endre&noah ◊ bird on the wire

Vendredi soir, 20h30. Je desserrais ma cravate, avant de la passer autour de mon cou, puis laissais mes doigts faire sauter les premiers boutons de ma chemise. J'étais en habit de travail, le style que j'adoptais lorsque je me rendais tous les jours de la semaine dans mon bureau d'urbaniste. Un métier que j'aimais tout particulièrement, que j'estimais enrichissant et que je me jugeais chanceux d'avoir obtenu. Les vents tournent, m'avait-on incessamment répété dès mon retour dans ma ville natale, lorsque des gens proches de ma personne avaient appris le dénouement de ma dernière relation amoureuse. C'était vrai, que les vents tournaient. J'avais passé de très mauvais moments, et aujourd'hui, je goûtais enfin un peu au bonheur. J'avais conscience que celui-ci était cruellement éphémère, mais je le savourais le temps qu'il durait.

Bien que j'avais terminé mes heures de travail pour la semaine, j'avais promis de remplacer un ami dans le besoin au bar-resto. Une chose dont on pouvait aisément se moquer de moi : je croyais au karma. J'étais persuadé que si j'accomplissais de bonnes choses pour les autres, cela finira par payer et de bonnes choses m'arriveront. Et au contraire, si j'étais mauvais envers Autrui, je récolterai des malheurs. J'avais des dizaines d'exemples comme quoi le karma pouvait ne pas exister, mais je préférais y croire dur comme fer. Ça me confortait et m'aidait à être une bonne personne. Je lançais ma cravate sur le siège du passager de ma voiture et m'engouffrais dans l'établissement. Je croisais aussitôt mon ami sur le départ. « Hey ! Merci encore, vieux, je te revaudrai ça. » Il me tapotait amicalement sur l'épaule, la sincérité se lisant facilement dans ses yeux, avant de disparaître. Je hochais la tête en signe de dérisoire, minimisant le service que je rendais et prenais place derrière le bar. Ce n'était pas la première fois que je travaillais ici, durant mes vacances estivales de ma période universitaire, j'avais un job d'été comme serveur puis barman dans ce même endroit, et pour être honnête, il n'avait pas beaucoup évolué avec les années. On ne change pas une recette gagnante, j'imagine ?

Mes doigts effleuraient doucement la surface encore lisse du bar. Bientôt, elle deviendrait humide, par les coups de chiffon répétitifs que je passerais afin de nettoyer tout l'alcool qui s'y renversera inévitablement. Ce remplacement de dernier minute me propulsait des années en arrière, et il fallait l'avouer, j'avais toujours aimé ce job d'été. Je ne m'étais jamais plaint de devoir aller travailler, bien que les heures n'étaient pas les meilleures, que le salaire n'était pas formidable, et que les situations possibles notamment en soirée rendait le métier souvent dangereux. Toutefois, j'avais savouré cet imprévu et le fait que je croisais ce qui me paraissait être tous les gens de la ville.

Je n'avais jamais été quelqu'un d'avenant, mais j'avais toujours été quelqu'un de sociable. J'ai toujours apprécié avoir de la compagnie, rencontrer des gens, discuter. Cependant, il fallait admettre que je n'étais pas friand des longs rendez-vous, des conversations qui semblaient s'éterniser. J'affectionnais les rencontres rapides, vives, question de ne jamais avoir à se regarder dans le blanc des yeux, hagards, à la recherche désespérément d'un sujet de conversation. C'est pour quoi le rôle de serveur ou de barman était idéal. Personne ne s'arrêtait pour parler très longtemps. Les banalités d'usage, quelques anecdotes, et le manège tournait à nouveau.

Je servais la bière qu'un des clients m'avait réclamé avant d'être interpellé par une silhouette qui me demandait si j'étais bien Noah. Je me retournais afin de lui faire face, et au bout de quelques secondes d'analyse, un sourire étira mes lèvres. « Salut, Endre. Quoi de neuf ? » Je m'accoudais à la surface boisée qui nous séparait. Il avait l'air mal à l'aise, comme s'il pouvait prendre la première échappatoire qui se présentait à lui avec le plus grand soulagement du monde. « Tu veux boire quelque chose ? » questionnais-je par la suite, en vue d'essayer de le mettre plus à l'aise. Après tout, la logique voulait que s'il était venu au bar, c'était pour une boisson et/ou un repas.

Accoudé sur le bar, je plantais mon regard sur Endre. Je constatais vite qu'il fuyait ma personne, et qu'il semblait être en face de moi à contre-cœur, ou plutôt, comme si une part de lui désirait se trouver autre bar, tandis que l'autre souhaitait ardemment être ailleurs. Je souris doucement lorsqu'il m'avoua qu'il ne s'attendait pas à me voir ici. Je ne savais pas s'il fallait que je le prenne bien ou pas, mais évitais de me plonger dans la paranoïa. Depuis ma dernière relation amoureuse, je mettais un point d'honneur au fait que je ne voulais plus me prendre la tête. Si quelqu'un m'aimait : très bien ; si ce n'était pas le cas, tant pis. Après tout, je ne croyais plus en le fait que les êtres humains étaient fondamentalement bons, et j'étais convaincu que ceux qui étaient majoritairement gentils avec autrui prévoyaient en fait d'en profiter. « Je remplace simplement un ami pour ce soir. » Je me redressais, alors que Endre commandait la chose la plus forte que j'avais au bar. Je conservais mon fin sourire, qui se voulait plus amusé qu'accusateur. J'attrapais une bouteille derrière moi et déposais un verre en face de mon interlocuteur, avant d'y verser le liquide fort. Je relevais le regard lorsqu'il articula le fait que cela faisait un petit moment que l'on ne s'était pas vu. J'acquiesçais doucement, répliquant tout en vissant à nouveau le récipient. « Oui, je suis revenu il y a quelques semaines, après avoir vécu huit ans à Sydney. » Je portais la bière que je m'étais ouverte sous le bar à mes lèvres, y savourant une gorgée. Qu'est-ce que j'étais devenu ? La question banale, tantôt agaçante, tantôt plaisante. « Mh, je travaille comme urbaniste ici. » répondis-je, ignorant vraiment sur quels sujets me lancer avec Endre. « Et toi ? Qu'est-ce que tu as fait ces huit dernières années ? » Je lui offrais un sourire amical, avant de lever un doigt entre nous : « Attends, je reviens à toi. » Je partais servir les nouveaux clients qui venaient d'arriver, et une fois ceux-ci satisfaits, je revenais vers le jeune homme afin d'entendre sa réponse.

Une fois mes nouveaux clients servis, je revenais vers Endre. Le bar-resto ne battait pas encore son plein à cette heure de la soirée, mais les gens y pénétraient progressivement. Certains y resteraient le plus clair de la soirée, d'autres feront des allers-retours entre les différents bars de la ville. Endre m'avoua qu'il n'était pas au courant que j'avais quitté Bowen, et à son expression, cela semblait réellement l'intriguer. Ça m'épatait aussi un peu, d'ailleurs, car dans une petite ville comme la nôtre, ce genre d'informations circule vite, qu'on le veuille ou pas. Surtout que j'étais resté à Sydney pendant huit ans. « Ha bon ? » m'étonnai-je donc, avant de prendre des nouvelles de mon interlocuteur. Je me fichais bien qu'il n'ait pas su que j'étais parti, je n'étais pas le genre d'individu à apprécier être sous les projecteurs. J'entendais le jeune homme me raconter les choix de sa vie, et j'acquiesçais doucement lorsqu'il me dit travailler en tant que barman et me demander un autre verre. « Dans quel bar tu bosses ? » Il était vrai, j'étais sorti quelques soirs de fin de semaine depuis mon retour à Bowen, et je n'avais pas croisé Endre encore, ou alors, je ne l'avais pas reconnu ou j'avais trop bu pour m'en souvenir. Mais vu l'expression qu'il avait eu en me revoyant, ces dernières options étaient impossibles. Je versais l'alcool à nouveau dans son verre, et ris doucement lorsque j'entendis dire que je n'avais pas changé depuis ces années. « Oh, j'espère avoir changé un peu quand même. Être devenu plus malin. » Et surtout, beaucoup moins naïf.

Je fronçais doucement les sourcils, alors qu'Endre me répondait avec hésitation sur son lieu de travail. Ça se sentait que cela le mettait mal à l'aise, ou du moins, je pensais que c'était le cas. Toutefois, je ne comprenais pas pourquoi. Surtout que le jeune homme ne me donnait pas vraiment le nom du bar, au final. Il y avait beaucoup d'établissements de ce genre en périphérie de la ville. En somme, il demeurait plutôt vague, mais je n'osais pas lui demander davantage de précision, vu comment agissait mon interlocuteur. « D'accord. » Je l'observais, interrogateur. Du coup, j'avais beau avoir des interrogations germant quant à son travail pour faire la conversation, je n'osais plus m'aventurer sur ce sujet.

Je gardais à nouveau mon expression incertaine à la prochaine réponse d'Endre. Plus les minutes passaient, plus j'avais le sentiment que l'australien avait du mal à se concentrer, ou à sympathiser. Je bus quelques gorgées de ma bière et lui fit signe que j'allais servir les nouveaux clients qui venaient d'arriver, après lui avoir répliqué, évasif : « Oui, j'imagine. » Je servais et discutais avec les personnes fraîchement installées au bar. Je ris doucement des remarques de certains, et goûtais à nouveau à la bonne humeur qui m'envahissait toujours lorsque j'occupais ce poste. Ça faisait du bien, de voir des personnes issues de différents publics, et pouvoir plaisanter avec elles avec légèreté. Une fois que ceux-ci regagnèrent leur table, je revenais vers Endre dont le verre était vide. « Je t'en sers un autre ? » proposais-je, les vestiges d'un sourire de la dernière conversation que j'avais eue étirant toujours mes lèvres.

Je ne pus m'empêcher de rire lorsqu'Endre accepta mon offre de lui servir un autre verre, commentant que le liquide ressemblait presque à de l'eau pour lui. Il m'expliqua par la suite que son travail le rendait de plus en plus tolérant à l'alcool, ce que je pensais sincèrement possible. Ma quatrième année d'université à Sydney, j'étais entré dans une phase dans laquelle quasiment tous les soirs, je me rendais dans les bars. J'avais le sentiment qu'à mon âge de l'époque - 22 ans - je n'avais pas expérimenté suffisamment la vie, et que je devais m'y mettre. Je devais même rattraper le temps perdu. Ainsi, j'avais enchaîné les cuites, jusqu'à ce que mon foie en devienne douloureux. Et honnêtement, menant ce train de vie, j'avais eu le sentiment qu'il devenait de plus en plus ardu de m'enivrer. « Oui, je vois ce que tu veux dire ! » répondis-je, heureux de trouver quelqu'un qui percevait la question similairement. Je remplissais son verre, lui assurant : « Tiens, je te paye celui-ci, pour la peine. » Je passais un coup de chiffon sur la surface boisée du bar, effaçant les marques et les résidus d'alcool qui y trônaient déjà. Je perçus celui-ci me questionner sur mon existence, des interrogations banales, mais dont la première me fit arrêter mon geste derechef. Si j'avais quelqu'un dans ma vie ? Non, j'étais incapable de trouver chaussure à mon pied. Ma première petite amie ne désirait pas du tout les mêmes choses que moi dans le futur, c'est pour cela qu'on avait rompu, bien qu'on était relativement heureux ensemble. La deuxième, elle était loin d'avoir été une bonne personne, et j'étais soulagé de ne plus être avec elle, maintenant. Néanmoins, une partie de moi vivait ces ruptures, ce célibat, comme un échec. Je souhaitais suivre le mode de vie traditionnel : trouver la femme de ma vie, l'épouser, avoir des enfants que l'on verrait grandir dans la maison que je bâtirais. Cependant, me voilà à vingt-six ans, ne détenant rien de tout cela, et loin d'y être. Je souris faiblement lorsqu'Endre me catalogua de quelqu'un d'assez organisé pour avoir pu atteindre le succès. « Il faut croire qu'il faut aussi une partie de chance. » Je levais les yeux vers mon interlocuteur. Ça se voyait certainement que le sujet me peinait, bien que je faisais de mon mieux pour ne pas le dévoiler. « Ma copine et moi, nous nous sommes quittés il y a quelques semaines. C'est pour ça que je suis revenu à Bowen. » Je rangeais le chiffon, retournant la question : « Et toi ? »

J'inclinais la tête en signe que ce n'était rien lorsqu'il me remercia pour le verre, qu'il vida à nouveau d'une traite. Une chose était sûre, Endre avait une sacrée descente. A un pari de shooters, c'était sur lui que je placerai toute ma fortune. Alors que je nettoyais la paillasse du bar, je répondais, non sans mauvais souvenirs m'envahissant, aux interrogations d'Endre. Je craignais toujours que lorsque j'annonçais que je n'étais plus avec mon ex, que lorsque j'avouais que j'étais célibataire à l'âge de vingt-six ans, les gens m'observent d'un drôle d’œil, cherchant qu'est-ce qui pouvait bien clocher chez moi pour que je sois toujours seul à cet âge considéré par certains comme avancé. Je redoutais que l'on me catalogue comme une mauvaise fréquentation, un mauvais amant, pour la simple et bonne raison que je n'étais pas casé. Après tout, je n'avais pas forcément de bonne excuse pour expliciter mon célibat, si ce n'est le fait que je ne sais aucunement juger qui que ce soit, et que je suis trop naïf.

Je fronçais doucement les sourcils, l'air interrogateur, en voyant Endre chercher ses mots pour me dire qu'il était gay, ignorant si je le savais déjà ou pas. Sincèrement, j'avais entendu les rumeurs, mais je m'en fichais prodigieusement, de l'orientation sexuelle d'Endre. Qu'il aime les hommes ou les femmes, je ne voyais pas le mal là-dedans, ça restait de l'amour. Et il ne faisait de mal à personne. Je lui souris doucement, avant de répondre : « Je ne le savais pas officiellement, on va dire. » Puis je réfléchis à sa remarque comme quoi il n'avait pas trouvé le bon pour appréhender la moindre vie de couple. « Je comprends ce que tu ressens » riais-je simplement. « Je te souhaite de trouver la bonne personne pour obtenir la vie qui te convient. » articulais-je, buvant quelques gorgées de bière. « Et du coup, tu vis où ? T'as un appart' ? »

Je ris sincèrement lorsqu'Endre me souhaita la bienvenue dans le club des célibataires qui peinaient à trouver la personne idéale. « Merci, on a plus qu'à se trouver un super nom. » plaisantai-je, buvant à nouveau de ma bière. Je hochais la tête en signe de remerciement lorsqu'il me souhaita de trouver quelqu'un avec qui je pourrais faire ma vie, ainsi que me proposa son aide. « C'est gentil, mec. » remerciai-je, bien que je n'étais pas très sûr de comment quelqu'un pouvait m'aider à trouver ma perle rare. Parfois, j'avais le sentiment certain que c'était impossible. Que je finirais seul, avec mon chat. Je souris lorsqu'il me répondit qu'il vivait en appartement et énonçais les avantages que cette situation offrait, puis ris quand Endre supposa que j'avais déjà mon petit chez moi. A croire qu'à ses yeux, je devais être le type qui réussissait tout ce qu'il entreprenait et vivait la belle vie, sauf que de toute évidence, il se trompait. Toutefois, je ne comprenais pas pourquoi Endre détenait cette certitude, et parfois je craignais que c'était davantage par mépris que par sympathie. « Oui et non, je vis en appartement aussi. Je n'ai pas tant réussi à ma vie que tu le penses. » Je ris à nouveau lorsqu'il me commanda un nouveau verre, afin de célébrer nos déboires amoureux. Je reprenais la bouteille et remplissais le contenant entre les doigts du jeune homme, et trinquais avec ma bière. « A nos coups manqués ? » proposais-je, bien que saluer quelque chose de négatif pouvait sembler plutôt déprimant. Je lui fis signe que je revenais, partant servir de nouveaux clients. Lorsque je revenais, accompagné d'une coupe d'amuses-gueules que je posais entre nous, je le questionnais : « Et tu vis dans quel quartier de Bowen ? »