mr self destruct (nevaeh)

Il s’était perdu en chemin, Woody. Il avait laissé derrière lui des parties de lui-même, un peu comme le Petit Poucet, mais il avait oublié de les récupérer en chemin de retour. Parce qu’il n’avait jamais emprunté le chemin du retour. Woody continuait d’avancer même s’il avait oublié ce qui le rendait lui-même heureux. Même s’il avait oublié ce qui l’animait, ce qui le faisait rire et jouir. Mais depuis toute cette histoire avec Sara, depuis ses égarements avec bien trop de femmes qu’il n’aimait pas, depuis qu’une bonne partie de son entourage lui avait tourné le dos, Woody réalisait que cette vie ne lui correspondait plus. Que cette vie faisait de lui un monstre sans émotion, et ça lui faisait peur. Tellement peur. Alors il avait décidé de tourner le regard vers l’arrière, de s’aventurer un peu dans les traces qu’il avait lui-même laissées, question de voir si, à quelque part, il ne retrouverait pas un peu de qui il était autrefois. D’autant plus que sa maladie le rattrapait vite, bien trop vite, et qu’il sentait que s’il n’agissait pas maintenant, il serait bientôt trop tard. Le jeune homme avait un mal incessant dans les jambes, les bras fatigués, son corps tremblait comme une feuille, il se sentait faible et il avait mal. Mal au corps, mal à l’esprit. Ce matin, Woody avait téléphoné à sa sœur pour s’assurer qu’elle n’avait rien de prévu en ce matin de dimanche. Et il avait été dans le cabanon à l’arrière de la cour de sa nouvelle maison pour en extirper son vélo de montagne. Son vieux vélo de montagne de compétition, qui n’était sans doute plus dans le palmarès des meilleurs vélos, mais qui avait encore toutes ses pièces. Toute sa beauté. Il l’enfourcha et roula jusqu’à chez sa sœur et, après avoir barré son vélo sur la clôture en face du bloc, il monta jusqu’à l’appartement de sa sœur, casque de vélo en mains. Il toqua à la porte et attendit, et quand Nevaeh ouvrit, il sourit. « Bon, j’m’impose un peu, mais comme t’as rien de mieux à faire, tu m’accompagnes en montagnes pour me chronométrer ? » Lança-t-il avec tellement d’enthousiasme que sa sœur aurait du mal à lui refuser, même sachant à quel point cette idée était dangereuse.

Heureusement que Woody avait relu le sms de sa sœur, par réflexe, en pénétrant dans l’immeuble, car il s’apprêtait à monter deux par deux les marches d’un étage de trop. Il s’arrêta à la nouvelle destination, celle qu’il allait devoir enregistrer dans sa mémoire, car visiblement il s’était passé un truc avec sa sœur et elle avait eu besoin de changement. Ça le rendait curieux et inquiet à la fois, mais il ne voulait pas la bombarder de questions dès qu’elle lui ouvrirait la porte. Ça ne paraissait peut-être pas, vite comme ça, mais Woody avait un minimum de tact. Ils auraient amplement le temps d’en discuter au courant de la journée qu’ils s’apprêtaient à passer ensemble, malgré les réticences de sa sœur en le voyant accoutré de cette façon, casque dans les mains. Après l’avoir dévisagé un moment, dubitative, Nevaeh l’embrassa sur la joue et tenta de commencer une certaine tentative de dissuasion, mais comme Woody ne semblait déjà rien vouloir entendre, elle capitula sans même terminer sa phrase. L’homme sourit, satisfait qu’elle n’ose pas lui faire la morale pendant des heures. « J’ai amené quelques collations, rien de gastronomique mais ça conviendra pour un petit lunch en haut de la montagne, j’crois bien. » Déclara-t-il. Il n’avait certainement pas pris le temps de leur concocter de bons petits sandwichs et des petites salades maisons, mais il avait quand même amené des fruits, coupé des légumes, acheté des sacs de noix et de l’eau, bref de quoi se nourrir pour le temps qu’ils seraient là-haut. Le tout était dans son sac à dos, qu’il portait actuellement. « J’vais jeter un coup d’œil rapide à l’intérieur pendant que tu te prépares. » Lança Woody pénétrant dans le nouveau logement de sa sœur, ne se gênant pas – et après tout, pourquoi le devrait-il ? Comme il s’agissait du même immeuble, la configuration était pas mal la même que son autre logement, alors le changement était peu considérable. Elle avait amené ses meubles et effets personnels avec elle, du coup mis à part quelques détails, Woody n’avait pas l’impression d’être ailleurs. Quand Nevaeh revint, Woody lui sourit, et ils quittèrent ensemble son logement. Une fois à l’extérieur, le jeune homme la regarda et se lança : « Alors, c’est quoi cette histoire de déménagement un étage plus bas ? Il s’est passé quoi ? » Demanda-t-il doucement à sa sœur, avec curiosité, intérêt et attention. Il l’écouta lui expliquer ses raisons pendant qu’il déverrouillait son vélo. Nevaeh préférerait peut-être y aller en transport plus rapide que la marche et, si c’était le cas, il la rejoindrait à vélo. Sinon, il pédalerait lentement à côté d’elle, ou marcherait aussi, son vélo à côté de lui.

Une fois Nevaeh équipée de ce qu’elle considérait être de la nourriture de survie, ils sortirent de son appartement et c’est là que son frère se permit de la questionner à propos de ce changement de logement. Il hocha la tête, respectant qu’elle ne veuille pas rentrer dans les détails d’une histoire qu’il connaissait, de toute façon, déjà en surface. Elle ajouta qu’elle ne voulait pas rester seule et qu’elle et CJ n’en étaient pas encore rendu à vivre ensemble. « Ben j’espère bien, on le connaît même pas encore, ce type, Felix et moi. » Et comme les deux frères Rutkowski surveillaient attentivement les hommes qui entraient dans la vie amoureuse de leur sœur, c’était un passage obligatoire avant de pouvoir entreprendre quoi que ce soit de plus sérieux. Woody aurait franchement été vexé que Nevaeh emménage avec un petit ami sans que Woody l’ait au moins rencontré. L’opinion de la fratrie avait toujours eu une place centrale dans leurs décisions, aussi personnelles soient-elles. La jeune femme lui parla des colocataires avec qui elle partageait donc son logement, et Woody haussa les sourcils dès qu’il entendit un prénom masculin, mais ne releva rien de plus puisque sa sœur lui affirma que ce n’était qu’un ami. « Je ne connais ni l’un ni l’autre. Ils sont arrivés à Bowen récemment ? » Demanda Woody, tout de même soucieux de savoir si sa sœur était entre de bonnes mains. Il se promit de revenir souvent chez elle, question d’avoir le plus de chances possible de tomber sur un des deux, ou mieux encore, les deux. C’est qu’il était protecteur, le grand frère. Surtout connaissant la fragilité actuelle de Nevaeh. Il ne posa toutefois pas plus de questions, parce qu’il se rappelait de leur pacte de vérité mais qu’il voyait aussi dans le regard et la gestuelle de sa sœur qu’elle ne voulait pas forcément s’étendre sur le sujet. Il n’allait pas la forcer à mentir, ou alors à lui parler de sujets qu’elle ne voulait pas aborder. Woody avait tout de même un certain sens du respect. Le jeune homme avait terminé de déverrouiller son vélo de montagne quand sa sœur lui demanda s’il avait du nouveau de son côté. « Je vais avoir les clés de ma maison ce samedi ! » Lança-t-il avec enthousiasme. Ça en faisait, des déménagements, pour une seule famille. « Tu crois que je pourrai compter sur tes bras pour m’aider à amener quelques boîtes ? Felix viendra, Freja aussi, pour le moment. Maman et papa aussi, bien sûr, même si je me doute bien que p’pa pourra pas transporter autant de meubles qu’avant. » Ils se faisaient vieux, les géniteurs, quand même. Woody commença à marcher à côté de son vélo, se rendant jusqu’au trottoir, avant de demander à sa sœur : « On marche jusque-là ou bien tu veux prendre ta voiture et me rejoindre ? » Demanda-t-il.

Woody leva les yeux au ciel quand sa sœur mentionna qu’elle ne leur présenterait pas CJ tout de suite, parce qu’ils risquaient de lui foutre la trouille. Oui, et avec raison. Le jeune homme ne connaissait pas toute l’histoire entre eux mais il savait une chose : sa sœur en avait pleuré, des larmes, à cause de ce type. Alors s’il désirait revenir dans sa vie, il ferait mieux de bien se tenir, ce CJ. « Mouais, ben, prends ton temps. Y’a pas de presse. » Dit-il sur un ton protecteur. Nevaeh n’était pas protectrice envers son grand frère pour rien. C’était de famille. Les Rutkowski s’en faisaient toujours trop pour la fratrie. Ils parlèrent finalement des nouveaux colocataires de sa sœur et elle sembla surprise de constater que son frère ne se rappelait même pas d’Alfie, qu’elle pensait pourtant lui avoir présenté. Woody fronça les sourcils, se remémorant vaguement une soirée où elle lui avait présenté ledit meilleur ami. « Oh, c’est euh, le gringalet là ? » Demanda-t-il, les sourcils froncés, en regardant sa sœur. Ce n’était même pas intentionnellement méchant, c’était juste sa façon de le décrire. Et puis, il n’avait jamais vraiment pris le temps de lui parler, même pas quand ils étaient dans la même équipe lors du festival de la mangue. Nevaeh le rassura alors à propos d’Alfie, ce qui fonctionna, pour le coup. « Bon, tant mieux. » S’il prenait soin d’elle, c’était l’important. Peut-être que lui aussi garderait l’œil sur CJ ; en plus, en habitant avec elle, il avait une meilleure surveillance. Woody parla à son tour de ses nouvelles, plutôt grandes cette fois-ci, puisqu’il apprit à sa sœur que son déménagement dans sa nouvelle maison approchait à grands pas. Elle sembla déçue de devoir donner un coup de main, cela dit. « Hé-oh, va falloir que tu travailles un peu pour la mériter, cette bière gratuite. » Il rigola. Puis, Nevaeh écouta la liste des gens à avoir confirmé leur présence pour le déménagement, et elle sembla surprise d’entendre le prénom de Freja. Son frère la regarda d’un drôle d’air. « Ben oui, Freja. Qu’est-ce qu’il y a de si bizarre ? En plus elle est décoratrice d’intérieur, elle va me donner un sacré coup de main. » À la base, Nevaeh ne devait pas être au courant de toute l’ambiguïté de la relation entre Freja et Woody, alors pourquoi était-elle aussi suspicieuse à l’évocation de son prénom ? En savait-elle plus qu’il ne le croyait ? Bref, pour le moment, ils devaient se rendre en haut des montagnes s’il désirait se remettre au vélo de montagne. À sa plus grande et agréable surprise, Woody entendit sa sœur lui dire qu’ils pouvaient y aller à pieds puisqu’elle s’était mise au sport. « Vraiment ? Quel genre de sport tu fais ? » Demanda-t-il, content et intéressé. Ils entreprirent par le fait même leur marche en direction des montagnes. Pour le moment, c’était assez rapide, mais quand l’inclinaison changerait pour se rendre au sommet, Nevaeh aurait peut-être un peu plus de mal. Lui aussi, d’ailleurs, depuis le temps.

Finalement, à force de tenter de la convaincre à coup de menaces et de chantage, Nevaeh accepta de l’aider à déménager. Elle était sa sœur, quand même. Woody pouvait bien s’attendre à recevoir un peu de son aide. Après tout, Felix et les parents n’avaient pas bronché, eux. C’était de la paresse de la part de sa sœur, pas de l’égoïsme et il le savait, d’où le fait qu’il avait seulement eu à la pousser un peu. Puis ils parlèrent de Freja, puisque la brune semblait visiblement trouver louche que Woody l’ait invitée pour son déménagement. Lui ne comprenait pas du tout ces sous-entendus qu’elle ne cessait de laisser. « Mais c’est quoi cette réaction ? » Demanda-t-il de nouveau en riant, amusé mais aussi intrigué. « Freja et moi on est très proches depuis des années, pourquoi c’est maintenant que tu penses qu’il se trame quelque chose d’autre ? » Probablement parce qu’il n’était plus avec Sara, et Nevaeh avait tout à fait raison de croire que cela pouvait annoncer autre chose entre Freja et lui. D’ailleurs, sans doute était-ce le cas. Suffisait de penser à la nuit qu’il avait passé chez elle après l’avoir sortie de prison. Ils n’avaient jamais été comme ça l’un envers l’autre. Sans Sara, Woody n’avait plus de freins. Mais il aimait tout de même encore Sara, et Nevaeh devait savoir au fond qu’il ne serait sans doute jamais en couple avec une autre qu’elle.

Une fois en route, sa sœur lui apprit qu’elle s’était remise au sport, à la course, à la musculation et à l’autodéfense avec Tyler. Il hocha la tête, puis rigola en regardant son bras qu’elle contractait pour en sortir ses muscles. La main de Woody se détacha du guidon de son vélo afin de se poser sur le biceps de Nevaeh, qu’il tâta pour en constater les progrès. « Ouah, pas mal, pas mal. » Avant de remettre sa main en place pour mieux tenir son vélo à côté de lui, il contracta et décontracta son poing et ses doigts, parce que depuis quelques jours, ses mains s'engourdissaient pour un rien. « T’aurais dû me le dire avant, on t’aurait loué un vélo de montagne pour aujourd’hui, t’aurais pu me suivre. » Il lui fit un clin d’œil. Sa sœur allait sans doute lui dire que c’était trop dangereux, trop extrême, et blah blah blah. Une fois arrivés au bas de la montagne, que Woody gravissait habituellement sur ses deux roues, ils débutèrent plutôt leur ascension à la marche, côte à côte, encore. Il n’allait tout de même pas la laisser monter toute seule alors que lui se rendrait au sommet en la moitié moins de temps. « J’aimerais que tu dises pas à maman et papa que j’ai recommencé le vélo. Tu sais ce qu’ils diront et j’ai pas envie de l’entendre. » Lui demanda-t-il d’une voix douce, mais convaincante. Il était tellement redevable à Nevaeh qu’elle ne lui ait rien dit par elle-même. Il ne voulait pas qu’elle aille tout foutre en l’air à le racontant au reste de la famille.

Sa sœur commençait à le trouver étrange par rapport à Freja, ce qui sonna un peu l’alarme dans sa tête. Il n’avait pas réalisé jusque-là qu’il en faisait carrément trop pour un rien. Qu’il cherchait tellement à dissiper tout doute qu’il en créait, justement. Il allait devoir se calmer, changer de sujet au plus vite, parce que connaissant sa sœur, si elle comprenait qu’il se tramait autre chose qu’une simple amitié platonique entre eux, les questions ne cesseraient plus. Bon, son amitié avec Freja n’avaient jamais été simple, mais c’était quelque chose qu’ils avaient toujours préféré garder pour eux. Pas pour rien que Sara avait reçu comme une gifle l’annonce de leur baiser à la plage. Ils cachaient à tous ce lien spécial qui les unissait. « Ouais, elle est cool. » Dit-il. Puis, pour essayer de cacher ses cartes encore plus, il reprit : « Et puis, j’aurais bien invité d’autres amis tu sais, mais ils se font rares. Alors y’aura que nous. » Parce qu’il n’avait qu’eux. C’était triste. C’était dommage. Parce que Woody avait quand même pas mal à offrir, il ne savait juste pas comment tendre ses mains pour le montrer. Il ne savait pas non plus comment s’excuser, lui qui était trop fier. Alors toutes ces personnes qu’il s’était mises à dos, pour X ou Y raison, il ne les retrouverait jamais.

« J’étais un pro’ dans un seul domaine. Tu trouveras bien le tien. » Souligna Woody avec douceur et entrain, ravi de voir sa sœur se préoccuper un peu plus de sa santé et de sa forme physique. Il ne remarqua même pas qu’il avait utilisé le passé pour parler de son talent en vélo de montagne, alors qu’aujourd’hui il s’apprêtait à recommencer comme avant. Pour se rappeler. Pour se faire du bien. Panser des blessures qu’il croyait refermées mais qui ne cicatriseraient jamais complètement, au fond. Remarquant tout de même la pointe de nostalgie dans la voix de Nevaeh, Woody pensa alors à lui rappeler que cette petite sortie était leur secret, à tous les deux. Loin des oreilles de papa, maman, ou même de Felix, qui digérait plus que mal la maladie de son grand frère. Elle acquiesça, même si elle était loin d’être d’accord avec sa décision. « Je me mettrai des bouchons. » Il rigola, puis passa son bras autour des épaules de sa sœur, la collant contre lui, son vélo de l’autre côté. « Il n’arrivera rien, la sœur. Je vais bien. » Mentit-il. Après un moment, ils arrivèrent en haut de la montagne, tout de même un peu essoufflé par la montée parfois plus abrupte qu’il ne se le rappelait. Le jeune homme était positionné au départ de la piste de vélo de montagne, créée par le club de plein air de la ville. Fait exprès pour des mordus d’adrénaline et d’extrême comme lui. « T’as envie de me filmer ? » Demanda-t-il à sa sœur. Ils le faisaient si souvent, à l’époque, quand Woody était en entraînement.

Face aux menaces de sa sœur, Woody la dévisagea sa sœur avec un air un peu confus, mais surtout dégoûté. Disons qu’il n’avait pas trop envie de voir où elle lui montrait ses bouchons, non. « L’époque durant laquelle nous prenions nos bains ensemble est révolue, Nev. » Il secoua la tête. « T’as plus accès à ces régions sacrées. » Il rigola tout de même, parce que cette réplique était drôle à la base, son genre de menace même. Sauf qu’entre frère et sœur, ça passait peut-être un peu moins bien. Peut-être qu’elle parlait de ses narines, aussi, mais connaissant la vulgarité de certains Rutkowski, il se permettait d’en douter. Après une vingtaine de minutes n’ayant comporté que de ces attaques immatures et gratuites qu’eux seuls se permettaient, avec Felix évidemment, ils arrivèrent au sommet de cette falaise qui comportait quelques bons parcours de vélo de montagne. Ça lui procurait une étrange sensation de se retrouver ici de nouveau, enfourchant sa bicyclette. Il ne l’avait pas fait depuis qu’il avait arrêté les compétitions. Après tout, s’il avait cessé, c’était bien parce qu’il doutait de ses aptitudes à continuer. C’était évident que cette idée de venir ici aujourd’hui était déraisonnable, mais Woody était trop têtu, et Nevaeh trop gentille. Alors qu’il positionnait son casque correctement sur sa tête, ajustant toutes les ganses, le jeune homme demanda à sa sœur si elle voulait bien le filmer. Sans perdre une seconde, elle attrapa son appareil photo, et s’approcha même de lui pour immortaliser ce moment. Woody sourit, relevant la visière de son casque, collant sa tête contre celle de sa sœur alors qu’elle prenait une photo, à bout de bras. « T’es quétaine. » Dit-il pour la taquiner, alors qu’au fond, il était plutôt content d’avoir cette photo. Ils n’en prenaient plus assez, depuis qu’ils étaient tous adultes, et pourtant ils adoraient regarder des photos d’eux lorsqu’ils étaient des gamins. Dans vingt ou trente ans, ils s’en voudraient sûrement de ne pas avoir immortalisé leurs vingtaines. Enfin, tout dépendamment de l’état de Woody dans autant de temps. Chronomètre en main, Nevaeh leva finalement le pouce vers son frère afin de lui signifier qu’elle était prête. Il baissa donc de nouveau sa visière et s’élança vers la pente de la montagne. Les six années passées sans remettre une fois les pieds sur les pédales se faisaient maintenant ressentir. Mes jambes tremblaient à chaque choc des légers sauts, des irrégularités du sentier, des courbes, et mon cœur se déchaînait dans ma poitrine à cause de la nervosité. Et puis, c’était sans compte ses mains qui n’avaient plus la même poigne sur le guidon, parce qu’elles étaient trop faibles, trop fatiguées. Malgré tout, Woody fila à toute vitesse jusqu’au bas du parcours et, une fois arrivé en bas, il freina d’un coup sec en tournant son vélo sur le côté, de sorte à envoyer valser le sable dans l’air. Ses pieds se posèrent de nouveau au sol et il se tourna vers Nevaeh, toujours en haut de la montagne. Il leva les bras en l’air, criant sa satisfaction. Sa délivrance. Il remonta sur son vélo cette fois, afin de ne pas faire attendre sa sœur trop longtemps, mais elle ne manquerait sans doute pas de remarquer qu’il n’escaladait plus les sentiers aussi rapidement qu’autrefois. Ses jambes avaient du mal à contrer l’inclinaison. Il n’avait plus la même force. Malgré cela, il rejoignit la brunette, un sourire aux lèvres. « J’n’ai rien perdu ! J’pourrais refaire des compétitions dès demain, et ils mordraient tous la poussière, les cons ! » Se vanta-t-il, même s’il exagérait un peu – beaucoup.

Woody rigola encore plus et cria plus fort quand sa sœur lui gueula que c’était génial. Oui, ça avait été génial. Il avait eu l’impression de renaître. Malgré ses mains engourdies, malgré ses jambes qui ne poussaient plus assez fort pour qu’il atteigne la vitesse d’autrefois, Woody avait l’impression d’avoir fait un grand doigt d’honneur à la sclérose en plaques. Même après dix ans de diagnostic, il se tenait debout. Il se tenait debout, grand, et fier. Ses médecins avaient beau lui dire que ses poussées se faisaient plus fréquentes, plus longues et plus intenses, ils avaient beau lui dire avec regret qu’il atteindrait sans doute bientôt la forme secondairement positive, Woody se battait. Encore et encore. Il n’avait jamais été particulièrement bon boxeur, mais quand le combat se passait à l’interne, il avait l’impression de pouvoir soulever des montagnes. Il remonta donc la montagne, demandant un effort supplémentaire à ses jambes, qui avaient franchement du mal à le hisser jusqu’en haut. Lui qui autrefois pouvait remonter cette foutue colline dans le temps de le dire. Mais ce n’était pas grave. Il était sur son vélo et il le faisait, c’était ce qui importait. Pour ne pas perdre la face une fois arrivé auprès de sa sœur, il lança qu’il pourrait bien reprendre les compétitions dès demain et que ses adversaires en arracheraient. C’était sans doute l’adrénaline qui parlait, parce que Woody n’oubliait pas le nuage sombre qui lui brouillait les pensées, qui pleuvait ses larmes sur ses rêves. « Attendre ? J’ai pas le temps d’attendre, Nev. » Releva-t-il non pas avec colère ou reproche, mais avec détermination. « J’recommence. T’as quand même pas monté toute cette montagne pour juste une descente. » Releva-t-il avec un rire. Sa sœur s’était peut-être remise au sport, mais s’ils ne passaient que dix minutes en haut, elle allait se dire que c’était bien d’efforts pour pas grand-chose. Alors il lui en mettrait plein la vue. Il réajusta son casque et enfourcha son vélo une seconde fois. Il avait l’impression que des fourmis montaient sur ses jambes et que des chocs électriques parcouraient ses mains jusqu’à l’extrémité de ses doigts. Une petite voix dans sa tête lui souffla que ce n’était pas une bonne idée, qu’il vaudrait mieux redescendre à pieds et ranger son vélo de montagne pour de bon, mais Woody ne donnerait pas cette satisfaction à sa maladie. « Un, deux, trois … go ! » Compta-t-il à voix haute, pour se donner l’impression d’être dix ans en arrière, quand le sifflet retentissait et que tous les compétiteurs filaient comme des flèches vers le vide devant eux. Woody s’élança, se déplaçant en slalom sur les sentiers courbés et abruptes. Droit devant lui, le saut qu’il avait fait plus d’une centaine de fois se rapprochait de plus en plus vite. Son cœur battant la chamade, il hésita à le prendre, ses mains tremblant sur le guidon, ses jambes devenant molles. Alors il accéléra, et prit le saut. Il ramena le guidon vers lui alors qu’il se trouvait complètement dans les airs, afin de faire un tour sur lui-même dans l’espoir de retomber sur ses deux roues, mais ses mains lâchèrent le guidon. Et ses jambes suivirent la gravité, laissant Woody abandonner son vélo pendant le vol. Les deux vinrent s’écraser lourdement au sol, dans une tempête de sable s’envolant au vent. Le choc de la chute lui coupa la respiration un moment, toujours allongé, le sable retombant sur lui alors que le calme revenait.