spirits in the dark are waiting -r.

Tu avais engagé comme pianiste pour assurer des cours de danse. Il y avait une partition, un piano et puis tu n'allais pas dire non à ça. Tu aimais bien trop le piano pour laisser passer l'occasion. Alors tu te rendais trois fois par semaine au complexe sportif, pour t'installer dans l'instrument pendant une longue heure. Le temps passait trop vite et tu avais le sentiment de ne jamais pouvoir finir ta mélodie puisqu'il y avait toujours la prof pour t'interrompre et te demander de recommencer depuis le début. Ce n'était pas toi le problème, mais les danseurs. Il y en avait toujours un qui semblait manquer un temps, qui semblait être en décalage d'une seconde. Et même si ça paraissait infime, à tes yeux, tu sentais bien que tout ne serait pas synchro et que ça pourrait être dangereux à un moment. C'était un travail d'horloger, chacun devait être à l'heure, ne pas trainer. Tu avais remarqué la grande brune qui dansait au fond de la salle. De ta place, c'était une des seules que tu pouvais admirer. Elle était gracieuse et semblait si légère. Elle montait et descendait sur la pointe des pieds, tournoyait à moitié, et t'envoûtait. Tu laissais ton regard sur perdre sur la chorée qu'elle exécutait, laissant tes doigts vagabonder sur le piano. Tu connaissais les notes par cœur à force de les avoir joué, tu n'avais plus besoin de te concentrer sur ta partition.

L'heure était passée à une vitesse grand V. Autant dire que tu ne l'avais pas vu passée, pourtant, la prof intervenait presque toutes les deux minutes, pour râler, pour expliquer. Tu avais eu le sentiment que ça allait être long et voilà que le cours touchait déjà à sa fin. Tu laissais tes doigts glisser une dernière fois sur les touches. L'heure touchait à sa fin, et tu n'allais pas jouer ad vitam æternam. Même si encore une fois, tu n'avais pas réussi à jouer plus de la moitié de la mélodie. Pourtant, tu avais l'impression que ça faisait des mois que vous répétiez, enfin, qu'ils répétaient parce que tu n'étais que derrière un piano toi. Et si tu faisais le compte, ça ne faisait pas plus de deux semaines. C'est juste que trois fois par semaine, tu avais l'impression parfois, d'y passer toutes tes soirées, toutes tes nuits. Tu baissais ton regard vers les touches blanches de ton instruments maintenant qu'il n'y avait plus rien à regarder. Enfin, si elle était toujours là, mais tu n'osais plus, ça serait presque insistant à force. Tu ne voulais pas être un gros lourd. Tu avais vu ses joues rosir tout à l'heure et tu avais presque hésité à baisser les yeux. Tu les avais pourtant gardé sur elle. Admirant chacun de ses mouvements, retenant chacun de ses gestes.

Le cours était fini et tu restais là sur ton piano à attendre comme un con. Tu ne savais pas quoi faire. L'aborder sûrement, mais tu avais l'impression de ne pas être fin, déjà que tu avais passé la moitié du cours à la fixer, aller lui parler ça ferait prédateur qui saute sur sa proie. Elle n'en était pourtant pas une. Juste une femme qui avait attiré ton regard ce soir. Juste une femme que tu aimerais connaître en détail parce que ça façon de danser t'avait envoûté. Et pourtant, tu restais assis, immobile, à la regarder se détacher les cheveux. Ils tombaient sur ses épaules et son visage était différent, plus doux. Le chignon durcissait ses traits, lui donnait un air un peu trop sérieux.  Tu ne sais pas si tu allais passer tout ton temps à la fixer mais il était clair que tu n'étais pas franchement décidé à faire le premier pas. On dirait un enfant qui tremble devant la fille qui lui plait le jour de la saint-valentin, pour lui offrir la petite carte qu'il avait préparé la veille. Tu n'étais pas franchement mieux, c'est sûr. Mais tu étais comme ça. Parfois chiant et casse-pied, et parfois timide et intimidé. Comme l'adolescent que tu avais toujours été, avant de changer, avant de devenir ce dragueur qui ne pouvait s'empêcher de sourire à toutes les femmes qu'il croisait. Ce soir, tu n'étais pas cet homme, tu étais l'adolescent prépubère.

Tu continuais de la fixer, pensant être à l'abri, pensant qu'elle ne pouvait pas te sentir, qu'elle ne pouvait pas savoir que tu la fixais. Tu n'avais pas réalisé qu'avec le miroir, elle avait un point de vue sur toi. Elle pouvait t'épier autant que toi, mais elle ne le faisait pas. Elle se redressait attrapant son sac. Et toi tu continuais de la regarder en te trouvant stupide. Si tu n'agissais pas, tu allais la regarder partir, impuissant. Si tu n'agissais pas, tu allais rater ta chance. Pas que c'était vraiment dérangeant, une fille de plus, une fille de moins, quelle était la différence au fond ? C'est surtout que tu sentais les choses différemment. Elle t'avait impressionné sur la piste tout à l'heure. Toi qui avait longtemps fait de la danse, tu aurais aimé être son cavalier, son partenaire, la porter et la faire valser. Tu t'étais contenté de la regarder en t'imaginant, tout simplement. Elle te tournait le dos et tu te levais d'un coup. « Attendez ! » Le mur du silence était brisé. Et maintenant ? Maintenant tu ne savais pas. Maintenant tu restais là, derrière ton piano, incapable de sortir autre chose. Elle se retournait lentement vers toi, le cœur battant à toute vitesse. Si tu avais pu, tu te serais caché derrière ton piano. Pas très malin, mais tu ne l'étais pas.

Tu l'avais interpellé et elle s'était retournée se demandant si c'était vraiment à elle que tu parlais. Comme si elle en doutait. Tu faisais le tour de la salle et tu ne remarquais aucune autre présence à part la sienne. Alors tu esquissais un faible sourire sur ton visage, et un micro hochement de tête. Tu ne savais pas pourquoi tu perdais toute ton assurance face à elle mais ça te déconcertais toi aussi. Elle s'approchait de toi en te demandant s'il y avait un problème et tu la fixais pendant une bonne minute, sans pouvoir dire un mot. Avant de réaliser bien sûr que tu n'avais rien dit et qu'il serait peut-être temps de te bouger les fesses. « Oh.. Je.. Non ! » Tu bafouillais comme un enfant de dix ans. Incapable de mettre tes idées en ordre, de pouvoir lui dire ce que tu voulais lui dire. Tu ne savais même pas ce que tu voulais dire, c'était encore trop flou dans ton esprit. Tu aurais l'impression de passer pour un idiot. Même si ça devait déjà être le cas. Tu devais passer pour un garçon timide, ou con. Les deux à la fois si ça se trouve. Elle posait son regard sur toi, et tu tentais de le fuir, doucement.

Elle continuait de s'avancer vers toi, et au fur à mesure qu'elle s'approchait, tu sentais ton corps dérailler. Ton cœur accélérais le rythme, ton souffle se coupait et se perdait. Et ta tête était incapable de réfléchir. Elle se présentait à toi, et tu restais encore une bonne minute dans le silence avant de réagir. « Et moi c'est CJ. » Tu lui tendais une main amicale vers elle, ne sachant pas trop comment te comporter. Tu n'allais pas l'approcher pour lui faire la bise tout de même. Déjà que tu la regardais depuis un moment et que t'étais incapable d'aligner trois mots sans avoir l'air d'un sombre crétin, si tu t'approchais d'elle, tu risquais de te prendre un coup mal placé. Et tu préférais éviter, étrangement. Il n'y avait qu'Aino ou Aisling pour te traiter comme un punching ball. « Vous avez une technique parfaite » Un peu bateau mais au moins tu ne restais pas muet. Tu retrouvais un peu de contenance, d'assurance. Comme si tu avais été absent de ton propre corps les dix dernières minutes.

Particulier. Tu étais particulier. Un peu fou, un peu étrange. Un étranger dans cette ville qui pourtant avait su être tienne par le passé. Tu essayais d'y retrouver des marques, des repères et tu perdais tes moyens ce soir face à une femme. Ce n'était pas comme ça que tu allais réussir. « C'est Cupidon Jupiter, mais vu que ça paie pas d'mine, on m'appelle CJ. » confiais-tu sans trop de mal. C'était bien la première fois que tu ne tournais pas autour du pot. Que tu disais les choses simplement sans chercher à rentrer dans un jeu pour essayer de faire deviner. Ce soir tu étais un homme étonnamment différent. « Comparée aux autres, j'ai trouvé que vous étiez celle qui s'en sortait le mieux. » Tu avais passé ton temps à les regarder, chacune leur tour, et tu avais fini par faire un blocage sur elle. Peut-être parce qu'elle te rappelait l'époque où tu aussi tu étais sur la piste de danse. Où tu aussi tu te hissais sur la pointe de pieds pour faire quelques pas et quelques sauts. « J'ai fait de la danse classique pendant 15 ans presque. » Et ça te manquait. Aujourd'hui, tu en avais conscience. Ce soir en tout cas, tu aurais aimé lâcher ton piano, enfiler des chaussons et prendre part à la chorégraphie en même temps qu'elle.

Ce n'était pas le cas. Tu avais eu l'habitude des moqueries, des sourires en coin et des farce le jour de la saint valentin parce que tu t'appelais Cupidon. Aujourd'hui tu n'avais plus 10 ans et tu étais capable de riposter s'il le fallait. Aujourd'hui ça te passait par dessus la tête, tant qu'on n'osait pas faire une remarque sur tes parents - ta mère en l'occurrence, surtout. « On est d'accord ! » Tu lui fis un petit sourire en l'écoutant te remercier. Il n'y avait pas de quoi, tu te contentais de lui dire ce que tu pensais. Et tu avais assisté à assez de cours pour te permettre de lui dire clairement les choses. Peut-être qu'elle n'avait pas encore une technique parfaite parfaite, mais tu trouvais que c'était celle qui se débrouillait le mieux. Après peut-être que l'expérience jouait aussi, tu ignorais pas mal de choses sur elle et sur toutes les autres filles au fond. « A condition que tu m'accompagnes ! » Tu fis le tour de ton piano pour aller chercher une paire de chausson, tu ne mettrais pas le justaucorps mais il fallait au moins les chaussons parce que danser avec des chaussures c'était relativement compliqué, et ça lui laissait le temps de rechausser les siens.