endre&noah ◊ bird on the wire

Je ne pus m'empêcher de laisser échapper un léger rire lorsqu'Endre trinqua à son tour. On composait plutôt un duo de misérables, avec nos sujets de conversation peu optimistes ou réjouissants, à célébrer nos malheurs. « Je pense que c'est le toast le plus déprimant que je n'ai jamais fait. » lui avouais-je plaisantin, entre mes éclats de rire. Je l'aperçus, toujours aussi impressionnant, descendre son verre cul sec, et bus de ma bière calmement. Je paraissais vraiment comme un petit joueur en comparaison, mais après, je n'étais pas ici pour m'enivrer, j'étais payé pour servir les autres. Je rangeais à nouveau ma boisson, et l'entendis m'annoncer où il résidait. Je hochais doucement la tête à l'évocation du Sud, puis l'entendais me dire qu'il y avait quand même une part de fierté à posséder son appartement. Je fronçais doucement les sourcils, le questionnant, presque sûr que je ne lui avais jamais dit en avoir acheté un, donc ainsi était plutôt curieux quant à Endre : « Tu es propriétaire de ton appart' ? En effet, c'est un bon investissement, rien de quoi avoir honte, au contraire. » Je hochais la tête, appuyant mes propos, avant de préparer plusieurs cocktails qu'un groupe de jeunes femmes me commandait. Je souris doucement en les remarquant tentant de flirter de plus en plus, puis les oubliais vite lorsqu'elles tournaient les talons, rejoignant la foule croissante. « Et du coup, tu bosses plus tard ce soir ? » Vu la tolérance à l'alcool qu'il démontrait, ça ne m'étonnerait pas tant que ça.

Je faisais la navette, revenant inexorablement vers Endre dès que mon travail ne m'ordonnait pas de servir de nouveaux clients. J'avais conscience qu'à mesure que s'assombrissait la nuit, de plus en plus de fêtards entreraient dans le bar, rendant ma conversation avec Endre de plus en plus ardue. Je servais un groupe d'étudiantes, jouant de mon professionnalisme et jouissant de ma personnalité beaucoup trop gentille de base. Lorsque je revenais vers mon interlocuteur, celui-ci me demanda comment je pouvais avoir du mal à trouver la femme parfaite, avec le succès que je venais de démontrer. Je ris franchement, avant de répondre, regagnant mon sérieux : « Non, ce n'est vraiment pas mon style de femmes. » Je remplissais le verre du jeune homme. A force, je ne lui demandais même plus. On ferait les comptes à la fin de la soirée, n'est-ce pas ? Je bus une gorgée de bière, et l'entendis supposer que le problème venait de nous, et non pas des autres en matière d'échec amoureux. Un rictus étira mes lippes. « Je ne pense pas. J'aime beaucoup trop le mythe d'Aristophane pour m'autoriser à penser ça. » Je m'accoudais sur le bar, intéressé. « Tu le connais ? C'est bête à dire, mais je pense que c'est mon mythe préféré, et de loin. »

Il vidait à nouveau son verre d'un trait, et je commençais sérieusement à me demander si Endre était humain. S'il avait des sensations le long de son corps, s'il pouvait ressentir l'alcool brut brûler sa gorge, comme il le ferait sans nul doute si je buvais la même chose que lui. Je serais indéniablement une mauviette en comparaison. Je fronçais les sourcils. Peut-être devrais-je lui servir un autre sorte d'alcool, peut-être était-il étonnement tolérant à celui-ci en particulier ? Je finis par attraper une nouvelle bouteille, que je connaissais aussi corsée, et lui servis un verre. « Dis-moi ce que tu en penses de celui-là. » demandais-je, avant que la conversation ne s'oriente vers Aristophane. Je le fixais quelques secondes, incrédule, lorsqu'il me dit ne pas connaître, et se diminuer en terme de bagage culturel. J'avais du mal à penser qu'Endre n'en avait jamais entendu parler, bien que j'étais heureux de lui faire part d'une de mes histoires favorites. « Vraiment ? Mh. Ça me met presque la pression, du coup. » Je ris doucement, le voyant comme ça, accoudé sur le bar, m'apportant toute son attention, je me sentais comme un acteur qui devrait réciter sa scène sans se tromper. J'avais presque le tract. J'attrapais ma bière pour y avaler quelques gorgées, un œil toujours sur mon interlocuteur, avant de me pencher sur le bar, imitant sa position. « Très bien. Mais tu ne te moques pas. Et ce sera la version courte et simplifiée... » Je lui souris doucement, faussement menaçant. « Le mythe, c'est que... Jadis, l'être humain était en fait sous forme de boule. Il possédait quatre jambes, quatre bras, un peu comme deux humains de maintenant, mais soudés entre eux. Cependant, l'être humain devenant de plus en plus impudent envers les dieux, Zeus et les autres se réunirent pour décider de les punir. Le châtiment fut qu'ils soient coupés en deux. » Je marquais une pause, avant d'ajouter. « C'est pour ça, que toute notre vie, on cherche désespérément notre seule et unique moitié. On cherche celle qui nous faisait entier avant que Zeus ne nous sépare. On cherche le bonheur en retrouvant cette autre personne, répondant à notre désir amoureux, et revenant à notre nature première. » Je plongeais mon regard dans celui d'Endre, laissant le moment de silence nous enlacer. Puis, j'articulais : « C'est beaucoup mieux si tu le lis en vrai. Je suis un des pires conteurs de l'Australie. »

Un fin sourire apparut sur mes lèvres devant l'expression d'admiration arborée sur le visage d'Endre. L'alcool commencerait-il à faire son effet ? Je me redressais légèrement, imitant celui-ci, tandis qu'il m'avouait connaître ce mythe et le trouver triste, tout en me complimentant sur ma façon de le conter. Je lui offris un léger sourire en coin en guise de remerciement, avant de m'éloigner le temps de servir le nouveau groupe de clients qui venait d'arriver. J'enchaînais les boissons et les discussions d'usage. C'était toujours agréable de pouvoir parler à chacun et se mettre un peu à jour dans leur existence dans les grandes lignes. C'est une des choses que je préférais dans le rôle de barman. Par ailleurs, parfois, ça permettait d'obtenir un pourboire plus ou moins généreux. Une fois que l'on connaissait les recettes des cocktails et le vocabulaire, ça allait franchement comme sur des roulettes. Une quinzaine de minutes plus tard, je revins vers Endre qui était toujours au bar. « Tu prévois une longue nuit ? » l'interrogeais-je, remplissant son verre. J'avais remarqué qu'il n'avait pas spécialement cherché à s'infiltrer dans un des groupes de gens du bar-resto. Il semblait préférer rester au bar, avec son verre comme fidèle compagnie.

Intéressé, j’entends Endre m’avouer qu’il a toujours eu des problèmes pour dormir. Je fronçais les sourcils, me questionnant sur l’origine de ces soucis. L’emploi du terme « toujours » m’intriguait. Est-ce que même enfant, Morphée le rejetait ? J’avais connu les nuits à blanc, rangé par les soucis et les réflexions. Mais c’était vraiment les seules causes qui m’empêchaient de fermer l’œil. Il me disait tuer le temps, et cela de la première manière qui se présentait à lui. Je souris doucement, me disant que cette manière ne devait pas être très palpitante pour lui. Il devait plutôt se tourner les pouces, assis au bar, à parler de temps à autres à ma personne. Ce n’était pas comme si nous entretenions des débats animés, ou que nous avions énormément à nous dire. Enfin, c’est ce que je pensais, bien que jusqu’ici, nous n’avions jamais connu de silences spécialement gênants. Il me proposait une pause cigarette, et j’acquiesçais, balayant le bar du regard. « Oui, je peux. Je te rejoins dans quelques minutes, d’accord ? » Je servais les derniers arrivants et partais à l’entrée du bar rejoignant Endre, laissant l’autre barman seul quelques minutes. J’avais pris la relève plusieurs fois lors de ses nombreuses pauses, il n’était pas du tout mécontent de devoir rendre la pareille quelques minutes. Je m’adossais au mur, aux côtés du jeune homme qui embrasait sa cigarette. « Je te tiens compagnie, mais je fume pas. » annonçais-je, avant de lui confier, l’air désolé : « Ça me met toujours HS. » Je plongeais mes mains dans mes poches. « Tu le connais ? » finis-je par demander, apercevant un homme qui fixait Endre avec intensité depuis plusieurs minutes maintenant.

Mes yeux se posèrent quelques instants sur l'homme qui fixait avec ardeur la silhouette d'Endre. Il semblait le connaître, ou plutôt, le reconnaître ? Il n'avait pas un air foncièrement méchant, on aurait plutôt dit qu'il hésitait à s'approcher du jeune homme. Peut-être parce que j'étais là ? Je demandais à mon interlocuteur s'il connaissait cet individu, et sans cérémonie, Endre se retourna, m'annonçant qu'il ignorait de qui il s'agissait. Je fronçais doucement les sourcils, expression qui s'évanouit lorsque le jeune homme s'étonnait qu'il y ait beaucoup de personnes étranges ici, malgré la petitesse de Bowen. « Tu sais ce qu'on dit : il faut de tout pour faire un monde. » commentais-je, un sourire en coin. Je plongeais mes mains dans mes poches, et bien que je ne pensais pas être si transparent, Endre me demanda si j'avais froid, culpabilisant déjà de me faire sortir alors que je pourrais éventuellement tomber malade. Un prompt rire fila entre mes lèvres. « T'inquiètes, je suis pas fait en sucre ! » Je plantais mon regard dans le sien, m'adossant sur le mur derrière moi. Il avait un côté protecteur plutôt amusant et étonnant, il fallait l'avouer. Mes yeux passèrent de l'individu inconnu à Endre, alors que ce dernier supposait qu'il fasse partie de la catégorie manifestement assez nombreuses de personnes qui voulait lui réarranger le portrait. « Je ne pense pas qu'il te veuille du mal. On dirait qu'il essaye de te replacer dans sa mémoire. » J'attirais toute mon attention sur mon interlocuteur. De toute façon, ce n'était pas de mes affaires. Et ce qu'il venait de me confier m'interpellait assez. « T'as beaucoup d'ennemis ici ? » Je n'avais pas jugé Endre comme une personne à problèmes, mais après, j'étais toujours très mauvais pour poser un verdict sur quelqu'un.

Découvrir Endre semblait constituer toute une tâche. D'autre part, plus notre conversation s'élaborait, plus le sentiment que le jeune homme soit composé d'un nombre faramineux de poupées russes me saisissait. J'avais l'impression de dévoiler une partie de son être, pour remarquer qu'il y avait encore plus de mystères devant moi. Un fin sourire compatissant étirait mes lippes alors qu'il m'annonça qu'il s'agissait davantage d'aventures d'un soir que d'ennemis. C'était toujours mieux, j'imaginais. Bien qu'il me confiait aussi ne pas souhaiter les recroiser pour autant. J'attirais ainsi mon attention entière sur Endre. Je n'allais pas lui imposer d'en orienter une vers nous, même s'il m'avait dit ne pas reconnaître l'individu qui le dévisageait depuis plusieurs minutes maintenant. Il apparaissait presque intarissable, en fait.

Je conservais mes mains dans mes poches alors qu'il se lançait dans des explications. Je n'étais pas certain de mériter de tels aveux, et ne comprenais pas pourquoi Endre me les offrait. « Je vois. » articulais-je toutefois. Je trouvais ça plutôt triste, comme manière de se résigner à la vie. Mais qui étais-je pour juger ? Mon existence n'était pas parfaite non plus, loin de là. Si ça se trouvait, Endre représentait une partie future de ma personne. Je jetais un coup d’œil au bar alors que le jeune homme me demandait combien de pauses je détenais. « Hum, tout dépend de la clientèle et de l'autre barman. Du moment que les clients sont servis sans trop attendre, tout va bien. » Je m'appuyais contre le mur. J'avais envie de pauser plus de questions sur Endre qui m'intriguait, mais le sentiment que je l'embêtais et l'embarrassais plus qu'autre chose me retenait. Alors je me contentais de plonger mon regard dans le sien, le temps que les secondes se faufilent.