END| L.& L. A Whole New World

De toute façon, la fatigue ne me venait pas. Nous aurions pu parler toute la nuit, cela m’aurait même arrangé. Maintenant que cette jeune femme avait été mise sur ma route, il me semblait insensé de retourner chez moi, seul, dans un logement trop grand pour moi. Dans un lit trop large pour une seule personne. Alors que je pouvais rester ici, avec cette douce compagnie qui pansait temporairement mes blessures les plus profondes. Pour une fois, je n’avais pas l’impression de devoir compter les heures avant que le soleil ne se lève. Pour une fois, je n’angoissais pas à la fois de ne pas trouver le sommeil, à la fois que je m’approchais de plus en plus d’une nouvelle journée à affronter. Le temps s’était arrêté. Et pourtant, le vent continuait de souffler. La Lune continuait de bouger. Le ciel continuait de s’éclaircir un peu plus à chaque instant. L’aiguille continuait de tourner sur les montres de tout le monde sauf la mienne. Interne. Émotionnelle.

En me relevant, me déchirant par le fait même de cette douce position réconfortante et rassurante, j’avais demandé à la jeune femme ce qu’elle avait voulu dire par tragédie. Je voulais savoir ce qui lui était arrivé, pour mieux soutenir ce fardeau avec elle. Parce que même si elle avait honnêtement l’air d’être mieux, d’être bien, elle devait être hantée par ces souvenirs douloureux à chaque fois qu’elle fermait les yeux. Tout comme le matin où je m’étais réveillé dans mon lit d’hôpital, et que j’avais réalisé que je m’étais raté, que j’étais toujours envie. My very own tragedy. Les événements que m’expliqua la belle inconnue me saisirent. Un frisson me parcourut, car même si j’avais l’air d’être fait de glace, je pouvais encore compatir pour ce genre de tragédie. Car oui, c’en était une. « C’est horrible. As-tu perdu des gens qui t’étaient chers ? » Demandais-je avec non pas de la pitié, mais de la tristesse. S’il y avait bien une personne qui n’aimait pas qu’on ait pitié de lui, c’était moi. Alors je n’humiliais pas les autres avec ce sentiment.

Puis, l’attention se retourna encore une fois sur moi, comme si la belle inconnue était comme moi, et voulait tout savoir de moi. Nous n’aurions pas assez d’une nuit si nous voulions tous les deux connaître l’autre par cœur. Il y avait trop à dire, j’ai l’impression. Je lui confiai alors cette blessure originaire à ma personne. Elle me répondit d’être égoïste, de penser à moi d’abord. « Je ne sais pas comment faire. » Avouais-je avec détresse. C’est vrai. Je n’avais jamais réussi à me faire passer avant ma douleur. Elle avait toujours eu le dessus sur moi. La jeune femme me demanda alors ce qui me ferait du bien, en ce moment. J’avalai difficilement, confus et anxieux face à cette question. J’avais la respiration un peu plus difficile, parce que j’étais nerveux, je crois. « Toi. » Murmurais-je.

Avec toute l’attention que j’avais, j’écoutai la jeune femme me parler de cette tragédie, de ce train qui avait déraillé pour exploser à cet endroit bondé. Au centre duquel se trouvait mon ange. Heureusement qu’on l’avait sauvée. Heureusement qu’elle ait pu rejoindre mon chemin. Malgré sa survie, et surtout, surtout à cause de sa survie, cela avait dû être si difficile à affronter. Les jours suivants. Les pleurs des autres. Les familles déchirées. « Je comprends … Et pourquoi avoir choisi l’Australie comme refuge ? » Je ne voulais pas m’étendre sur les décès des autres. Je ne voulais pas lui dire qu’elle devait se compter chanceuse d’être envie. Parce que c’est vrai que c’était injuste que tous ces gens-là aient trouvé la mort dans l’incident. C’était injuste qu’ils n’aient pas tous pu survivre comme elle. Mais ce n’était pas de sa faute.

Me replongeant maintenant moi dans l’introspection et la confession, l’inconnue – qui l’était de moins en moins – me dit que je devais être égoïste face à mon cœur esseulé. J’hochai la tête quand elle dit qu’il s’agissait, ce soir, de mes premiers pas. C’était vrai. J’avais baissé la garde, baissé les armes, et j’avais laissé la lumière rentrer de plein fouet dans mon âme. C’était elle qui m’avait permis ce laisser-aller. Peut-être était-ce aussi la nuit qui me donnait cet élan de confiance aveugle envers elle. Toutefois, lorsque la jeune femme me demanda ce qui me ferait du bien et que je répondis, après une grande hésitation et sous une grande nervosité, que c’était elle, tout changea en moi. Je la vis rougir malgré la noirceur, je la sentis plus timide, et la façon dont elle répéta mes mots sous forme d’interrogation me firent comprendre mon erreur. J’avais été trop rapide. Trop profond. Trop intime. Parce qu’elle n’avait pas imaginé le double-sens, elle l’avait compris. Et je m’étais égaré dans mes pensées et mes désirs. Je rougis à mon tour. « Je … je n’aurais pas dû dire ça. » Lâchais-je. Je m’étais bien vite refermé à elle, parce que je m’étais d’abord bien trop ouvert. « Je ne sais pas ce qui me ferait du bien. Je n’ai jamais su quoi faire pour me guérir. Ça ne commencera pas miraculeusement ce soir. » Et pourtant, si.

Une raison toute simple. Pas de lien avec le destin ou le hasard, non, juste l’instinct de Lou qui l’avait guidée jusqu’ici après avoir vu une liste d’universités sur un bout de papier. L’instinct que Bowen était la ville qui lui réserverait le meilleur exode. Comme elle était maintenant le mien. « Pianiste ? Tu étudies la musique, actuellement, alors ? » Cela m’aidait au moins, à peu près, à mettre un âge sur ses beaux traits. Elle était bien plus jeune que moi, mais le fait de la savoir aux études me donnait un bien meilleur indice. À moins d’être un peu en retard sur le cursus habituel d’un étudiant moyen, elle devait être en début de vingtaine. Et moi j’en étais presque à la moitié de ma trentaine. Dix années ou plus qui nous séparaient. Un gouffre béant entre elle et moi. Un pas de géant à franchir, oscillant entre le vide et la terre ferme. Qu’allait penser Lou lorsqu’elle saurait à quel point je me faisais vieux, fatigué et las ?

La jeune femme me questionna alors sur mes origines, ma terre natale. J’hochai la tête, et constatai par la suite à quel point cela était stupide puisqu’elle ne me voyait plus. Et comme elle ne me touchait plus le visage, elle ne pouvait sentir mon mouvement. Je me repris. « Oui. Mon expérience du monde s’arrête pas mal à l’Australie. C’est à la fois mon berceau et ma prison. » Là où je me sentais dans ma zone de confort, là où je sentais que j’étouffais. Là où rien ne pouvait m’atteindre, là où les murs se refermaient sur mon corps frêle.

Terminé les questions innocentes et futiles sur nos vies passées et actuelles, Lou était entrée dans le vif du sujet en me parlant de mes blessures ouvertes. Et elle me demanda ce qui me ferait du bien. Ce qui me soulagerait. Ce qui serait un baume sur ces plaies. Elle. Je m’étais emporté. J’avais laissé mon esprit s’embrouiller dans le moment. Dans la brume qui planait autour de moi, autour de nous. Nous donnant l’impression d’être seuls au monde. Qui me donnait l’impression de pouvoir tout faire et tout dire. Ce n’était malheureusement pas le cas, et je descendis bien vite de mon nuage, revenant à la cruelle réalité. Réalisant que le lien imaginaire que j’avais tissé entre Lou et moi n’était que ça; imaginé.

Alors que j’allais me relever et partir sans me retourner, pour m’éviter la honte et le regret, Lou s’approcha à quatre pattes de moi et, sans prévenir, déposa un chaste baiser sur le coin de mes lèvres. Presque imperceptible. Intangible. Je fermai les yeux à ce contact qui ne dura que quelques secondes, et les rouvrit lorsqu’elle me chuchota de ne pas me fermer à elle. « Tu n’aimeras pas ce que tu verras. » À l’intérieur de moi se cachaient une grande noirceur dans laquelle se terraient mes démons qui me grugeaient toute ma lumière. Et qui grugeraient peu à peu celle de Lou.

Perdu dans mes pensées, je m’imaginai un moment partir, moi aussi, à l’autre bout du monde. Au Canada, pourquoi pas, pour faire tout le contraire de cette belle inconnue qui était à côté de moi. Seul. Personne qui me connaîtrait. Les gens ne sauraient rien de moi, de mon passé, de ma douleur. Je pourrais peut-être me reconstruire, moi aussi. Serais-je capable ? J’avais déjà dit, il y a de cela bien des années, à ce jeune Léo qui était mon voisin à l’époque, que peu importe où des gens comme nous irions dans ce monde, nos chaînes nous suivraient. Que nous étions des causes perdues. Que plus rien ne pouvait être fait pour nous. Et même après tout ce temps, même si Léo était devenu un tout autre homme et que j’avais aussi évolué en un certain sens, je ne regrettais pas ces paroles. Je restais fidèle à elles. Peu importe où je tenterais de fuir, je ne pourrais jamais me fuir moi. Je serais toujours là.

Ce fut la jeune brunette qui me ramena sur terre quand elle me parla du fait qu’elle était pianiste, et qu’elle recommençait son cursus scolaire au grand complet. À vingt-cinq ans. Je souris un peu, et rigolai légèrement, aussi. Amusé. « Vingt-cinq ans, c’est tellement jeune encore. Tu n’es certainement pas la seule qui change de voie à cet âge-là. » Dis-je pour la rassurer. Après tout, à vingt-ans, je sortais à peine de la maîtrise en droit notarial. Je faisais mes premiers pas sur le marché du travail. Des pas timides, au bas de l’échelon. Et aujourd’hui j’avais mon propre bureau, où je travaillais seul, sous mon seul nom. J’étais bien loin de mes vingt-cinq ans à moi. La jeune femme me proposa alors de me jouer un morceau dès que je le voudrais. Je souris. « Si on avait un piano à portée de la main, là, je voudrais t’entendre maintenant. » Répondis-je avec une certaine admiration et une certaine presse. La musique me transcendait, me transportait, et je voulais que le doigtée de cette belle inconnue soit la raison de mon évasion. Malheureusement, le seul piano dont je connaissais l’emplacement était chez mes parents.

Ceci tomba donc à l’eau pour le moment, mais la conversation dévia sur ma situation à moi. Sur Bowen, mon enfer et mon paradis. La jeune femme releva bien rapidement le fait que je n’aimais pas beaucoup parler de moi. Je ris nerveusement, secouant la tête. « Non, pas vraiment … Disons que ce que j’ai à dire de moi, de ma vie, de mon passé … c’est pas aussi glamour que les personnes normales. » Voilà, c’était dit, je n’étais pas normal et je n’avais pas grand-chose de bien à dire de moi. Et c’est bien connu, les gens se vantent toujours pour bien paraître. Alors je préférais me taire plutôt que d’avouer être un échec.

S’en suivit mon erreur de parcours dans ma réponse à la question de la jeune femme, et sa tentative de rattraper le tout en déposant ses lèvres au coin des miennes. Au moins, cela avait eu pour effet de m’apaiser, et de me retenir ici, surtout. Mais je ne manquai pas la chance de l’avertir qu’elle n’aimerait pas ce qu’elle découvrirait si je m’ouvrais à elle. La brunette me répliqua qu’elle était aveugle et qu’elle n’avait pas peur du noir. Je levai mes yeux vers les siens et je plantai mon regard dans ses iris d’un bleu électrisant. Elle souriait. Pas moi. J’attrapai alors l’une de ses mains et je vins la déposer doucement, tranquillement, sur l’un de mes poignets tourné vers le ciel. Un poignet sur lequel des cicatrices s’étendaient. Cicatrisées. Depuis plusieurs années. Mais toujours là pour me rappeler que la douleur était bien réelle. Je laissai les doigts de la jeune femme glisser le long de ma peau mutilée.  « Je ne suis pas une personne heureuse. Je ne peux rien t’apporter de bien. » Déclarais-je avec tristesse. Je ne sais pas ce que cette jeune femme s’imaginait trouver dans notre relation, ce qu’elle pouvait bien vouloir en retirer, mais ce ne serait rien de rose.

Cette jeune femme avait le don d’embellir l’image que je pouvais avoir de moi-même. Elle avait cette façon de me mettre sur un piédestal alors qu’elle ne connaissait même pas. Elle m’accordait des qualités, des forces, que je ne pensais même pas avoir. Et pourtant, elle arrivait à me convaincre qu’elle était bel et bien sincère. Qu’elle voyait réellement quelque chose de plus beau, de plus grand, en moi. Pourtant, son exemple pour critiquer les gens normaux n’eut pour effet que de me faire froncer les sourcils en rigolant, à la fois amusé et surpris. « Ce n’est pas quelque chose que je ferais non plus. » Manger son dessert avant son repas, c’était plutôt spécial. Peut-être non seulement étais-je donc anormal, mais aussi ennuyeux. Le pire des deux mondes réunit en une seule personne. Parce que j’avais toujours suivi l’ordre. Autant l’ordre social et moral que judiciaire. Je faisais tout ce qu’on attendait des gens. Pour mieux me dissimuler. Pour mieux me fondre dans la masse et me faire oublier. Le tout en étant si différent de l’intérieur. Voilà pourquoi je ne m’étais jamais senti à ma place. Pourquoi je n’avais jamais eu l’impression d’appartenir à quoi que ce soit.

Un peu plus tard dans notre conversation nocturne, je tentai de prouver à cette étrangère à quel point elle s’embarquait dans une relation qu’elle allait regretter. Je lui fis caresser mes blessures, mes cicatrices datant de mon adolescence douloureuse. Et même si aujourd’hui je ne me mutilais plus, physiquement, je le faisais constamment d’une façon psychologique. Je m’auto flagellais l’âme et l’être à chaque seconde de ma vie. Me maudissant d’être qui j’étais. Pour réponse, la jeune femme me raconta ce jour où elle avait perdu la vue, et la réaction qu’elle avait eu. Cela eut pour effet de me faire sentir affreusement coupable, parce que elle, elle avait eu une raison valable de tout vouloir casser. D’être dans une telle douleur. Moi, je n’avais aucune raison particulière. J’étais juste égoïste. « J’espère que tu garderas cette amie près de toi même en étant à l’autre bout du monde, alors. Elle est précieuse. » Si au moins une personne brisée pouvait avoir été réparée, c’était déjà un bon signe. Mais moi, j’étais né brisé. Les morceaux manquants n’avaient jamais même été là. Je doutais donc fortement que cette jeune femme puisse faire quoi que ce soit pour moi. « Merci de me partager ça. Ça fait du bien à entendre. Le truc, c’est que … tu l’as dit toi-même … tu as réappris à apprécier la vie. Moi, je ne l’ai jamais appréciée. Ce n’est pas de la réhabilitation, c’est un apprentissage … et j’ai trente-cinq années de retard sur les autres … » Je ne voulais pas lui laisser croire que je baissais toujours les bras devant tout. Mais j’étais bel et bien un éternel pessimiste, et j’avais tellement souvent tenté d’être heureux pour finalement me rendre compte que ce n’était qu’un mensonge lorsque je croyais le vivre. À mes yeux, rien ne pourrait changer ma condition. Pas même cette magnifique inconnue aux yeux ruisselant de chagrin pour mes propos défaitistes.

J’haussai les épaules quand la jeune femme me dit qu’elle me forcerait, un jour, à manger moi aussi mon dessert avant le repas. Je souriais, malgré mon attitude lasse. Parce que cela voulait dire que malgré cette rencontre impromptue et le fait qu’elle ne savait toujours pas mon nom, cette belle étrangère voulait quand même me revoir. Malgré que je sois l’être le plus bizarre et déprimant de cette ville. De ce monde, peut-être, même. « D’accord. Pourquoi pas. » Après tout, il n’y avait rien d’interdit là-dedans. C’était illogique, à mes yeux, puisque le dessert était certainement la partie la plus délicieuse d’un repas et que je préférais terminer par ce goût, mais pour cette jeune femme, j’étais prêt à faire pas mal de choses, même si je ne savais pas encore à quel point cela était vrai.

La jeune femme me parla finalement enfin un peu plus d’elle. À force de me dévoiler, j’avais espéré avoir un avant-goût de qui était réellement cette étrangère. J’avais espéré qu’elle me fasse aussi confiance, comme je lui faisais aveuglément confiance à elle. Je soulignai le fait que l’amie qu’elle avait eu à ce moment-là en était une en or. Elle me répondit qu’elle était un vrai diamant brut. J’hochai la tête, d’un air sérieux. Les joues crispées. Je n’avais jamais eu personne qui avait décidé de me remettre à ma place de cette façon-là. Il y avait eu Léo, qui avait essayé de me confronter, mais au final il n’avait que renforcé cette idée que j’avais d’être voué à l’échec. Personne ne m’avait giflé que ce soit physiquement ou émotionnellement. Personne n’avait voulu avoir cet impact sur ma vie. De toute façon, ça n’aurait probablement rien changé.

Puis la conversation revint tout de suite à moi, comme si la jeune brunette n’en avait jamais assez de m’entendre me plaindre et ruminer sur mon triste sort. C’était la première fois que quelqu’un tenait tant que ça à m’écouter. Les autres fuyaient le noir qui m’habitait. Les autres préféraient se cacher les yeux plutôt que d’affronter ce qui se passait dans les miens. Elle, elle restait. Elle en demandait plus. Elle voulait tout savoir de moi. Me mettre à nu. Et je ne m’étais jamais senti aussi vulnérable devant quelqu’un. Et ce n’était pas forcément négatif. C’était confus. « J’espère que tu es patiente. Et j’espère que si tu dis ça, que si tu entres dans ma vie, c’est vraiment pour y rester. » Parce qu’elle me faisait déjà du bien. Parce que son souhait de remettre un peu de lumière en moi venait réellement me chercher. Parce que trop de fois j’avais été abandonné par des gens n’ayant plus la force de me supporter. Et que je ne supporterais sans doute pas que elle, elle parte me laisse tomber. À mes yeux, cela voudrait dire que je ne valais vraiment plus rien. Qu’il n’y avait plus rien à faire. Et que je partirais, pour de bon.

À l’entendre de l’expression pinky swear, je ne pus m’empêcher de rire, baissant les yeux vers le sol. Il y avait effectivement un large écart d’âge entre elle et moi, si elle utilisait réellement cette façon de promettre quelque chose. Mais au moins, au final, elle avait promis. Elle me demanda de promettre en retour. Mon regard était brillant, sincère, et même si elle ne pouvait le voir, elle le ressentirait dans le ton de ma voix : « Je serai là pour toi. Jusqu’à ce que je ne sois plus là pour l’être. » Et même de là-haut, s’il y en avait un, s’il y avait quoi que ce soit après cette vie, je veillerais sur elle. Parce que cette nuit, quelque chose s’était passé en moi. Un déclic. Un sentiment inexplicable. Et je savais que j’avais maintenant une certaine raison de revoir le soleil se lever. Rien que pour la revoir, elle.

La fraîcheur australienne s’était effectivement transformée en simple vent froid nocturne, à l’heure qu’il était. Le soleil pointerait certes bientôt le bout de ses flammes, mais ses rayons tarderaient à nous réchauffer. La demoiselle se leva la première et je la regardai faire, attrapant sa main lorsqu’elle me la tendit, plus pour sentir ses doigts s’entrelacer entre les mieux que par réel besoin d’aide. Je me levai, passant mes mains sur mes jeans afin d’en enlever la terre et les feuilles qui s’y étaient posées. La belle inconnue m’avoua ensuite être frigorifiée et proposa que nous marchions. À la simple entente du fait qu’elle avait froid, j’avais machinalement retiré ma veste. « Tiens. » Je posai ma veste sur les épaules de la jeune femme, prenant soin de la positionner de sorte à ce qu’elle couvre bien son dos et ses bras, même si elle n’était que déposée sans pouvoir s’attacher. Je laissai mes mains glisser le long du dos de la brunette, feignant de replacer la veste, voulant plutôt parcourir sa silhouette pour assouvir au moins une partie de mon désir. Mon souffle se faisait court, contre sa nuque. J’aurais pu poser mes lèvres sur son cou. Quelques centimètres à peine m’en séparaient. Mes mains remontant, je dégageai ses cheveux doux, que j’avais auparavant fait prisonniers de ma veste. Ils retombèrent le long du dos de la jeune femme. Je relevai les yeux vers son cou, fermai les yeux un moment, et eus un petit rire léger. « Je ne connais même pas ton nom. » Avais-je alors soufflé, comme pour me rappeler à l’ordre, me faire comprendre que tout cela était allé bien trop loin dans ma tête, dans mes pensées. Je ne la connaissais pas. Elle ne me connaissait pas. Et pourtant, une petite voix en moi me criait que cela n’avait pas d’importance.

« Lou. » Répétais-je en un souffle. Lou. Avec mon accent australien, je ne l’avais sans doute pas prononcé comme il le fallait en français. Pas d’une manière aussi douce et mélodieuse que lorsque Lou elle-même l’avait prononcé. D’où je me trouvais, derrière elle, je ne voyais que le côté gauche de son visage ; sa joue, le coin de ses lèvres, le coin de son œil, son oreille. Tout ça, c’était Lou. Je pouvais enfin mettre un prénom sur sa beauté. Elle n’était plus la belle inconnue, l’étrangère. Elle était Lou. J’étais Lennox. « Lennox. » Lui répondis-je donc quand elle m’eut demandé comment moi, je m’appelais. Elle ne s’était pas retournée vers moi. Quel intérêt y aurait-il eu, d’ailleurs, puisqu’elle ne me verrait pas mieux que dos à moi.

J’étais donc toujours livré à moi-même, dans ce combat pour ne pas me laisser aller et l’effrayer. J’avais une main toujours posée dans le bas de son dos, l’autre était relâchée le long de mon corps, nerveuse, tremblante. Je connaissais son nom. Je connaissais une partie de son passé. Lou n’était plus qu’un mirage, Lou était bien réelle. Je pouvais la toucher. Elle était là, juste devant moi. Bien plus qu’un rêve ; un miracle. Inconsciemment, je pense, mon visage s’était rapproché encore un peu plus de sa nuque. L’odeur de ses cheveux, maintenant tout près de mon nez, m’enivrait encore une fois. Malgré mes bras nus depuis que j’avais confié ma veste à la jeune femme, une vague de chaleur s’en prenait à moi. J’étais incontrôlable. J’étais ailleurs. Lou ne bougeait pas. Lou attendait. Attendait quoi ? Je ne sais pas. Je fermai les yeux, laissant ma main caresser encore une fois son dos. Et quand cette vague de chaleur devint trop pressante dans le bas de mon ventre, je rouvris les yeux. Je n’arrivais plus à respirer l’odeur des cheveux de Lou. J’avais pris mes distances.

« Je … devrais … je devrais te raccompagner jusqu'à chez toi. » Déclarais-je, détaché.