swallowed up the world without a trace (eibell)

Alors que Nelligan avait toujours pensé que Sophia et lui avaient commencé à s’intéresser en même temps à tout ce domaine, à toutes ces questions informatiques et ce monde auquel ils s’initiaient peu à peu, à deux, voilà qu’il apprenait qu’il avait tout faux. Sur toute la ligne. Si lui en avait bel et bien été à ses débuts à cette époque, dans le cas de son amie, c’était bien loin d’être le cas. Elle lui avoua avoir déjà un nom bien ancré sur la toile du dark net, à ce moment-là. Elle était connue, elle était célèbre pour ses talents d’informaticienne, de hackeuse. « Mais … on avait même pas quinze ans … » Releva Nelligan, surpris qu’une si jeune personne puisse être autant dans ce monde à ce moment-là de sa vie. Lui avait eu tellement d’autres priorités, plus jeune. Était-ce ses parents qui l’avaient jetée là-dedans à un si jeune âge ? Faisant d’elle une enfant à part, une enfant si spéciale, qui n’avait pour futur que celui qu’elle était malheureusement en train de vivre. Sophia lui expliqua ensuite qu’elle avait été embauchée par le gouvernement pour des tours de passe-passe plus ou moins légaux, pour aller chercher une information qu’eux-mêmes ne pouvaient atteindre par les bons moyens. Nelligan la regarda, surpris, haussant les sourcils devant des informations si incriminantes, autant pour elle que pour le gouvernement australien. « Des informations … sur quoi ? Non, laisse tomber, je veux pas savoir, et tu dois même pas pouvoir me le dire de toute façon … » Il secoua la tête et écouta la suite de l’histoire, tentant de comprendre comment ça avait pu déraper à ce point. Ça n’était pas le fond de l’histoire, clairement il y avait autre chose qui expliquerait sa situation actuelle. Sophia ne tarda pas à le lui révéler. « Mais … ils peuvent pas faire ça, ils peuvent pas menacer de te tuer pour ce que t’as fait pour eux … C’est … » Mais si. Le gouvernement avait tous les droits. Nelligan le savait, au fond, qu’il se passait des trucs comme ça partout dans le monde. Mais il avait du mal à croire que son amie pouvait en être victime. « Tu ne pourrais pas rendre l’information publique ? Les dénoncer aux médias ? » Nelligan ne songeait pas à tout, il ne réfléchissait pas aux conséquences qui pourraient découler de ça. En même temps, difficile de réfléchir quand il avait encore du mal à tout saisir, à tout croire. C’était une énorme bombe qu’elle venait de leur larguer sur la tête.

Il est vrai que Sophia, même avant qu’elle ne s’enfonce trop profondément dans ce chaos, avait toujours été une enfant bien particulière. Elle ne prenait pas beaucoup de place, elle ne parlait pas beaucoup, elle semblait dans son monde et elle avait ouvert la porte de ce dernier à Nelligan. Lui non plus n’avait jamais été un enfant bien bavard, mais de son côté ça n’était pas parce qu’il cachait une intelligence hors norme et une compréhension infinie du monde informatique. Non, lui, il était juste timide et bizarre, rien d’extraordinaire, juste un enfant mis à l’écart comme un autre. Et il avait trouvé en Sophia une alliée, une amie, l’une des seules. Difficile d’apprendre aujourd’hui que tout cela n’était que mensonges, ou à peu près. Parce que l’amie qu’il pensait connaître était une toute autre personne, au fond. « C’est lui … ton père j’veux dire, qui t’a tout enseigné ? » Parce qu’elle avait beau être brillante, Sophia, s’approprier cet univers en se montrant autodidacte, à quinze ans, il y avait de quoi d’extraordinaire. Mais elle l’était. Extraordinaire. Tout comme toute cette histoire qu’elle continuait à lui raconter comme si sa vie dépendait de l’issue de la conversation. « Alors non, non, j’veux définitivement pas savoir. J’suis pas … je … J’me rends bien compte là, que je n’aime ces trucs que lorsqu’ils sont dans un écran de télévision ou d’ordinateur. » Les aventures, les missions secrètes, Nelligan en raffolait quand il était question de se mettre dans la peau d’un personnage. Mais ce que lui confiait Sophia ne relevait pas de la science-fiction, c’était sa réalité, la réalité. C’était le monde qui les entourait véritablement. Et non, Nelligan ne fermerait sans doute pas l’œil de la nuit s’il savait ce qui se tramait au sein du gouvernement, pendant que les australiens dormaient et vivaient paisiblement. Le jeune homme pensa alors que son amie aurait pu tout révéler au grand jour, au grand public, mais elle ne tarda pas à réfuter l’idée. Et elle avait raison sur toute la ligne. Si Nelligan, l’un de ses meilleurs amis, peinait à la croire, alors que penseraient les autres ? « C’est juste … de très gros morceaux d’information. Ne va pas croire que je pense que t’es devenue cinglée, So- … Eibell. C’est juste … on vit dans une petite ville tranquille. J’pouvais pas m’imaginer que … enfin. Tu comprends. » Il peinait à s’expliquer, c’était la confusion dans son esprit qui semait le chaos dans ses pensées désorganisées. « Je te pardonne … » Lâcha-t-il, priant de prendre la bonne décision de la croire sur toute la ligne, il espérait ne pas être naïf ou complètement fou à son tour. « Mais que comptes-tu faire, maintenant ? Ne finiront-ils pas par te retracer jusqu’ici ? » Sa ville natale, c’était sans doute le premier endroit où ils chercheraient … s’ils la cherchaient réellement.

Déceler les erreurs des autres, trouver les failles, utiliser ces failles dans son intérêt, toutes des tactiques que Sophia avait utilisées afin de s’améliorer et de se développer dans cet univers qui deviendrait son monde tout entier, au fil des années. C’était tout ce qu’elle connaissait. Le reste, Nelligan y compris, n’était que du superflu, un à-côté dont elle avait été en mesure de disposer quand les choses s’étaient compliquées. Certes, ça n’était pas sa faute, comme elle tentait tant bien que mal de lui expliquer. Nelligan avait quand même beaucoup de mal à saisir comment on pouvait disparaître, sans laisser une seule trace. Il fallait n’avoir aucune attache ; ou être prête à tout pour les briser, les laisser en chute libre. « Et j’imagine qu’après tout ça … t’es juste … devenue partie intégrante de ce monde-là. Comme en rêveraient tellement de gens comme nous. Mais à te voir, je ne suis pas si certain que ça en vaille la peine … » Lâcha Nelligan. Il se remettait dans les souliers du jeune timide, geek, nerd qu’il était autrefois. Il tentait d’imaginer sa réaction si Sophia lui avait parlé de cet univers à ce moment-là. Avant que tout déboule, avant que tout s’écroule. Sans doute aurait-il été impressionné, excité, dépassé. Sans doute aurait-il voulu qu’elle l’embarque avec lui dans cette folle et trépidante aventure qui lui aurait paru, pour ce jeune Nelligan désabusé, tellement plus belle que la vie banale qu’il menait. Heureusement, les années amenaient la sagesse, et avec du recul et le temps qui passe, Nelligan réalisait la belle connerie que Sophia avait créée de par son intelligence. « Je préfère n’en voir que des aspects, j’imagine … De quoi faire des cauchemars. » De quoi ne plus avoir confiance en personne. C’était d’ailleurs surprenant que Sophia ose lui raconter tout, à lui, son ami d’enfance, si facilement retraçable jusqu’à elle. Et si le gouvernement s’était rendu à lui avant que Sophia ne le fasse ? Et s’il était de leur côté, rien que pour leur position de la plus grande autorité ? Pourtant, cette idée ne semblait plus effleurer l’esprit de la blonde. « Tu réussis toujours à t’en sortir … comment ? » Demanda Nelligan sans être certain de vouloir en connaître la réponse. Tuait-elle ces agents ? S’en débarrassait-elle par d’ignobles moyens ? Ou fuyait-elle, et alors elle disparaîtrait encore une fois de Bowen, le laissant sans jamais savoir si elle était morte ou vivante ? « Est-ce que … ne prends pas mal ma question, mais … je me demande … est-ce que moi, ou Lily-Anaëlle, est-ce que tes proches risquent quelque chose ? » Si la présence de Sophia à Bowen signifiait qu’il était en danger, alors il ne voulait pas le risquer. Nelligan venait à peine de retrouver Lily-Anaëlle, son amour d’enfance. Il ne voulait pas que tout soit foutu en l’air. « Oh, moi, tu sais … rien … rien de vraiment intéressant. Je ne suis pas … je n’ai rien vécu … » Il secoua la tête. Parler de ses stupidités ne faisait aucun sens, à côté de ce que Sophia venait de lui révéler.

Le prix à payer, semblait-il, était de perdre tout ceux qui comptent pour nous, mais surtout de perdre sa propre vie. Sophia, à se tapir dans l’ombre dès qu’elle se sentait menacée, ne semblait pas mener une vie libre et heureuse. À force d’être constamment sur ses gardes, sans doute devenait-elle de plus en plus paranoïaque, et elle finirait pas se perdre complètement. Déjà, elle ne portait plus le même nom, une distance par rapport à elle-même imposée par le besoin de se cacher. « Et pourquoi tu ne t’es pas retirée de ce monde-là avant qu’il ne soit trop tard ? » Peut-être n’avait-elle rien vu venir. Peut-être n’avait-elle pas réalisée jusqu’à quel point le sable mouvant l’avait emportée, avant que tout ne déboule. Ou alors peut-être s’était-elle jetée aveuglément dans le danger, pour le rush d’adrénaline, pour le pouvoir, sans penser aux conséquences. Nelligan, lui, avait toujours été bien trop prudent pour mener ce genre de vie. Sans doute aurait-il eu les compétences pour devenir hackeur, mais il n’avait pas les qualités pour ce mode de vie. Il était trouillard, un grand peureux, il avait toujours préféré le confort à l’aventure. Il serait sans doute mort de peur et d’angoisse avant de se rendre jusque là où Sophia en était désormais. « Je suis bien conscient que la vie paisible que je vis ici n’a rien à voir avec ce qui peut se passer ailleurs, ou même sous mon nez. Mais je ne suis pas certain que l’ignorance volontaire soit la meilleure avenue possible non plus … J’aurais juste préféré ne rien savoir, comme ça, mon ignorance, elle n’aurait pas été volontaire justement … » Il secoua doucement la tête. Il jeta de furtifs coups d’oeil de par et d’autres de la ruelle dans laquelle ils se trouvaient. Rien en vue, et pourtant, ils donnaient encore l’impression de fuir. « Je dirais que ça dépend si ces détails-là impliquent que ma famille et moi pourrions être en danger. » Dans ce cas, Nelligan avait tous les droits de savoir. Mais Sophia lui assura à nouveau que si son identité demeurait secrète, tout irait bien. Elle lui assura aussi qu’elle les protégerait, sans doute de tout mais surtout d’elle-même. Il hocha la tête, le coeur serré, la gorge nouée. « Oui, on … on se donne une autre chance. Enfin, celle-là, on le sait, c’est la bonne. En fait, nous … nous allons nous marier. On a assez perdu de temps comme ça. » Il esquissa un faible sourire. Après toutes ces révélations, l’annonce de son mariage avec Lily-Anaëlle semblait minuscule, insignifiant.