l'écoutant, tu te rendais compte à quel point tes paroles l'avaient peut-être troublé, toi qui parles de tes voyages alors que s'est retrouvé enfermé ici. Mais c'était une chose que tu ne savais pas, comme t'en d'autre, il y avait des questions auxquelles tu n'avais jamais eu de réponse, et ce n'était pas faute de les avoir posé, encore et encore. « Tu sais, on ne m'a jamais vraiment expliqué pourquoi tu ne viendrais plus, un jour on m'a juste dit que je ne te reverrais plus et le sujet était clos. Je même voulu t'envoyer plusieurs lettres, mais je n'avais pas ton adresse et avec le temps, j'ai fini par me faire à l'idée de ne plus jamais te revoir, alors aujourd'hui, je suis bien heureuse de savoir que ce n'était pas définitif. » Toutes ses années à repenser à lui sans avoir aucune nouvelle, ça t'avait rendu si triste lorsque l'été approchait, parce que tu savais qu'une fois de plus, il ne serait pas là. Alors quand tu es partie la première fois, c'était à Paris, en plein mois de mai, et tu y avais passé tout ton été, c'était le premier où tu ne t'étais pas senti triste, où tu n'attendais pas chaque matin que ta mère vienne te dire que Lennox t'attendait dans le salon. C'était aussi le premier été où tu avais fini par le mettre dans un coin de ta tête et ne plus penser à lui, jusqu'à aujourd'hui.

Elle était chanceuse. De pouvoir faire face à ces gens méchants, cruels, aux mots aussi coupants que des couteaux. Elle était également chanceuse de pouvoir dire qu'elle était mieux que ces femmes commères, aussi, parce qu'elle avait tellement plus de vécu qu'elle. C'était vrai. J'étais content pour elle. De mon côté, je vivais aussi intensément les ragots : ce trentenaire toujours seul, ayant fait une tentative de suicide plus jeune et ne semblant pas s'en être vraiment remis. À leurs yeux j'étais une cause perdue. Aux miens aussi. Parce que, contrairement à Oona, je n'avais rien à quoi m'accrocher mis à part ces ragots. Ils me frappaient de plein fouet, alors qu'Oona pouvait s'élever au-dessus d'eux grâce à ses souvenirs de voyages et d'aventure. Comme j'aurais aimé pouvoir en faire autant. « Oui, oui, je vois. C'est beau de t'entendre parler. » Je souris. Ça m'aurait même redonné de l'espoir, si je n'avais pas oublié quelle signification ce mot avait.

Oona me parla de mon départ subit de sa vie. J'avalai difficilement, baissant les yeux sur mon bureau, me grattant la tête de ma main gauche. J'étais honteux de la façon dont cette coupure de pont s'était faite entre nous. J'aurais préféré que la jeune femme ait eu des explications, peu importe lesquelles. Au moins, cela lui aurait permis de tourner la page et de ne plus y revenir. Je ne savais pas qu'elle avait tenté de m'envoyer des lettres. Nos parents respectifs s'étaient probablement parlés et avaient convenu qu'il était préférable qu'Oona n'obtienne pas mon adresse. C'était la seule explication que je trouvais, sinon il aurait été étrange que les parents d'Oona ne lui donne pas mon adresse, qu'ils avaient forcément avec eux. « Tes parents ont sans doute voulu te protéger en ne te disant rien, c'est tout. Disons que ... que je traversais une période très difficile, très noire ... il valait mieux pour toi que tu ne me vois pas ainsi. Et j'imagine que le temps que je m'en sorte, nous avions tous les deux pris des chemins différents, tu vois ... » Je lui souris tristement. Je lui en avais révélé un peu, mais pas trop. C'aurait été assez brusque de tout simplement lui dire que j'avais essayé de me tuer parce que je ne trouvais pas que ma vie valait la peine d'être vécue. Et que c'était toujours le cas aujourd'hui. « Et si on remplissait ces papiers plus tard ? J'ai plutôt la tête à t'entendre parler de ce qui s'est passé dans ta vie depuis. » Dis-je en commençant déjà à ranger tous les documents dans le dossier nouvellement ouvert d'Oona. « Tu préfères un café ou l'apéro ? » Demandais-je.

Tu avais eu l'impression de prononce des paroles sages, et pourtant tu n'avais fait que dire ta façon de penser. Si les gens se complaisaient à raconter des ragots, tant mieux pour eux, si les concernés les prenaient au pied de la lettre, tant pis pour eux. Il ne fallait pas tomber dans ça, c'était un jeu sans fin, le pouvoir des mots est le plus dangereux au monde, c'était une chose que tu avais appris à tes dépends, mais au final, tu pesais tes mots et tu ignorais ce que tu savais faux.  « Oui mais tu vois, même quand j'ai eu 20 ans, ils ont continué à ne rien vouloir me dire, alors qu'à 20 ans, on comprend mieux les choses qu'à 8 ou 15 ans. J'imagine que tu as raison, et ne te sens pas obligé de me le raconter si tu ne te sens pas prêt, je ne voudrais pas te brusquer ! » Tu lui adressas un large sourire, tu ne voulais pas déjà mettre une ambiance de mort, et c'était le mot, alors que vous veniez à peine de vous retrouver. Il t'en parlerait un jour, ou peut-être jamais, au fond est-ce que ça changerait les choses pour vous ? Non, tu n'étais pas là dans sa vie pour l'aider, ce n'était pas en apprenant la vérité maintenant que sa vie allait changer, juste parce que tu étais là, qu'il allait retrouver sa joie de vivre et oublier le goût amer que lui a laissé sa tentative. « Et oui, la vie s'est joué de nous, nous forçant à nous éloigner et nous oublier, pour un temps en tout cas. » Tu hochas délicatement la tête pour approuver ces propos. Après tout, ton rendez-vous n'avait pas vraiment été noté et il serait indélicat de le faire travailler tard juste pour ta maison, vous aviez tout le temps. Maintenant que tu l'avais retrouvé, alors autant en profiter pour rappeler le bon temps et rire un bon coup entre amis. « A cette heure-ci, je pense qu'un apéro est plus convenable et c'est moi qui t'invite, je n'accepterais pas un refus, mais faudra que tu me fasses visiter parce que moi, j'suis un peu perdue ici ! » Tu riais de bon cœur, ce n'était pas très difficile de demander la route d'un bar et de s'y rendre. Ça l'est plus quand tu ne comprends pas la langue, mais ici, tu étais plutôt à l'aise de ce côté là.

Je savais que Oona, c’était vrai, était maintenant à un âge où elle pourrait mieux comprendre ce qui m’était arrivé. À l’âge qu’elle avait le jour de ma tentative, elle connaissait peut-être le mot suicide, mais elle n’aurait pas saisi entièrement la gravité de l’acte en lui-même et toute la signification derrière. Aujourd’hui, c’était une autre histoire. Cela dit, cette révélation avait quand même quelque chose de très lourd peu importe l’âge qu’on a, et ces retrouvailles étaient encore jeunes. « Non, tu mérites de savoir. Peut-être plus tard, dans un meilleur contexte. » Là, nous étions dans mon bureau, et ici je ne parlais que d’affaires et pas de moi. Travailler me permettait de me détacher de mes maux d’être et de mes soucis. Travailler me permettait de m’oublier. Alors ce bureau, aussi sobre soit-il, était sacré à mes yeux. Mon exutoire, plus ou moins.

Oona parla de la vie qui s’était jouée de nous, et j’eus un petit sourire amusé. Amusé non pas par le plaisir de ses paroles, mais par la véracité de ses propos. Parce que la vie se jouait continuellement de moi. La vie se plaisait à me jouer des tours, à tourner le couteau dans la plaie de ses anciennes victoires. Je ne répondis rien, toutefois, préférant ponctuer cette affirmation de ce sourire dont je lui faisais part. Bref, je proposai maintenant à Oona d’aller continuer cette conversation autre part, question de changer d’air et de pouvoir bien discuter de nos vies respectives. Enfin, plutôt de la sienne. Je n’avais pas grand-chose à dire sur moi, en réalité. Oona décida qu’un apéro était de mise, ce que j’approuvai d’un hochement de tête enjoué. « Avec plaisir ! Tu vas voir, on apprend à aimer cette petite ville ! » C’était vrai. J’avais beau continuellement dénigrer ma vie, je ne pouvais nier que Bowen avait ses charmes. Ses petits restaurants locaux, ses parcs verts, ses bords de mer dont la vue était à couper le souffle, ses attraits touristiques diversifiés.

Je pris alors mon veston, que je n’enfilai pas toutefois, le laissant seulement pendre au bout de ma main. Il faisait assez chaud en ce mois de juillet. J’ouvris la porte de mon bureau, donnai congé à ma fidèle secrétaire qui était restée là malgré l’heure avancée, et je quittai avec Oona à mes côtés. Pendant la marche menant à la rue la plus animée du coin, je montrai quelques points de repère à Oona, lui parlant de ce qui était intéressant à voir et les endroits à ne pas fréquenter. Une fois arrivés dans un petit bistro-bar vintage, je pris place à une table donnant sur les grandes fenêtres ouvertes, et je souris à Oona. « Comment va ta famille ? » Demandais-je d’abord.

Il approuvait ton idée d'aller boire une bière, ce qui ne te déplaisait pas. Tu venais d'arriver, tu renouais avec un ancien ami, et tu allais même passer une partie de soirée avec lui. Que demander de mieux ? Tu avais connu des arrivées plus difficiles, des pays moins chaleureux. Et en même temps tu appréciais cette ville uniquement parce que tu venais d'y retrouver Lennox, si ça avait été un autre notaire, un inconnu, tu n'aurais pas le même sentiment que maintenant. Mais c'était le genre de surprise que tu aimais, celle qui te permettait de renouer avec de vieilles connaissances, de passer du bon temps et de te sentir comme chez toi alors que tu es à l'étranger. Tu le suivais sans dire un mot, tu fis un sourire à sa secrétaire quand vous passiez devant elle, la saluant poliment, après tout, elle avait été très gentille avec toi, elle aussi - pour une parfaite inconnue. « Je compte sur toi pour me faire une visite alors ! » Tu fis un sourire, le suivant toujours aussi aveuglément. Mais la nuit tombait sur Bowen, et au loin, tu pouvais admirer les reflets du soleil dans le ciel, ce qui te donnait envie de te lever tôt un matin et de venir admirer le lever sur la plage, ou sur une falaise, la vue devait être à couper le souffle. Lennox fit de petit commentaires le long du trajet pour t'indiquer les lieux à visiter, ceux à éviter et comment tu pouvais prendre quelques repères, ce que tu écoutas très attentivement. Peu de temps après, vous poussiez la porte d'un petit bistro-bar qui avait une ambiance assez cosy, bien qu'un peu rétro, que tu appréciais beaucoup. Tu t'installas en face de lui, ne le quittant pas des yeux, de peur que si tu tournes le regard une seconde, il finisse par disparaître. « Depuis la mort d'Oisin, je crois que la relation entre mes parents se dégradent, ils ne se parlent presque plus aujourd'hui, mais pourtant, je continue de croire que s'ils sont toujours ensemble, c'est pour vivre ça à deux, parce qu'ils s'aiment tu vois » De prononcer le nom de ton frère, tu sentis ton corps se secouer un peu. Malgré les années, ça semblait toujours aussi dur d'évoquer un tel souvenir, peut-être parce qu'il était lié à un événement censé être joyeux, mais tu n'y pouvais rien, la balle avait ricoché et c'était ainsi. Mais maintenant tu pouvais te retenir de pleurer, tu pouvais cacher tes sentiments. « Mais depuis que j'ai quitté le nid, je les appelle très peu souvent, même à moi c'est dur de parler j'ai l'impression »

Je souris, surtout par gêne, en m’asseyant en face de Oona dans le bistro. Elle ne me quittait pas des yeux. Je ne la quittais pas des yeux. Comme si cet échange si prolongé pouvait rattraper tous ces étés durant lesquels nous ne nous étions pas vus. Comme si à travers nos yeux, tous les souvenirs manqués défilaient pour l’autre. Mais pour moi, ce n’était pas assez. J’avais besoin de l’entendre me les raconter, ces souvenirs. Qu’elle mette ses propres mots sur sa vie d’adolescente et de jeune adulte. Que je comprenne enfin que j’avais laissé une femme exceptionnelle sortir de ma vie parce que j’avais eu trop peur de faire du mal, trop peur qu’on me fasse du mal. Je lui demandai d’abord comment allait sa famille. J’avalai difficilement lorsqu’elle parla de la mort de son frère, Oisin. J’hochai la tête en silence d’abord, continuant de l’écouter parler de la dégradation de sa vie familiale. « Oui, oui, je vois … » Je ne connaissais pas assez la situation actuelle de ses parents pour acquiescer ou désapprouver ce que Oona en pensait. Je ne pouvais dire qu’elle avait raison et qu’ils s’aimaient encore, puisque je n’en savais rien. Je ne pouvais pas non plus dire le contraire, même si mon éternel pessimisme m’aurait poussé à croire que tout était perdu. Si Oona avait encore espoir, c’était le mieux pour elle. « Je suis désolé, tu sais. De ne pas avoir été là pour toi. » Mes parents m’avaient de toute façon parlé de la mort d’Oisin bien des mois après que ce soit arrivé. Peut-être avaient-ils eu peur que je saute dans le prochain avion pour l’Irlande, retrouver Oona et la consoler. Peut-être pas. Ce n’était pas mon genre. J’avais toujours eu du mal avec la tristesse des autres. Je me confortais tellement dans ma douleur qu’il m’était difficile de réconforter les autres. Je n’aurais sans doute pas été une très bonne épaule, même en ayant été près d’elle. Probablement était-ce mieux ainsi. J’étais tout de même désolé de ne pas avoir été là. « Je pense que cette distance qui se prend est naturelle, après certains événements. Prends moi, par exemple … si mes parents n’avaient pas habité la même ville que moi, je ne sais pas à quelle fréquence on se verrait, actuellement … » Mes parents ne m’avaient rien fait, au contraire, et pourtant de m’imaginer partir loin et de ne plus leur parler aussi souvent ne me tordait pas le cœur. Je les aimais, mais ça n’avait jamais été une si belle relation entre eux et moi. J’avais toujours gardé trop de secrets, j’avais toujours tout gardé pour moi. « Et ce boulot, qui t’amènes à voyager, il consiste en quoi exactement ? »

Tu ne pouvais le quitter des yeux, tu avais vraiment peur qu'en clignant trop fort des paupières, il allait disparaître. Que tu te retrouverais seule dans ce bar et que la serveuse viendrait vers toi, pour savoir si tu allais bien parce que tu discutais seule. Tu avais l'impression que c'était irréel, et que tu imaginais tout ça. Mais tu avais beau te pincer, la douleur ne te réveillait pas donc tu ne rêvais pas. « Tu étais là l'été où c'est arrivé, pour le reste c'était surtout des souvenirs, difficiles à oublier, surtout le jour de mon.. enfin de notre anniversaire.. » Tu fis un sourire triste. C'est vrai que ton anniversaire, resté un jour douloureux, au lieu de faire un gâteau et de souffler les bougies en famille, avec la joie et la bonne humeur, vous alliez sur la tombe de ton frère pour poser une gerbe et faire une prière pour son âme. Des fois, ton père partait quelques jours, et ces années là, ta mère t'offrait un petit cadeau, mais rien qui faisait très festif. Surtout que tu devais le cacher par la suite puisque ton père ne devait pas savoir, il n'aurait jamais approuvé une telle chose. Mais dans l'ensemble, tu ne pouvais pas dire que tu avais eu une enfance malheureuse, tes parents t'aimaient, et ils t'aiment toujours. Même si la mort de ton frère à changé toutes vos relations. « Tu as sans doute raison. » Tu aurais aimé le contredire, mais tu n'avais aucune raison de le faire. Après tout qu'en savais-tu ? Tu ne connaissais rien à ce genre de choses, parce que tu n'avais pas de vraies relations, que tu n'avais pas perdu un enfant. « Je suis chasseuse de tête, dis comme ça, on a l'impression que je coupes des têtes et que j'en fais des trophées, et en un sens, c'est vrai, mais je suis plutôt à la recherche de talent, pour de grosses sociétés, et parfois ils sont éparpillés aux quatre coins du monde ! » Tu te mis à rire, tu trouvais ça toujours drôle d'expliquer ton métier. Les gens confondait avec les chasseurs de primes et pensait souvent que tu chasser des criminels, et voyaient en toi une super woman.

Avoir été là durant l’été où cela s’était passé ne pardonnait en rien le fait que je n’aie pas été là les jours suivants le décès du frère d’Oona. Les jours d’avant ne comptaient plus, parce qu’à ce moment-là Oona était heureuse. Elle n’avait pas eu besoin de mes bras, de mon réconfort, de mon épaule pour y pleurer. Le jour de sa mort et tout le temps de son deuil, par contre, là était le moment où les vrais amis devaient se trouver à ses côtés. J’avais pourtant toujours considéré Oona comme une véritable amie. L’une des seules, d’ailleurs. L’une des seules avec qui je me permettais d’être vrai, d’être moi. Et elle m’acceptait comme j’étais, dans mon asociabilité et dans mon pessimisme absolu envers ce monde. Je pouvais tellement être moi-même avec elle que j’arrivais à sourire, à oublier, à comprendre un peu mieux ce que ça pouvait être que d’être heureux. Tout cela s’était envolé le jour où j’avais tenté de m’enlever la vie. Oona n’est alors devenue qu’un souvenir, dans une tentative vaine de la part de mes parents de me protéger de tout. Alors qu’Oona m’aurait sauvé de moi. Et peut-être l’aurais-je sauvée aussi, l’espace d’un instant, si j’avais pu être là à la mort d’Oisin. « Je comprends. » J’étais la personne la moins bien placée pour contredire le fait qu’elle soit malheureuse le jour de son propre anniversaire. Je n’avais jamais eu d’anniversaires très festifs non plus, et à cause de moi-même toujours. Parce que je n’avais jamais aimé vieillir. Mon anniversaire ne faisait que me rappeler que je vivais encore, année après année, comme un lâche. Je lui confiai alors ma propre relation avec mes parents pour tenter de la conforter dans le fait qu’elle se distanciait peu à peu des siens. Je ne sais pas si cela avait fonctionné, mais elle me répondit que j’avais sans doute raison. Alors je m’arrêtai là. Pour me sortir de ce sujet délicat qui me rendait plutôt mal à l’aise, je questionnai plutôt Oona sur son emploi, une thématique très neutre et pas émotive. Parfait pour moi. Je rigolai à sa réponse. « C’est vrai que quelqu’un qui ne connaît pas le terme peut facilement prendre peur, à t’entendre. » Heureusement, je savais ce qu’était un chasseur de tête. « Et quel genre de profil tu recherches, à Bowen ? » Je n’aurais jamais pensé qu’une ville moyenne comme celle-ci puisse attirer une chasseuse de têtes, je devais l’avouer. Mais j’en étais plutôt ravi, maintenant que je savais qu’il s’agissait d’Oona.