Quelqu'un sur qui compter [Wooshka]

Après son accident, Annushka avait été plâtrée. Elle avait gardé ce monstrueux plâtre plusieurs mois avant qu'on le lui retire. La vie n'avait pas été facile avec cette chose d'ailleurs. Se déplacer, se laver, tous les gestes du quotidien étaient devenus incroyablement fatiguant. Heureusement, sa famille avait été très à l'écoute durant cette période de sa vie.
Depuis qu'elle était à Bowen elle n'avait plus son plâtre mais elle était en période de rééducation et ce n'était pas rose tous les jours. Elle devait toujours se servir de béquilles pour ne pas fatiguer sa jambe, ce qui commençait à beaucoup l'agacer d'ailleurs. Elle supportait de moins en moins ses béquilles et avoir l'air d'une handicapée. Elle voulait marcher, courir, danser, tout faire comme avant. Et pourtant, Dieu savait que cela n'était pas possible. Qu'elle ne pourrait plus jamais danser comme avant. Bref.
Aujourd'hui elle avait rendez-vous chez son physiothérapeute. Elle avait prit ses béquilles pour ça même si, lorsqu'elle sortait à présent, elle les prenait de moins en moins. Mais elle savait que ça fâcherait son physiothérapeute s'il le savait alors elle préférait lui cacher. Heureusement, sa jambe allait de mieux en mieux, enfin, c'est ce qu'il disait en tout cas.

Quand ce fut son tour, la brunette entra dans la salle d'auscultation, sourire aux lèvres.

-Bonjour !

Woody était à l’accueil quand il vit, au loin, sa prochaine patiente en train de se diriger vers l’entrée de la clinique, en béquilles. Il esquissa un sourire, parce qu’au moins comme ça il était assuré qu’elle faisait l’effort de se déplacer avec celles-ci en ménageant sa jambe, contrairement à ce que plusieurs autres patients impatients (jeu de mots intentionnel) faisaient. Il déposa le dossier de son patient précédent dans son classeur et laissa à Annushka le temps de se rendre sans l’attendre ; il avait sa séance à préparer de toute façon. Il se dirigea donc vers la salle d’auscultation et prépara le lit sur lequel ils travailleraient aujourd’hui, et alla faire couler un bain chaud pour la jambe d’Annushka, question de préparer ses muscles à la séance d’aujourd’hui. À son retour de la chambre close où se trouvait le bain, Annushka se retrouva devant lui, dans la salle principale. « Bonjour Annushka ! Comment vas-tu ? » Lui demanda-t-il avec un grand sourire. Le Woody physiothérapeute et le Woody du quotidien n’étaient pas du tout les mêmes. Après tout, il se devait d’être professionnel s’il désirait conserver une clientèle. Avec Annushka, donc, c’était un lien amical qui s’était développé, plutôt qu’un lien de séduction comme avec la plupart des femmes de son entourage. « On passe au bain chaud, comme d’hab. » Il l’accompagna jusqu’à la salle et lui installa un tabouret, pour qu’elle puisse s’asseoir et plonger complètement sa jambe dans l’eau sans avoir à enlever quoi que ce soit. « T’as bien fait tous tes exercices cette semaine ? » Lui demanda-t-il en haussant un sourcil, bien conscient que la plupart de ses patients prenaient certaines journées de congé alors qu’ils ne le devraient pas, pour leur propre bien.

La bonne humeur de Woody était toujours contagieuse lors des séances. Même si parfois Annushka souffrait, s'épuisait, il était toujours là pour l'encourager. Au point que ses séances de rééducation n'avaient jamais été des tortures.

-Ca va, je crois que ma jambe guéris, et toi ?

Elle n'allait pas lui avouer qu'elle le savait parce qu'elle avait de moins en moins mal quand elle marchait sans béquille mais c'était tout de même un point de repère. Elle hocha la tête quand il lui dit qu'ils allaient faire comme d'habitude et passer par le bain chaud. Elle se laissa guider, même si elle connaissait les lieux et plongea sa jambe dans l'eau chaude. Ca faisait vraiment du bien. Elle leva les yeux vers lui pour répondre à sa question, toujours souriante.

-Oui ! Je les fais toujours.

Annushka était une élève assidue. Elle voulait absolument que toutes ses gênes pour se déplacer partent au plus vite. Enfin, certainement comme toute personne dans son cas, non ?

-Pourquoi ? Certains ne le font pas ? Mais on veut tous guérir, non ?

Pendant qu’Annushka guérissait, lui, son état se dégradait jour après jour. Lentement, trop lentement pour qu’il puisse vraiment y voir une différence, mais il le ressentait quand même au plus profond de lui-même. Il amenait ses patients vers la guérison, vers la réadaptation, pendant que lui était impuissant face à sa propre condition. Certes, il était toujours ravi d’entendre ses patients lui dirent qu’ils se voyaient aller mieux, mais ça lui rappelait constamment à quel point il ne pouvait rien faire pour lui. Personne ne le pouvait. Il sourit tout de même à Annushka, cachant ses propres démons pour ne pas mettre de l’ombre sur les accomplissements de la brunette. « Tant mieux ! Tu progresses bien. » Il marqua une pause, avant d’ajouter : « Je vais bien aussi, merci. » Répondit-il, le regard fuyant, la conduisant vers le bain chaud pour préparer sa jambe à la thérapie. Quand elle fut installée, Woody demeura auprès d’elle, s’assurant qu’elle faisait toujours ses exercices à la maison, tel que demandé. Elle s’étonna de son air suspicieux, qu’il arborait surtout parce que d’autres patients n’étaient pas aussi assidus qu’Annushka. « Oui, on veut tous guérir, c’est sûr mais … certains ne se rendent pas compte que ça peut vraiment faire une différence, de répéter les exercices à l’extérieur des séances. Certains ne se fient qu’à moi. » Avoua-t-il, une moue désolée et déçue pour ces gens-là au visage. Ça le mettait parfois hors de lui, d’ailleurs, quand ses patients ne se remettaient pas totalement de leurs blessures par un manque de motivation par rapport aux exercices. Si lui pouvait éloigner sa maladie à coups de vingt minutes de thérapie par jour, croyez-moi, il mettrait les bouchées doubles. Certains ne se rendaient pas compte de la chance qu’ils avaient de pouvoir s’en sortir, de pouvoir aller mieux.

Annushka eut un grand sourire quand il lui dit qu'elle progressait. Il n'y avait vraiment rien de mieux pour la rendre heureuse. Elle avait tellement hâte de pouvoir remarcher sans béquille.

-C'est vrai ?

Elle en jubilait presque, la brunette. Elle hocha doucement la tête lorsqu'il lui dit que lui aussi, il allait bien.

-Super.

Pour le moment, elle était un peu trop heureuse pour elle-même pour se rendre compte que quelque chose n'allait pas avec Woody.
Après avoir plongé sa jambe dans le bain chaud, la Russe écouta attentivement la réponse du physiothérapeute à son étonnement. Elle hocha la tête à son explication. Les gens n'y mettaient pas vraiment du leur alors. Mais c'est vrai que parfois, surtout si on habitait seul, ça devait être assez difficile de se motiver, surtout que les exercices n'étaient pas toujours très agréables.

-C'est parce que c'est plus agréable quand c'est toi qui le fais !

Elle avait dit ça avec un sourire innocent sur le visage. Quelqu'un qui ne la connaissait pas aurait peut être pu croire qu'elle le draguait mais en réalité elle n'avait absolument aucune idée derrière la tête. Elle était loin de penser à ce genre de choses, la douce Annushka.

Devant l’enthousiasme d’Annushka face à sa progression, Woody ne put s’empêcher de sourire de toutes ses dents. Leurs regards brillaient. Même si Woody, lui, régressait, il ne pouvait s’empêcher de vivre d’espoir dans des moments comme celui-là. De voir tout le bonheur qu’un petit pas vers l’avant procurait à Annushka lui faisait momentanément oublier que lui n’avait plus qu’à reculer. « Bien sûr ! J’crois que bientôt je pourrai te prescrire une bottine que tu porteras pour marcher, pour garder ta jambe droite, mais tu pourras marcher dessus. C’est mieux que des béquilles, non ? » Lança Woody avec enthousiasme, alors qu’il ignorait qu’Annushka marchait déjà avec ses deux pieds, sans béquille, et sans bottine. Il aurait peut-être perdu un peu son sourire et prit son air sévère.

Une fois la jambe d’Annushka dans l’eau, Woody la questionna sur ses exercices à faire à la maison, et quand elle lui dit pourquoi la plupart des patients attendaient d’être ici pour les faire, le jeune homme rigola. C’est avec cette femme-là qu’il réalisait à quel point une amitié homme-femme pouvait être tellement plus gratifiante qu’une partie de jambes en l’air parmi tant d’autres. Woody avait presque oublié ce que c’était que d’avoir une amie, juste une amie, sans ambiguïté. Ça lui faisait du bien de retrouver une telle relation, même si en réalité, Annushka était avant tout sa patiente. « Oooh, c’est tellement gentil ! » Lança Woody avec une voix de petite fille et une gueule de chat potté. « Bon allez, sors ta patte de l’eau. » Quelques minutes suffisaient à préparer ses muscles. Il la guida jusqu’à une table-lit pas trop loin, pour éviter de lui faire traverser la salle d’auscultation au complet, et la fit s’allonger. « Je pense qu’aujourd’hui on va pouvoir laisser de côté le lit pour commencer à travailler la marche. » Déclara Woody pendant qu’il faisait bouger la jambe et la cheville d’Annushka.

Alors que Woody lui proposait une bottine pour remplacer ses béquilles, Annushka se sentit infiniment coupable de, parfois, marcher sans. Elle se jura alors de ne pas recommencer. Elle n'avait jamais eu envie de le décevoir. Et par le fait même, elle se décevait elle-même.

-Oui ce serait vraiment génial !

Elle le regarda avec un grand sourire, cachant sa culpabilité et réellement heureuse qu'il puisse lui prescrire ce genre de choses. Au moins elle ne marcherait plus sans béquille et... elle ne marcherait plus en lui désobéissant.

La Russe afficha un sourire ravie quand son physiothérapeute lui dit que c'était mignon. Elle le pensait sincèrement, ce n'était pas juste pour lui faire plaisir. Bon vu la voix qu'il prenait et le tête qu'il faisait, elle se doutait qu'il la taquinait un peu.

-Ne te moque pas, c'est vrai.

Sur ce, elle obtempéra, retirant sa jambe du bain pour clopiner jusqu'au lit. Elle s'allongea donc sur le lit avec l'aide de Woody et le laissa commencer la séance à proprement parler. Quand il annonça le programme, Annushka se redressa un peu, presque prête à se jeter en bas du lit pour pouvoir marcher.

-C'est vrai ?!

Pas assez observateur et surtout pas assez concentré sur le langage corporel des autres, Woody n’avait rien vu de la culpabilité d’Annushka. Il ne se doutait pas une seule seconde qu’elle lui mentait et, de toute façon, il voyait en elle tellement trop de gentillesse qu’il ne penserait même pas une seule seconde le contraire. Ils se dirigèrent donc vers les lits des patients, tous alignés. Deux autres physiothérapeutes, employés par Woody, avaient des rendez-vous en même temps qu’eux, mais les rideaux autour des lits étaient fermés alors Annushka et son physiothérapeute avaient toute leur intimité. Enfin, leur intimité de patient-soignant. Alors que le jeune homme était en plein massage de sa jambe, Annushka se releva direct lorsqu’il lui avoua qu’ils essaieraient de la faire marcher aujourd’hui. Ce ne serait pas le marathon dès demain, mais peu à peu elle retrouverait de la force dans ses muscles et de la stabilité à chaque pas. À la clinique, ils avaient deux barres à la hauteur des bras pour permettre aux patients de se tenir et d’essayer d’avancer, en mettant toujours un peu plus de poids sur leurs pieds. C’est avec ça qu’ils commenceraient, une fois la jambe d’Annushka bien réveillée par les mains de Woody. « T’as retrouvé toute ton amplitude, déjà, tu peux te compter chanceuse. Beaucoup perdent un peu d’amplitude dans le pied, souvent, à cause d’une mobilisation trop longue. » Il leva les yeux vers la Russe et lui sourit. « T’as hâte de recommencer à danser ? » Demanda-t-il, ignorant qu’il s’agissait d’un sujet peut-être trop délicat.

Couchée sur le lit, sage et docile, l'ex ballerine n'avait pas pu s'empêcher de se redresser à cette promesse de marche. Evidemment, elle ne rêvait que de ça, nuit et jour, de pouvoir marcher de nouveau, courir et même danser. On ne pouvait pas lui reprocher son enthousiasme et son physiothérapeute ne le fit pas d'ailleurs, se contentant de faire bouger sa jambe, sa cheville. Annushka fut donc bien forcée de rester calme même si elle était déjà toute excitée à l'idée de cette séance.

-Mon amplitude ?

Annushka ne comprit pas trop sur le coup, puis le voyant tourner sa cheville elle hocha doucement la tête.

-Ah oui, c'est sûrement parce que je fais bien les exercices.

Elle lui sourit, heureuse d'avoir de la chance dans son malheur. Mais sa question la paralyse quelques secondes avant de lui faire baisser les yeux. Est-ce qu'il savait ? Est-ce qu'il savait qu'elle ne pourrait plus jamais être ballerine ? Non, peut-être pas, sinon, il n'aurait certainement pas autant manqué de tact. Mais Annushka n'arrivait pas à lui en vouloir, il lui souriait, il ne pensait certainement pas à mal. Alors elle releva doucement le visage vers lui, tentant d'esquisser un petit sourire bien qu'un peu triste.

-Oui, j'ai hâte, même si ça ne sera plus comme avant.

Afin de lui montrer de quoi il parlait en mentionnant son amplitude, il lui bougea la cheville et la jambe de sorte à ce qu’elle voit qu’elle n’était bloquée nulle part. « Certaines personnes en perdent et n’arrivent donc plus à se mettre sur la pointe des pieds, par exemple. » Ce qui, pour une danseuse, pouvait bien rimer avec la fin de son monde, il se doutait bien. Heureusement, comme le disait Annushka, elle avait bien fait ses exercices et tout rentrait dans l’ordre, malgré le temps et la patiente qui avaient été requis. « Exact. Tu vois, ça paye. » Il sourit et lui parla alors de la danse, ne réalisant pas que ce sport était pour elle ce que le vélo de montagne avait été pour lui. Même si Woody pouvait encore bouger, pédaler, encaisser des chocs, c’était devenu trop dangereux de continuer dans cette discipline à cause de sa maladie. Il ne savait pas qu’Annushka avait un niveau de danse si élevé qu’une blessure comme celle-ci venait d’anéantir tous ses espoirs de poursuivre son rêve. Elle mentionna que ce ne serait plus comme avant, et dans son regard et son sourire attristé, Woody reconnut le visage qu’il avait tant arboré quand on lui disait qu’il pourrait continuer à faire du vélo de route, plus doucement, plus tranquillement. Il réalisa alors son erreur. « Je suis désolé. Je sais ce que c’est que de devoir renoncer à une passion pour des blessures. Je n’avais pas réalisé que tu ne pourrais peut-être pas danser comme avant … faut dire … je ne m’y connais pas vraiment en danse … » Se justifia-t-il, l’air coupable. Quand il imaginait Annushka danser, c’était les pieds à plat au sol, dans des mouvements qui en demandaient certes beaucoup aux jambes, mais pas au point que sa blessure l’empêche de les refaire un jour. Il ne voyait malheureusement pas la grande ballerine russe qu’elle était, faute d’en avoir déjà vues à l’œuvre.

Annushka hocha doucement la tête lorsqu'il lui montra qu'elle pouvait encore tourner sa cheville dans tous les sens. C'était assez rassurant.

-Au moins je pourrais encore faire des pointes.

Elle leva les yeux vers lui avec un sourire. Même si elle ne danserait plus à haut niveau comme avant, elle pourrait au moins faire le minimum. Elle sourit même de plus belle quand Woody lui fit remarquer que tous ses efforts pour se remettre payaient. Oui, elle en était vraiment heureuse.

-Heureusement, sinon je crois que je me contenterais de rester en boule dans mon lit toute la journée.

Elle eut un petit rire à ses bêtises. Jamais elle ne ferait ça, elle n'était pas ce genre de personne. Même si elle déprimait, elle essayait de sortir, de se rendre utile à la maison aussi.
Le physiothérapeute s'excusa mais Annushka ne lui en voulait pas. Il ne savait pas que les choses seraient différentes pour elle. Elle releva alors son regard brun vers lui avec un petit sourire se voulant rassurant.

-Ce n'est rien.

Elle le scruta quelques secondes, sa révélation sur une passion abandonnée l'ayant intriguée. Alors il avait vécu la même chose qu'elle ? Parfois, elle se disait qu'elle ne devait pas dramatiser, qu'elle n'était pas la seule dans ce cas et qu'il fallait juste se relever.

-A quoi est-ce que tu as dû renoncé ?

Quand elle parla de pointes, Woody hocha la tête. Le mouvement de pointé de son pied était bien rétabli, elle avait perdu bien peu de souplesse de ce côté-là. « Dit, c’est vrai ce qu’on voit dans les films de ballerine, avec vos ongles en sang et tout cassés ? » Il avait même entendu dire que certaines danseuses perdaient leurs ongles à force de faire des pointes. Il savait que le ballet était une discipline des plus exigeantes, mais de là à se faire mal de la sorte, ça lui donnait des frissons. En même temps, ce n’était pas forcément mieux que son ancien sport de prédilection où une chute pouvait entraîner des séquelles très graves, et même la mort.

Après lui avoir parlé de la danse mais surtout après avoir réalisé qu’elle ne pourrait plus jamais danser comme avant, il s’excusa. Il prenait pleinement conscience du deuil qu’Annushka aurait à faire. Et il le savait difficile, ce deuil. Elle lui assura que ce n’était rien, mais cela ne l’empêchait pas de s’en vouloir et d’avoir de la peine pour elle. Elle venait de lui rappeler tout le chagrin qu’il avait ressenti lorsqu’il avait annoncé son retrait des compétitions, alors qu’il était champion mondial. Et aujourd’hui, Woody avait été oublié. Mis à part les natifs de Bowen qui avaient à peu près son âge, plus personne ne se souvenait de lui et de son titre. Annushka lui demanda alors à quoi il avait dû renoncer, ce qui eut pour effet de rendre Woody franchement mal à l’aise. Il baissa les yeux sur la cheville de sa patiente, continuant son massage et ses exercices, demeurant silencieux un moment. Surtout parce qu’il ne savait pas vraiment quoi dire. Il ne savait pas ce qu’il avait envie de dire. « Au vélo de montagne. Je faisais des compétitions un peu partout dans le monde. » Il haussa les épaules avec un mince sourire. « C’était il y a longtemps. » Huit ans, pour être exact. Ce n’était visiblement pas assez long pour Woody, puisque la douleur était encore vive lorsqu’il repensait au sacrifice qu’il avait dû faire à cause de la sclérose en plaques. Voilà pourquoi la situation d’Annushka l’atteignait autant. Il aurait voulu pouvoir la sauver du mauvais sort qui lui avait été infligé à lui-même auparavant.

Annushka eut un instant de surprise à sa question avant de se mettre à rire. L'image qu'avait Woody de la danse classique semblait assez horrible. Enfin, elle ne pouvait pas lui donner totalement tord non plus en fait. C'était très physique et les pieds des danseuses étaient généralement assez délicats. Il leur arrivait donc de se blesser, mais elle savaient aussi prendre des mesures.

-Peut-être que ça arrive mais dans ma troupe non, nous n'avions pas les pieds dans un tel état. Nous avons des chaussons de danse spéciaux pour les pointes et on coupait vraiment courts nos ongles. Enfin, nous avions des médecins pour nous conseiller.

Elle avait de la chance d'être dans une grande troupe où ils prenaient soin de leur santé.
Annushka sentit qu'elle avait mit mal à l'aise Woody en posant la question à propos de ce qu'il avait dû abandonner. Peut-être que lui aussi, c'était une plaie qui ne s'était pas encore refermée. Elle savait que c'était le genre de sujet qu'il valait mieux aborder avec délicatesse.

-Ca devait être impressionnant.

Elle lui sourit à son tour, n'osant pas, cette fois, lui demander pourquoi il avait dû y renoncer. S'il n'avait pas évoqué la cause, c'était certainement parce qu'il était encore trop douloureux pour lui d'en parler. Elle aurait voulu lui remonter le moral, faire quelque chose.

-T'as eu des médailles ?

Selon les dires d’Annushka, les blessures des ballerines n’étaient pas les mêmes d’une troupe à l’autre, tout dépendant des précautions prises par l’ensemble des danseuses. Il trouvait stupide pour les autres de se laisser blesser alors qu’il y avait certaines solutions, visiblement, vu que la troupe d’Annushka s’en sortait sans se mettre les pieds dans un sale état. Il hocha la tête. « Wow. Des médecins ? C’est du sérieux tout ça. » Dit-il avec une pointe d’admiration dans la voix. Il n’imaginait pas qu’Annushka ait pu être dans une troupe d’aussi haut niveau, mais si des médecins s’en mêlaient, alors il imaginait bien qu’elle devait faire des spectacles dont les billets coûtaient une petite fortune, quand même. C’était d’autant plus désolant de savoir qu’elle ne pourrait peut-être plus danser avec elles, si la sélection des danseuses de la troupe était sévère.

Ce fut finalement au tour de Woody de parler de son sport à lui, et c’était sans doute tout autant impressionnant à entendre. Lui aussi avait son public, même s’il s’agissait de deux disciplines complètement différentes. La jeune femme lui demanda alors s’il avait eu des médailles, et Woody hocha la tête avec un sourire. « Des médailles, des trophées, ouais … » Il soupira en relevant les yeux vers Annushka. « J’ai eu le titre de champion du monde pendant trois années consécutives, alors … ouais. J’ai tout ça chez moi. » Il haussa les épaules. Même si c’était douloureux de passer à côté à tous les jours, Woody avait tout de même exposé ses trophées et ses médailles d’abord dans son salon, puis finalement dans sa chambre, pour éviter d’avoir à en parler trop souvent quand de nouvelles connaissances passaient chez lui. Il ne se voyait pas les ranger dans une boîte en carton. C’était une importante partie de sa vie, et même si ça lui faisait mal, il avait besoin de se rappeler. « Bon. On essaie de marcher un peu ? » Proposa-t-il avec un sourire, maintenant que sa cheville et son pied étaient bien prêts à recevoir un peu de poids.

Annushka se mit à rire quand Woody sembla impressionné par la présence de médecin. Oui, du sérieux, c'était le moins qu'on puisse dire en vérité. Cela faisait bien longtemps qu'elle ne dansait plus dans une petite troupe mais bien dans une troupe reconnue en Russie.

-Oui, on peut dire ça comme ça. Mais c'est vrai qu'il faut faire très attention et que nos pieds peuvent se déformer.

Elle n'allait pas mentir, des pieds tordus à force de faire des pointes, ça arrivait, c'est pour cela que les danseuses et danseurs devaient faire très attention lors de leurs entraînements et que, comme tout sportif de haut niveau, leur carrière s'arrêtait bien souvent alors qu'ils étaient encore jeunes.

Intéressée, Annushka avait demandé des précisions sur le parcours de Woody. Elle fut très impressionnée d'entendre qu'il avait été champion du monde plusieurs fois consécutives. Ce sport devait vraiment être important pour lui, autant que la danse pour elle. Elle imaginait ce qu'il ressentait maintenant. Peut-être qu'elle ne devrait pas insister sur le sujet, que ça allait le gêner.

-Je vais devoir te demander un autographe.

Elle esquissa un doux sourire à son attention. Elle hocha la tête lorsqu'il lui déclara qu'ils allaient marcher. Elle avait hâte en réalité. Elle se redressa alors, posant d'abord sa jambe valide sur le sol puis, avec beaucoup plus de délicatesse, sa jambe accidentée.

-Je vais où ?