time after time -r.

Voilà un jour que tu avais mis les pieds dans ce nouveau pays, ici l'ambiance n'était pas si différente que la Turquie, pour la simple et bonne raison que les températures n'étaient pas si différentes. Très franchement, tu te demandais bien comment elle avait pu finir ici. Enfin ça tu le savais, mais tu te demandais pourquoi elle avait choisit cette ville, quelles étaient ces raisons ? De toute façon, tu aurait le loisir de lui demander en personne, enfin si tu la trouvait aujourd'hui. La ville semblait si grande, mais à part le fait qu'elle se trouvait à Bowen et qu'elle travaillait à l'hôpital, tu ignorais tout, et surtout son emploi du temps, alors si c'était son jour de congé, dans ces cas, tu devrais attendre une journée encore ! Pour une fois, que tu étais loin des traditions familial, tu en avais profité pour laisser de côté le voile et la tenue traditionnelle, ce n'était pas le moment de passer pour une étrangère, du coup, tu avais trouvé une petite boutique où acheter des vêtements convenables, et surtout confortables. Tu pris un taxi, lui demandant de t'amener à l'hôpital, tu savais qu'il y en avait qu'un seul, mais qu'il était immense, et qu'elle aurait sûrement besoin d'un peu de temps pour la trouver. Mais c'était un défi, et les défi ça ne te faisait pas peur. Tu poussas la porte, enfin c'était une façon de parler parce qu'en vérité les portes étaient coulissantes, tu t'approchas de la jeune femme à l'accueil. « Bonjour, je suis à la recherche de mademoiselle Inan, s'il vous plait ! » Tu lui fis un beau sourire, espérant qu'elle puisse l'appeler dans la seconde à venir et que tu puisses mettre tout ça de côté, mais au lieu de ça, tu l'entendis te répondre qu'elle ne pouvait pas t'aider pour le moment, parce qu'il y avait une urgence, et que ta demande pouvait attendre un moment, te désignant une salle d'attente. Tu t'installas sur une chaise, en te demandant combien de temps tu allais devoir attendre, pour passer le temps, tu attrapas ton smartphone, afin de lancer un jeu pour t'occuper. Tu ignoras combien de temps tu restas dessus mais au bout d'un moment, la femme à l'accueil te rappela pour te dire qu'Anna prendrait sa pause dans une heure et qu'elle lui indiquerait ta présence lorsqu'elle passerait par l'accueil, ceux à quoi tu te réjouissais d'avance, avant de reprendre ta place dans la salle d'attente.

C'est une journée tout à fait ordinaire pour Anna qui est partie travailler ce matin avec le sourire. Le week-end dernier, elle a eu la chance de présenter Anton à Cameron et tout s'est passé pour le mieux. Le petit-ami de Cam', Zéphyr, est tout à fait charmant et semble être complètement accro à elle, et ça tombe bien parce que la réciproque est tout à fait vraie. Tout va bien dans le meilleur des mondes et même au travail tout se passe comme sur des roulettes. Elle anime un atelier peinture pour les enfants de l'hôpital aujourd'hui avec l'aide d'une collègue, et les enfants tout comme elle s'en donnent à cœur joie. Lorsque l'atelier se termine enfin, Anna part prendre une pause pour boire un café en terrasse. Malgré la date avancée, le temps est toujours clément et elle aurait bien tord de ne pas en profiter.  Seulement, alors qu'elle passe devant l'accueil, elle est arrêtée par la réceptionniste qui lui annonce avoir la visite d'une jeune femme à l'accent bizarre. Sur le moment, elle ne réfléchit pas, et va directement dans la salle d'attente.

Malgré plusieurs personnes installées sur des chaises, la seule qu'elle voit la fait blêmir instantanément. Douze années ont passé depuis qu'elle a quitté la Turquie, douze années qu'elle ne l'a pas vue, et pourtant elle la reconnaît. Ayda. Sa petite sœur. Le cœur d'Anna s'arrête de battre et sa respiration s'interrompt le temps d'un instant. Elle ne pense plus à rien durant ce laps de temps. Elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. Puis tout se remet en marche. Son cœur, son souffle, et son esprit. L'envie de fuir est là mais ses jambes refusent de lui obéir. Que fait-elle là ? Comment l'a-t-elle retrouvée ? Que veux-t-elle ? Tout autant de questions se mélangent dans sa tête et pourtant, elle a envie d'autre chose. Elle a envie de prendre sa petite sœur dans ses bras. Elle a envie de l'enlacer, non seulement pour savoir si tout ça est bien réel, mais aussi parce qu'elle lui a manqué. Lorsque Anna a quitté la Turquie, sa sœur n'était encore qu'une adolescente, et là voilà devant elle. Elle est devenue une femme magnifique. Les yeux de la belle animatrice s'embrument, car malgré la peur qu'elle ressent vis à vis de sa présence, elle est terriblement heureuse de la voir. Lorsque enfin elle retrouve l'usage de la parole et de ses jambes, elle s'avance et dit :

Ayda, je...

Sa gorge se serre et, les larmes aux yeux, elle est bien incapable de prononcer la suite de sa phrase.

Tu trouves que le temps est long, peut-être trop long, mais ça c'était parce que tu regardais cette satanée horloge murale toutes les 10 secondes, afin de voir si le temps passes et défiles à toute vitesse, mais ça ne fonctionnait pas très bien. Et d'un autre côté, tu ne savais pas quoi faire d'autres, tu avais une heure à attendre, en soit ce n'était pas la mort, mais ça restait long. Tu attrapas un des vieux catalogue de mode, le feuilletant rapidement, après tout, tu aurais pu le savourer, c'était une des rares fois où tu pouvais lire ce genre de magasine, et ça te plaisait, mais il datait d'il y a 5 ans, alors là, l'intérêt était bas. Mais l'avantage de te plonger dans ce genre de magasine, c'est que le temps défila à une vitesse folle, et avant même que tu puisses finir ton article, tu entendais Anna, t'appeler, avant de se figer à la porte de la salle d'attente. Tu te levas d'un bond, posant le catalogue sur ta chaise, faisant un pas, puis un autre avant de te jeter littéralement dans ses bras. Tu la serrais si fort, qu'à un moment, tu te demandais si tu ne lui faisait pas mal, relâchant un peu ton étreinte. Ta tête plongeait dans son cou, tu sentais tes larmes monter au plus profond de toi, elle t'avait tant manqué.. Tu recules doucement, levant la tête pour la regarder, la détailler. « Anna, ce que tu as changé ! »  D'ailleurs, si tu l'avais croisé dans la rue aujourd'hui, tu aurais eu un doute mais tu n'aurais pas été certaine de la reconnaître, avec le temps, tu avais un peu oublié à quoi elle pouvait ressembler. Tu avais des photos certes, mais ce n'était pas la même chose, dessus elle avait 18 ans. Et la dernière fois que tu l'avais vu, tu n'avais que 16 ans. Et douze ans, c'est un très long moment. « Si j'ai bien compris, tu as une pause, ça te dit d'aller manger un morceau et prendre un café, on a tellement de choses à se dire » Tu lui faisais ton plus beau sourire, en espérant qu'elle ne refuserait pas, qu'elle ne te rejetterait pas, mais ça tu n'en était pas certaine, quand bien même tu étais sa sœur, tu étais aussi son passé, après tout, en 12 ans, elle n'avait jamais cherché à te contacter, à te donner des nouvelles ou même à en prendre..

Pendant toutes ces années, Anna n'a cessé d'imaginer ce que serait ce jour, celui où son passé la rattraperait. Car, en effet, elle n'a jamais été dupe. Elle a toujours senti cette épée de Damoclès au dessus de sa tête, attendant visiblement une période de sa vie où tout serait parfait. Mais jamais elle n'aurait pensé qu'elle ressentirait, au milieu de cette peur et de cette angoisse, de la joie. Jamais elle n'aurait pu penser que ça serait Ayda qui viendrait la chercher. Parce que oui, dans la tête de la jeune animatrice, si quelqu'un de son passé se pointait un jour dans sa nouvelle vie, ça voudrait forcément dire qu'il ou elle serait là pour la ramener. Ça ne voudrait pas forcément dire qu'elle accepterait pourtant. Mais voilà qu'elle se retrouve face à sa sœur, et les mots lui manquent. Elle n'arrive d'ailleurs pas à bouger pendant quelques secondes, tant elle est paralysée par sa présence. Mais finalement, elle bouge, et s'avance vers elle, sans rien arriver à prononcer d'autre que son prénom. La réaction d'Ayda est sans appel. Elle se jette littéralement dans les bras d'Anna, qui la serre à son tour, tout contre elle. Quelques larmes coulent le long de ses joues, tant l'émotion est forte. L'animatrice ne pense pas à la raison de la venue de sa sœur, elle ne pense pas à l'après, elle est juste tout simplement heureuse de la retrouver. Lorsque leur étreinte se termine, la phrase d'Ayda fait sourire Anna. Cette dernière réplique en riant :

Dis que je suis vieille aussi !

Elle fait un clin d’œil à sa sœur, et ajoute : Tu es devenue une femme magnifique.

Les larmes ne coulent plus. Elle est tout simplement fière d'Ayda. Même si elle ne sait pas ce qu'elle devient, elle sent qu'elle est une femme sûre d'elle, peut-être même affranchie. C'est clairement ce qu'elle pourrait espérer de mieux pour elle. Elle sourit, même si elle sent que la visite de sa sœur n'est sûrement pas anodine. Elle s'y attend. Mais pour l'instant, elle tente de laisser de côté ses appréhensions, et se contente de profiter de la présence d'Ayda.

J'ai une heure devant moi. Ça n'est pas énorme, mais c'est suffisant si on s'achète des PastaBox à la cafétéria de l'hôpital. Ça ne te dérange pas ?

Elle ne sait pas si elle connaît tout ça en même temps. Elle ne doit pas être à Bowen depuis longtemps, si ? Alors, à mesure qu'elles s'avancent, Anna questionne sa sœur : Ça fait longtemps que tu es en Australie ?

Tu souris doucement quand elle te dit que tu es devenue une femme magnifique, même si au fond de toi, c'était un compliment que tu n'attendais plus. Ça fait des années que tu rêves qu'elle te dise ça, et maintenant qu'elle te l'a dit, ça ne te fait pas l'effet escompté. Ça doit être parce que ça fait trop longtemps. Tu as eu tellement de fois cette conversation avec Anna, dans tes rêves, tous les nuits tu imaginais vos retrouvailles, et là que ça se produisait, tu avais du mal à y croire.. « Ça serait te mentir de dire que tu n'as pas pris un petit coup de vieux ! » Pour t'amuser, tu pourrais pointer du doigt les petites rides qui faisaient déjà leur apparition aux coins des yeux, mais tu poussais déjà un peu loin avec ta remarque, alors tu ne voulais pas en rajouter une couche et la mettre mal à l'aise. C'était rarement une chose qu'une femme appréciait et encore moins quand ça venait des personnes proches. « Je te suis, dans ce cas » Tu savais ce que c'était une PastaBox, enfin, à quoi ça ressemblait, tu avais vu ça dans des séries que tu pouvais regarder, mais jamais pu y goûter. Pas que ça te semblait fou, mais c'était une chose nouvelle dans ta vie, et ça, c'était nouveau. Tu n'étais pas habituée à faire de nouvelles choses, au contraire, tu avais ta petite routine à laquelle tu t'appliquais avec plaisir tous les jours, et de ne pas le faire, ça te semblait étrange, comme si tu vivais dans un univers parallèle. « Depuis hier, et je dois admettre que c'est assez déstabilisant, ça change tellement de la Turquie, et en même temps, je pense que n'importe quelle ville en dehors du nord de l'Afrique, change de ce qu'on peut voir et vivre, mais là quand même, rien que le changement de saison, c'est perturbant de se dire que c'est l'été alors qu'on approche de Noël.. » Une fois vos repas pris, tu t'installas en face d'elle, piochant une pâte, puis une autre, avant de reposer tous ça, tu n'avais pas si faim que ça après tout, et tu appréhendais votre conversation plus que jamais.

Revoir sa sœur après tout ce temps rend quelque peu Anna dans tous ses états. Ayda n'était qu'une enfant lorsqu'elle a quitté le pays. Du coup, la voir là devant elle, tout adulte, la rend à la fois heureuse et mélancolique des années passées. Elle lui fait d'ailleurs un joli compliment, auquel la plus jeune ne répond pas. Ann' se sent un peu mal sur le coup, car elle se demande si elle ne lui en veut pas un peu d'être partie comme ça, du jour au lendemain. Ça serait légitime... Mais l'animatrice ne se démonte pas, et préfère plaisanter, sur sa désormais vieillesse. Heureusement, Ayda plaisante en retour et Anna la serre à nouveau dans ses bras, avant de s'en séparer. Elles finissent par partir manger ensemble. Ann' ne peut décemment pas lui demander de but en blanc comment sa sœur l'a retrouvée, ni pourquoi elle est ici, mais une chose est sûre : ça la travaille énormément. Histoire de diriger la conversation en ce sens, l'animatrice demande à Ayda depuis quand elle est en Australie. Anna a toujours eu beaucoup de tact, surtout lorsqu'il s'agit de faire venir dans la conversation un sujet qui l'intéresse. Mais, comme si elles ne s'étaient jamais quittées, Ayda lui raconte son arrivée et l'étrange différence qui semble toujours exister entre la Turquie et l'Australie. Anna a suivi de loin l'évolution de son pays d'origine, mais elle est bien placée pour savoir que ses dirigeant font passer les informations qu'ils souhaitent, en en passant d'autres sous silence. Du coup, entendre de la bouche de sa sœur que, en effet, la différence est toujours présente, ça rassure l'animatrice sur le choix qu'elle a fait toutes ces années plus tôt. Elle ne doutait pas vraiment, certes, mais quand même.

Il y a toujours un si gros décalage ? Tu sais quand je suis arrivée ici tout était si différent ! J'ai cru que jamais je ne m'en sortirai. Mais bon, heureusement, j'ai été bien entourée. Ajoute-t-elle dans un sourire, tout en piochant une pâte dans sa PastaBox. C'est vrai qu'heureusement que Nelligan était là à son arrivée, pour l'aider à se repérer et à comprendre les habitudes Boweniennes. Il a été son repère, et si Ayda le souhaite, elle sera le sien.

Comment se porte maman ? Demande Anna en turc, le regard un peu fuyant. Elle se sent tellement coupable de ne jamais avoir pris de ses nouvelles ! Pourtant, elle sait qu'elle ne devait pas, et qu'elle avait bien fait de ne pas le faire. Mais quand bien même, elle ressent une sorte de culpabilité irrépressible.

Tu continues de piquer une pâte par une pâte, mangeant comme un escargot. Tu ne sais pas quand tu vas devoir aborder le sujet qui fâche, parce que tu viens juste de retrouver ta sœur et tu n'as pas envie d’entacher cette nouvelle relation. Alors tu essaies de penser à autre chose, tu devrais avoir des milliers de questions qui te viennent en tête et pourtant, sur le moment c'était comme si ton cerveau était endigué puisque rien ne te venais à l'esprit. Tu l'écoutes te dire qu'elle a été très bien entourée et tu te demandes comment elle a pu faire pour réussir à vivre dans un monde si différent du votre. Il n'y avait pas photo, le décalage était impressionnant. Déjà par le fait que tu devais te débrouiller par toi-même et après parce que tu pouvais faire des choses que tu n'avais jamais faite, comme conduire. Même si ça officiellement tu ne pouvais pas puisque tu n'avais pas ton permis, on t'avait interdit de le passer parce que tu ne serais jamais habilité à conduire quoique ce soit. « Moi je me sens encore très perdue, je n'ai pas l'habitude de me débrouiller par moi-même et encore moins de pouvoir faire des choses, en tant que femme.. » Une des premières choses qui te gênait c'était le fait que ta soeur puisse travailler, avoir un vrai travail avec un vrai salaire. En Turquie, une femme s'occupe essentiellement de la famille et du foyer, il est rare de nos jours de trouver des femmes qui travaillent. « Elle va très bien, mais si je suis là, tu te doutes bien que ce n'est pas pour parler d'elle.» Le sujet était lancé, maintenant tu n'aurais pas le choix, plus de marche arrière possible pour toi, comme pour elle. Le sujet pourrait être évité, mais pas indéfiniment, parce que même si elle ne le savait pas, ton temps ici était compté.

Même si Anna ne la connaît plus vraiment après toutes ces années, elle sait que sa sœur est nerveuse. Elle ne mange pas, ou très peu, et semble vouloir éviter le sujet le plus important : les raisons de sa venue en Australie. Ann' ne la lance pourtant pas sur le sujet tout de suite. Elle a à peu près un millier de questions à lui poser mais elle ne le fait pas, ça serait malpoli de l'asséner de questions, elle n'a pas à lui faire interrogatoire. Du coup elles échangent sur les différences entre la Turquie et l'Australie et Ayda lui confie être encore très perdue.

C'est normal, lui répond Anna, tu viens d'arriver... Il m'a fallu plusieurs semaines voire plusieurs mois avant de m'adapter, et maintenant cette vie me convient tellement plus que celle qui m'attendait là-bas !

L'animatrice baisse les yeux, se rendant soudain compte qu'elle n'exprimait aucun regret quand à son départ de Turquie. Le moins qu'on puisse dire c'est qu'elle n'aurait jamais voulu quitter sa sœur et sa mère, mais pour sa propre santé physique et mentale, elle n'avait pas eu le choix.

Enfin... je ne me suis jamais vraiment pardonnée de vous avoir quittées maman et toi...

Anna n'a pas relevé les yeux, et massacre une pâte avec sa fourchette. Elle aussi est extrêmement nerveuse. La joie de revoir sa sœur avait un peu atténué ce qui aurait dû être le choc de son passé qui la rattrape, mais maintenant qu'elles se font face, la jeune femme se sent coupable, voire très coupable. Désirant changer de sujet, elle demande des nouvelles de leur mère, mais elle prend la remarque qu'elle lui fait comme une gifle en pleine figure. Ann' fixe sa sœur sans répondre le temps d'un instant, mais finit par le faire :

Non je ne me doute pas. Jusqu'à ce que tu arrives je ne pensais pas que Père savait où j'étais alors non, je ne sais pas pourquoi tu es là.

Les secondes deviennent des heures, tu ne sais pas pourquoi tout semble si long et pourtant, tout devrait se passer si vite. Tu revoyais ta soeur depuis des années. La joie, la peur tout se mélangeait en toi. Mais pas la colère, tu ne pouvais pas lui en vouloir parce que même si toi tu t'étais pliée au règles de la famille, tu comprenait très bien pourquoi Anna avait fait ce qu'elle a fait. Et puis tu avais votre mère pour te soutenir, pour te parler d'elle te raconter des histoires de votre enfance, des raisons qui l'avait poussé à partir mais sans jamais oublier de dire qu'Anna t'aimait et que si elle le pouvait, elle prendrait des nouvelles de toi, de vous. Tu hoches la tête, après tout tu venais d'arriver, tu ne pouvais pas t'acclimater en une journée. Il te faudrait du temps et surtout de l'aide. « Anna, ne dit pas ça, on sait tous pourquoi tu l'as fait, c'est vrai qu'on aurait bien aimé avoir de tes nouvelles, surtout moi, mais je comprends pourquoi et c'est tout ce qui compte pour moi ! » Tu posas ta main sur la sienne. Tes yeux brillaient, tu avais l'impression que dans une seconde tu allais te mettre à pleurer comme une madeleine, mais non, tes larmes étaient juste aux coins de tes yeux, sans couler. Ce ne devait pas encore être le bon moment pour fondre en larme. Sa remarque te laissait sans voix, parce que tu ne t'attendais à une réponse à glacer le sang. Pendant un instant tu aurais cru faire face à une illustre inconnue dans le corps de ta soeur. Mais en même temps, tu ne pouvais pas avoir autre chose, puisque qu'avec toute cette distance, la Anna que tu avais connu n'était plus là. « Tu sais, depuis le premier jour que tu es parti, Père sait très bien où tu te trouves, il t'a juste laissé faire pensant que tu finirais par revenir vers lui, vers nous.. » Ça allait sûrement lui faire un choc d'apprendre une telle chose. Mais là ce n'était pas le pire de ton annonce.

Après le bonheur d'avoir retrouvé sa sœur, Anna ne peut s'empêcher de ressentir de la culpabilité. Elle s'en veut d'avoir quitté Ayda alors qu'elle n'était encore qu'une enfant, elle s'en veut d'avoir laissé leur mère sans se retourner, et elle ne retient pas cette confession. Elle le dit à sa sœur, comme une excuse suite à ce départ qui a dû être si douloureux. Mais elle ne s'attendait pas à une telle réponse. Ayda comprend. Ils savent tous pourquoi elle l'a fait. Est-ce que ça signifie que toute la famille est aussi bienveillant que sa sœur à son égard ? Anna en doute mais pour l'instant, ça lui est égal. Ayda, sa petite sœur, ne lui en veut pas. Lorsqu'elle pose d'ailleurs sa main sur la sienne, Ann' a les larmes aux yeux. Elle n'imaginait pas à quel point avoir le pardon de sa cadette pourrait la toucher.

L'animatrice demande ensuite des nouvelles de leur mère, à qui elle pense très souvent. La réponse concernant cette dernière est très brève, et elle se lance directement sur la conversation qui intéresse les deux jeunes femmes. Piquée au vif, Anna ne peut pas s'empêcher de rétorquer de manière abrupte. Non, elle ne sait pas pourquoi Ayda est là. Elle est complètement perdue et sa sœur semble ne pas s'en rendre compte. En entendant ce que lui répond sa sœur, Ann retire sa main, et reste bouche bée pendant une demi-seconde. Alors pendant tout ce temps il savait ? Pendant tout ce temps où elle paniquait dès qu'elle entendait un accent arabe, où elle cauchemardait et où elle s'interdisait de contacter sa mère et sa sœur, tout ça c'était pour rien ? Cette fois-ci, la jeune femme ne retient pas la larme qui menaçait de rouler sur sa joue.

Mais... Mais alors mère et toi, pourquoi vous ne m'avez pas contactée ? Elle me disait... Elle m'avait dit... Elle m'avait dit de me cacher ! Que s'il apprenait où j'étais, père n'hésiterait pas à me faire rapatrier !

Anna ne retient plus ses larmes. Elle utilise sa serviette en papier pour s'essuyer les yeux et se moucher doucement. Elle n'arrive pas à y croire. Tout ce temps passé à angoisser pour rien... Quand elle a reprit une contenance, l'animatrice regarde sa sœur, et pense à tout ce qu'elle a manqué d'elle. Est-elle mariée ? A-t-elle des enfants ? Et leur frère ? A-t-il une famille ? Anna soupire doucement.

Je suis désolée pour ça, dit-elle en désignant son propre visage. C'est juste que je n'y attendais pas du tout...

En réalisant ce que tu venais de lui dire, et ce que tu t'apprêtais à lui dire, tu savais qu'en fait il aurait impossible pour toi ou pour votre mère d'avoir de ses nouvelles. Votre père aurait fait un barrage et vous n'auriez jamais su la vérité. Anna avait fini par craqué, les larmes étaient plus fortes que tout, sûrement la peine d'apprendre qu'elle n'était pas aussi bien cachée et en sécurité qu'elle ne le pensait. Tu essayais de te mettre à sa place, et tu ne pouvais pas parce que tu n'imaginais pas tout ce qu'elle avait pu vivre, tout le stress de se cacher, tout le temps à se retenir de vous contacter, de vous écrire, d'essayer de vous parler pour vous dire qu'elle va bien. « Ce n'est pas parce qu'on savait où tu étais, qu'on était autorisée à te contacter. Papa surveillait chacun de nos gestes, et aucune lettre en partance d'Australie ne devait quitter le pays. » Et c'était l'expérience qui parlait, quand ta mère t'avait donné cette information, la première chose que tu avais voulu faire c'était envoyé un faire part à ta soeur pour ton premier mariage. Tu étais si heureuse ce jour-là, que tu ne pensais pas avoir à faire à ton père le soir même, ta lettre dans ses mains. Il t'avait incendié ce soir-là, en te disant que lui écrire, c'était défier son autorité.Que toi, tu n'étais pas comme elle, tu connaissais les valeurs des traditions et qu'il ne permettait pas à ta soeur d'être présente le jour de ton mariage. Pour toi ça sonnait comme si elle était reniée, et tu n'allais pas t'amuser à enfreindre les règles de ton père. Mais après la mort de ton premier mari, tu étais si triste, que tu avais voulu retenter ta chance, en prenant plus de précaution, en demandant à une de tes amies de poster la lettre pour toi, mais sans savoir pourquoi, tu avais retrouver la lettre sur ton lit le lendemain. Tu avais juste eu le droit à un regard désapprobateur de ton père et tu n'avais jamais pris la peine d'essayer une nouvelle fois. « An', si je suis là aujourd'hui, c'est parce qu'il aimerait que tu rentres à la maison, avec moi.. »

En se levant ce matin, Anna n'imaginait pas que cette journée marquerait un tournant dans sa vie. Et pourtant. Sa sœur Ayda, qu'elle n'a pas vu depuis de nombreuse années se trouve là, en face d'elle, et elle vient de lui faire une annonce plus que déstabilisante. Depuis tout ce temps, leur père savait très bien où elle se trouvait, et toute ces années passées à s'inquiéter, à avoir la boule au ventre de peur d'être retrouvée n'était qu'une manière pour le patriarche de la faire rentrer à la maison. L'animatrice ne peut alors s'empêcher de pleurer. Elle demande des compte à Ayda, oui des comptes ! Elle ne comprend pas pourquoi elles l'ont laissée dans l'ignorance aussi longtemps ! Mais bien sûr, elle aurait dû s'en douter. Son père avait interdit à toute la famille d'essayer de la contacter. Et Anna sait bien qu'il ne fait pas bon le contrarier. Elle essuie ses larmes, et dit simplement avant de s'excuser pour les pleurs :

Je comprends.

Elle n'a désormais plus faim du tout, et elle a reposé sa fourchette dans la boîte contenant les pâtes. Heureusement, parce qu'en entendant ce que lui dit ensuite sa sœur, elle aurait pu la lâcher sur sa blouse de travail et la tâcher de sauce. Ça n'aurait pas été très grave finalement, surtout qu'Ayda vient de lui lancer une bombe en plein cœur. C'est comme si tous les cauchemars d'Anna se réalisaient. Il veut qu'elle rentre en Turquie. Les larmes montent à nouveau aux yeux de l'animatrice, et elle remue la tête de gauche à droite en répondant, effrayée :

Non Ayda, je ne peux pas y retourner... Je... Je te l'ai dit, ma vie est ici.

Son ventre se noue, et son cœur bat à toute allure. Plus jamais elle retournera vivre dans cette prison qui était la sienne pendant toutes ces années. Elle n'acceptera pas, même si en entendant les mots de sa sœur, elle a eu le sentiment de redevenir l'adolescente effrayée qu'elle était en quittant la Turquie.

Sa réaction était celle que tu  attendais, tu savais très bien que tu ne pourrais pas la forcer à rentrer avec toi, et tu ne voulais pas utiliser ce que tu savais pour la faire culpabiliser et lui donner le sentiment d'être obligée de rentrer. Mais tu savais que tu n'aurais pas non plus le choix, même si ton père n'était pas là, tu étais le genre d'enfant à lui obéir et à faire ce qu'il t'avait demandé. Il ne savait pas trop comment elle réagirait, mais il espérait comme toi, et votre mère, qu'elle accepterait de rentrer. « Anna, je ne te demande pas de rentrer avec moi pour toujours, je te demande juste de m'accompagner pour un temps, parce qu'il faut que tu rentres ! » Tu avais laissé tomber ta fourchette et tu t'étais levée pour aller t'asseoir à côté de ta soeur, tu posas sa main sur son épaule, posant ton regard dans le sien. Tu voyais les larmes qui se formaient et qui étaient prêtent à couler. Tu avais l'impression de revenir dix ans en arrière lorsqu'elle s'opposait à votre père concernant son mariage. Tu revoyais la peur et la colère de ta soeur, et cette fois-ci, c'était toi qui en était la cause. Tu savais que c'était une mauvaise idée de venir ici, tu avais demandé à ce que ce soit votre mère qui y aille parce qu'elle aurait su trouver les mots. Mais non, elle ne pouvait pas parce qu'elle avait trahie la famille et qu'il devait avoir peur qu'elle ne revienne jamais, alors que toi, tu avais des engagements et que même sans Anna, tu finirais par rentrer. « An', si je suis désolée.. »

Anna est une femme forte et indépendante. C'est vrai, elle s'est construit une vie en Australie à partir de rien ou presque et elle a réussi à se faire une place et à être heureuse. Mais quand elle repense à sa vie en Turquie, à sa famille et en particulier à son père, elle redevient l'adolescente apeurée et très peu sûre d'elle. Alors là, forcément, en voyant sa soeur et en l'entendant lui demander de rentrer avec elle, Anna panique. Elle secoue la tête de gauche à droite, les larmes aux yeux, et refuse de tout son être de repartir. Elle a une vie à Bowen, une vie qu'elle aime, des amis qu'elle chérit, et même un homme qui compte énormément pour elle, et elle ne veut pas quitter tout ça. Il en est hors de question.

Ayda vient près d'elle pour lui poser la main sur l'épaule, et Anna se retient de la repousser. Sa seule envie, c'est de partir, et surtout que rien se rapprochant de près ou de loin à la Turquie ne s'approche d'elle. Mais c'est sa soeur, et elle ne veut pas la quitter pour autant. Elle l'aime. La jeune femme s'essuie les yeux avec une serviette en papier et demande :

Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

Elle ne semblait pas vouloir comprendre ni accepter ta demande. Et tu ne pouvais pas comprendre pourquoi elle se braquait autant, parce que tu te doutais bien que ta soeur n'accepterait jamais de retourner vivre pour de bon en Turquie, mais de là à refuser de revenir pour une dizaine de jours, et encore, peut-être moins.. Tu jouais ta dernière carte, tu avouas la vraie raison de tout cela. Tu aurais aimé ne pas le faire parce que tu savais que ça allait jouer dans la balance, influencer son choix. « Il est malade, en phase terminale, il ne lui reste que quelques mois à vivre et avant de nous quitter, il aimerait te voir, c'est pour ça qu'il m'a envoyé. » Tu avais baissé ton regard, pour verser une larme. C'était dur pour toi de te dire que ton père allait bientôt mourir alors qu'il était encore si jeune. Il avais à peine vécu la moitié de sa vie, et tu trouvais ça injuste qu'on te l'enlève. Le temps vous étiez compté parce que les médecins avaient parlé de mois, mais ça pouvait tout autant être des heures. Et tu avais encore beaucoup à faire pour le rendre fier de toi, tu ne voulais pas le décevoir avant qu'il parte, tu voulais pouvoir lui amener Anna, pour qu'il puisse peut-être lui demander pardon, ou alors pour la sermonner comme il sait le faire. Tant qu'elle ne sera pas face à lui, tu ne pourrais dire ce qui attend Anna. Tu pouvais te l'imaginer mais tu ne pouvais pas faire beaucoup plus. « Anna, est-ce que tu aimerais savoir ce qu'on devient ? Parce que depuis que tu es partie, il y a beaucoup de choses que je dois te raconter ! »