don't touch me | bérénus

Les habitudes que l'on prend au fil du temps sont parfois bonnes, parfois mauvaises. Celle-là, entre autres, était particulièrement mauvaise. Depuis des lustres déjà, tu t'es embarqué dans ce qu'on pourrait considérer irréversible. Tu as signé v'la quelques années déjà un pacte avec le diable, et il ne se gêne pas pour retirer sa part du lot dès qu'il en a la chance. Toi, comme un con, tu retombe dans la gueule du loup presque tous les soirs, parce que t'es accro et parce que tu n'as pas d'autre choix que d'obéir. Mains dans les poches, c'est avec la gueule en sang comme à ton habitude que tu te diriges en direction du bar de Joe. Il te connaît bien et il ne pose jamais de questions. C'est l'idéal, pour toi qui n'a aucune réponse à donner. En arrivant devant la porte de la boîte, quelle n'est pas ta surprise de découvrir que l'intérieur est sombre et que les portes sont verrouillées. Putain. Nous sommes désolés de l'inconvénient, mais nous serons fermés jusqu'au week-end prochain pour des problèmes de tuyauterie. De tuyauterie? C'est quoi cette merde? Tu renifles du sang, tout en te fourrant les mains dans les poches et en marchant d'un pas rapide vers nulle part. Tu ne peux te pointer chez personne dans cet état. Pas même Alfie. Pas en aussi piteux état. Et aucun autre bar ne te laissera entrer dans cet état. Tu maugrées toujours en crachant ici et là du sang au sol, mécontent, en essayant d'oublier cette habituelle douleur. T'en as marre. T'en as vraiment marre, mais c'est plus fort que toi... Un jour, tu les auras ces bâtards. Un jour, tu les prendras à leur propre jeu.

Tu te rendais chez toi tranquillement dans l'espoir qu'aucun flic ne se décide à t'arrêter sur le coin d'une ruelle. C'est vrai que tu as plutôt l'air d'un délinquant, dans cette allure délabrée, presque macabre. Perdu dans tes pensées, tu ne peux prévoir ce violent impact qui te secoue et te manque de peu de te faire perdre l'équilibre. Tu gémis de douleur, ton épaule meurtrie a pris tout un coup. Une demoiselle s'excuse. Tu te serais contenté de maugréer comme toute réponse, mais sa voix t'es familière. C'est loin d'être bon signe, de tomber nez à nez avec une connaissance, dans l'état où tu te trouves. Qui plus est, lorsque cette supposée connaissance t'interpelle haut et fort de ton prénom, ton corps tout entier se tend, paniqué. Putain, c'est Bérénice. Évidemment, elle aperçoit ton visage, qui n'est probablement pas très joli à voir. Tu détournes la tête en regardant vers le sol. J'ai trébuché, j'me suis pété la gueule sur le gravier dans une ruelle pas très loin. C'est rien. Dis-tu sèchement, en la contournant, prêt à partir - non, à fuir, le plus rapidement possible, le plus loin d'ici.

La dernière des choses que tu désires, c'est qu'elle te rattrape. Évidemment, c'est ce qu'elle fait. Tu retiens un gémissement de douleur en sentant ses doigts agripper ton bras là où l'on t'a frappé à de nombreuses reprises, il y a à peine une heure de cela. Tu essaies de te dégager, de faire le fier, mais tu es épuisé. Littéralement épuisé. J'peux encore m'nettoyer tout seul, Bérénice. C'est la provocation. Tu ne veux pas qu'elle t'aide. Tu ne veux pas avoir à raconter ce qui t'est arrivé, pourquoi ça t'est arrivé. Pas à elle. Pas à Bérénice. Ses doigts sur ton visage meurtri, ses yeux qui t'observent, te fixent, se questionnent, tout ça te donne envie d'être loin, bien loin d'ici. Tu détestes paraître faible. Ton orgueil en prend un sacré coup. Tu te dégages de sa main, de ses doigts en détournant la tête. Sois pas si étonnée.. Tu savais bien que j'étais qu'un con. Tu soupires, exaspéré. Pourquoi elle prendrait soin de toi, alors que depuis ce dîner chez toi, tu ne l'as jamais recontactée? Pas même par texto, pas même en allant à sa boutique, rien. Aucune nouvelle. Malgré tout, un faible sourire se dessine sur tes lèvres à sa dernière remarque. Elle ne lâchera pas le morceau, la p'tite. C'est vraiment c'qui est arrivé, princesse. Allez, laisse tomber. Retourne chez toi, il se fait tard pour une jolie jeune femme comme toi.

Elle ne lâchera pas le morceau. Elle est têtue, et si tu aimes généralement bien ce trait de caractère chez une femme, ce n'est pourtant pas le moment pour te le faire apprécier. J'suis plus un gamin. Tu détestes qu'on te dise quoi faire, qu'on te force à faire telle ou telle chose. Béré prend ton visage entre ses mains et ton regard se perd dans le sien. Tu retiens ton souffle, n'ayant particulièrement envie de lui roter en plein visage. Tu finis bientôt par hocher la tête à sa demande, à contre-coeur. À continuer de t'opposer à son aide, tu n'arriveras à rien et tu ne feras qu'empirer la situation. Si elle a envie de nettoyer tes dégâts à ta place, c'est qu'elle ne sait pas dans quoi elle s'embarque. Je t'aurai prévenue... Enfin, pas vraiment. Tu te dégages finalement doucement de son emprise pour t'éloigner. C'est où, par chez toi? Demandes-tu, alors. Tu n'sais pas quoi dire, ni quoi faire. Tu ne pensais pas tomber sur une connaissance ce soir, encore moins Bérénice. Après tout, tu t'cachais généralement, les nuits où tu te retrouvais dans un état pareil.

Tu sais pertinemment qu'elle n'est pas naïve, la p'tite fleuriste. Elle est loin de l'être. Si elle l'avait été, elle aurait vite craqué devant ton insistance, dès la première rencontre. Et ce n'est pas le cas. Elle sait que tu n'es pas tombé, que tes blessures ne sont pas dues qu'à une banale chute sur du gravier. Elle sait que derrière le sang, les cicatrices, les hématomes et les gerçures, il y a plus que ça. Alors c'est las que tu te laisses finalement emporter par la demoiselle, jusque chez elle. Bras dessus, bras dessous, c'est en silence que tu fais le court trajet. Tu ne te trouvais pas bien de chez elle, finalement. Maintenant, tu pourras venir l'harceler, sachant où elle habite. Mouaha. Elle retire son manteau dès qu'elle entre. Inutile de faire pareil, tu n'en portes pas. Tu la suis des yeux, et c'est en enchaînant tes pas aux siens que tu te retrouves dans la salle à manger, prêt à... prêt à cacher ton plus sombre secret. Tu croises les bras sur ton torse, bien que ce soit douloureux, en observant la jeune femme, d'un léger sourire provocateur. Et si j'veux pas? Tu demeures sur tes deux pieds, mais finit par t'asseoir devant la jeune femme, qui a l'air particulièrement sérieuse. À la lumière, tu dois avoir l'air en plus piteux état encore qu'à la noirceur de la nuit. Pourquoi tu veux t'donner tout ce mal? J'en vaux pas la peine, Bérénice. Tu poses la question, curieux. Et ton affirmation, est toute aussi vraie que le reste. Tu n'en vaux pas la peine. Tu aurais bien pu te soigner toi-même, et ça aurait passé comme dans du beurre. Un secret parmi tant d'autres est mieux gardé pour soi...

C'est depuis elle, que t'es comme ça. Tu ne veux même plus dire son nom, depuis le divorce, ça te rappelle d'horribles souvenirs que tu aimerais mieux chasser de ta tête. C'est depuis elle, que tu es un coureur de jupons. C'est depuis elle, que tu ne vois en toi qu'un pauvre type sans avenir, sans but précis. C'est depuis elle que tu te fais des promesses pour ne pas retomber dans le panneau. Depuis elle, aussi que ces secrets te pèsent dessus et que tu t'es entraîné dans les abîmes d'un gouffre sans fond, un gouffre dont tu ne vois plus le fond. « Comment ça ? Mais bien sûr que tu en vaux la peine ... » Cette affirmation t'attriste. Silencieux, tu l'observes fouiller dans le placard pour en sortir quelques trucs pour te soigner, ou pour effacer toutes traces possible de ce qui t'es arrivé, toutes traces de tes plus sombres secrets. Dans le silence, tu attrapes son poignet en l'arrêtant complètement dans ce qu'elle fait. Tu la forces à te regarder, à plonger ses beaux yeux dans les tiens, sombres et souffrants. Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu ne me connais pas. Tu la lâches, en détournant la tête, prêt à la laisser faire ce qu'elle a à faire. Tout le sang qui coulait tout à l'heure sur ton front, ta bouche, ton menton, tout ce sang est maintenant sec. L'odeur est toujours là. Tu ne sais pas pourquoi elle tient tant à t'aider, alors tu te contentes de te laisser faire en silence. Qu'est-ce que tu faisais dehors, à cette heure de la nuit? C'est dangereux pour une femme de se promener seule, dans c'quartier de la ville.

«Si j'étais quelqu'un de bien, je t'aurais rappelée, Bérénice.» Tu souris faiblement. Rien que ça faisait de toi un homme sans coeur, un homme pas bien du tout. Tu croyais qu'elle l'aurait compris. Qu'elle avait compris que tu es loin d'être quelqu'un de bien, quelqu'un d'honnête. Si vous n'êtes que des connaissances, il te semble pourtant facile de reconnaître que tes qualités humaines sont bien peu nombreuses. Tu grimaces en sentant le coton sur ta peau. Heureusement, ce n'est pas de l'alcool. Tu prendrais bien un verre néanmoins pour anesthésier la douleur qui ne semble pas vouloir lâcher prise depuis tout à l'heure. Tu laisses faire la fleuriste, l'observant faire parfois, et admirant son appartement d'autres fois, dans un parfait silence. «Fais attention, quand même.» Même si t'es un con la majorité du temps, tu ne l'es pas toujours. Tu ne souhaites du mal à personne, encore moins à une jeune femme sans défense. À une belle jeune femme sans défense, telle que Bérénice. «Tu rougis. Encore.» Et toi tu souris devant cette évidence, encore.

Comme toute réponse, tu te contentes de sourire. Peut-être, peut-être que ça t'a frôlé l'esprit. Peut-être que non, aussi. Ce n'est plus trop sûr. Si t'y as pensé, tu ne l'as pourtant pas fait, et c'est bien ça le pire. Pire que d'oublier. Pire que de ne jamais avoir pensé à la téléphoner pour prendre de ses nouvelles, pour organiser un deuxième rendez-vous. Mais tu t'arrêtes toujours au premier. Il n'y a jamais de deuxième fois. «On a pas la même notion de délicatesse.» Tu dis ça, mais p'têtre que c'est juste trop qui est trop poule mouillée. Ou peut-être aussi, que ces hommes qui t'ont tabassé, peut-être qu'ils n'ont pas raté leur coup. C'est la même chose chaque fois. Mais chaque nouvelle fois, tu te retrouves avec une cicatrice par-dessus une autre, et ainsi de suite. Et chaque fois, c'est plus douloureux. À moins que ce ne soit le contraire. Chaque fois, la douleur se fond, s'évapore et tu l'oublies. Comme si tu y avais pris habitude. Elle te fait remarquer qu'elle rougit toujours plus lorsque tu le lui dis. Et c'est vrai. Et c'est mignon. Tu rigoles. Et c'est ça qui est drôle. C'est bien pour ça que je te le fais remarquer chaque fois. Ça te rend charmante. Même si tu l'es déjà. Tu souris, finalement avant de grimacer de douleur. Putain, tu prendrais bien un whisky, ou quelque chose de bien fort. T'es une mauviette, c'est bien connu quand il est question de te soigner. «Aïe!», grognes-tu en attrapant son poignet, cette fois plus doucement que tout à l'heure, pour l'arrêter dans son geste. Mais finalement, tu la lâches et la laisse poursuivre. Ton regard s'adoucit, mais tu baisses la tête pour poser tes yeux sur tes genoux. Merci, princesse...