in the moment we're lost and found (andreas)

Le bruit continu de la machine quand le cœur de Lou avait cessé de battre retentissait encore dans les oreilles, ou plutôt dans la mémoire de Lennox. Jour et nuit, cette alarme persistante grondait pour le maintenir éveillé, pour que son propre cœur souffre à son tour. Sa main se posa sur l’oreiller intact à côté du sien, sans trace et sans souvenir d’une tête qui y était pourtant reposée à toutes les nuits avant cette catastrophe. Lennox s’était répété à tous les jours depuis le séisme à quel point Lou avait vécu dans la malchance, se trouvant aux mauvais moments, aux mauvais endroits, constamment. D’abord la tragédie qui l’avait privée de sa vue à tout  jamais, et maintenant cette tragédie qui lui avait volé son existence. La vérité était toutefois que Lou ne vivait pas les tragédies. Lou était une tragédie. Une belle et douce tragédie, brisant tout sur son passage. Elle s’était fracassée sur Lennox, envoyant tous les morceaux de lui-même valser dans l’air, et même si elle s’était efforcée de l’aider à se reconstruire, rien n’y avait fait. Tout ce qu’elle touchait devenait poussière, elle-même y compris.

Lennox soupira, réalisant que même si l’absence de Lou dans les dernières semaines lui avait permis de se retrouver, de faire la paix avec lui-même, d’une certaine façon, maintenant qu’elle était partie pour de bon, pour de vrai, elle lui manquerait cruellement. Il s’en voulait de ne pas avoir passé toutes les heures de sa vie à lui tenir la main, à la supplier de se battre pour lui, pour eux. Il culpabilisait de s’être rapproché d’Andreas, de s’être permis d’éprouver des sentiments nouveaux, vivants, alors que Lou glissait peu à peu vers la mort. Elle était morte par sa faute parce qu’il n’avait pas su lui donner une raison de vivre. Elle qui avait pourtant été la sienne depuis son arrivée dans sa vie. C’était pour elle qu’il se levait à tous les matins, c’était pour elle qu’il respirait, c’était pour elle qu’il souriait. Mais il l’avait laissée partir, égoïste, las. Il l’avait laissée lui glisser entre les doigts, consciemment. Il l’avait tuée de sa lâcheté.

Et pourtant, malgré cette souffrance, malgré ces regrets et cette culpabilité grandissante et étouffante, Lennox n’oubliait pas Andreas. Même si sa main effleurait un tissu qui autrefois recevait le corps de Lou, c’était le corps de l’autre homme qu’il imaginait la remplacer. À peine Lou disparue que Lennox laissait déjà ses rêveries prendre sa place. La gorge nouée, le cœur serré, une boule au ventre qui le tiraillait de l’intérieur, Lennox se leva au beau milieu de la nuit. Trois jours qu’elle était décédée, soixante-douze heures qu’elle avait poussé son dernier soupir. Le notaire n’avait pas osé téléphoner au norvégien, alors encore moins aller frapper à sa porte. Il ignorait s’il était au courant. Il ignorait s’il savait maintenant que Lennox était seul, complètement seul. Baignant dans une solitude noire qui avalait tout de sa lumière. La veille des funérailles de Lou, Lennox décida qu’il n’en pouvait plus, qu’il avait besoin d’Andreas, de son réconfort, de sa chaleur. Il ne passerait pas au travers de la nuit, dans le cas contraire. Il s’habilla donc et, machinalement, descendit jusqu’au stationnement où sa voiture était garée. Il se rendit dans le silence le plus complet jusqu’à la demeure de l’ambulancier et, une fois arrivé, il se posta devant la porte, sans bouger. Cinq minutes passèrent, durant lesquelles les larmes s’échappaient doucement de ses yeux, ses démons se moquant bien de sa torpeur. Il frappa trois coups à la porte. C’était con, il était passé minuit. Il devait repartir. Il tourna le dos à la porte et, quand il posa le pied sur la première marche rejoignant l’allée de l’entrée, il entendit grincer derrière lui. La porte s’était ouverte, la lumière du porche s’était allumée sur un Lennox confus, désemparé. Il leva ses yeux bouffis sur Andreas. « Je suis désolé. Il est tard, je sais pas ce que je fais ici. » Déclara-t-il alors, avant de continuer, sa voix se brisant en sanglots : « Elle est morte. » Lâcha-t-il comme une bombe en prenant sa tête dans une main.

Ils s’étaient dit qu’ils se verraient dans des lieux publics, dorénavant. Ils s’étaient dit qu’ils repousseraient le plus loin possible la tentation, d’ici à ce que Lennox ait réglé sa situation amoureuse. Eh bien voilà, elle était réglée, avant même qu’Andreas et lui n’aient pris le temps de se voir dans un restaurant, dans un cinéma ou dans un parc. Avant même qu’ils ne tentent le diable. Lou était partie. Comme si elle savait qu’elle était une entrave à leur amour, comme si elle savait que Lennox l’attendrait à son réveil pour mettre un terme à leur histoire. Ça n’avait pas valu la peine de se réveiller. Ça n’avait pas valu la peine de se battre. Lennox l’avait abandonnée dans sa chute, et elle était tombée. De si haut. Si bas.

Quand Andreas avait ouvert la porte, Lennox avait fait volteface, plongeant son regard attristé dans celui surpris, puis chagriné, du norvégien. Même si cette tragédie signifiait que plus rien ni personne ne les empêchait d’être ensemble, ils savaient tous les deux à quel point le décès de Lou allait avoir un impact négatif sur le trentenaire. À quel point le chemin vers la guérison serait long. Lennox n’avait jamais caché à Andreas l’intensité de son amour pour cette femme. Au contraire, d’ailleurs. Dès leur première rencontre, le notaire avait souligné l’amour inconditionnel, sans relâche et cruel qu’il éprouvait pour la québécoise. Andreas savait exactement que l’homme était prisonnier d’une romance maladive. Il avait su à quoi s’attendre, en s’éprenant de lui. Ils savaient tous les deux ce qu’il en était. Et même si Lennox était certainement en train de tomber amoureux d’Andreas, depuis le premier jour d’ailleurs, cela n’empêchait guère la flamme destinée à Lou de brûler encore de mille feux. Elle s’éteindrait, peu à peu, maintenant que le regard azur de la belle n’était plus là pour l’alimenter. Mais cela prendrait du temps. Du temps que Lennox s’autoriserait à prendre, même si c’était blotti dans les bras d’un autre homme, la blessure ne se refermerait pas d’aussitôt.

Andreas entoura Lennox de ses bras et, pour une fois, le trentenaire ne tressaillit pas. Toute la peine qu’il contenait en lui le paralysait au point de ne même plus réaliser que cette étreinte tant attendue était en train de se produire. Qu’il était dans les bras d’Andreas, sa chaleur corporelle réchauffant son cœur froid et brisé. L’ambulancier se recula finalement, après que Lennox ait essuyé quelques larmes sur son épaule, et glissa sa main dans la sienne. Le notaire baissa les yeux vers ce contact, exerçant une pression avec ses doigts, pour montrer à Andreas que malgré sa tristesse, il était bien là, avec lui. Le norvégien proposa alors d’aller chez lui, chez Lennox, puisque la maison n’était pas vide et qu’ils n’allaient certainement pas s’endormir maintenant. Lennox en avait effectivement beaucoup sur le cœur, et il doutait fortement que le sommeil lui viendrait cette nuit. Il hocha donc la tête. « Oui … mais … tu voudrais bien conduire ? » Avec ses larmes qui montaient dans ses yeux sans prévenir, dès qu’il pensait à Lou, Lennox jugea qu’il serait irresponsable de reprendre le volant. Il tendit donc les clés de son Audi à Andreas et alla s’installer du côté passager. Afin de ne pas avoir à guider l’homme à chaque coin de rue, il pressa sur l’adresse préenregistrée de son domicile dans le GPS et posa sa tête sur l’appuie-tête. Il ferma les yeux, soupira, et laissa encore quelques larmes couler. Il essayait de se contrôler, il tentait de reprendre le dessus sur ses émotions, pour ne pas infliger à Andreas une nuit des plus lourdes. Mais c’était plus fort que lui. La page aurait été plus facile à tourner si Lou et Lennox n’avaient pas vécu une forte histoire d’amour. On ne pouvait dire adieu à un an de passion aussi facilement. Même si une nouvelle passion avait pris place dans son cœur.

Ils se garèrent à la place de stationnement de Lennox, sous l’édifice à logements, et Lennox guida Andreas jusqu’à l’ascenseur qui les mènerait bien plus haut, à l’étage de son condo. Ce serait la première fois qu’Andreas y mettrait les pieds, et le notaire en était déjà nerveux, émotion de trop dans cet ouragan déjà bien alimenté. Il ouvrit les lumières du hall d’entrée dès leurs premiers pas dans le logement, et il referma la porte derrière eux. C’est à ce moment seulement qu’il remarqua la tenue vestimentaire du norvégien, bien trop classe pour un dimanche soir passé devant la télévision. Il se figea, le détaillant du regard. « Oh. » Il marqua une légère pause. « Je suis désolé … tu … tu étais avec quelqu’un ? » Chez lui ou plus tôt dans la soirée, peu importe, ce n’était pas le moment qui comptait mais bien la personne. Andreas ne lui avait jamais promis explicitement de l'attendre, après tout. Lennox se sentit tout d'un coup tellement idiot, con, et égoïste, d'être débarqué chez lui au beau milieu de la nuit alors que lui faisait poireauter Andreas.

Son logement était propre, trop propre, parce que Lennox avait passé son temps libre à laver et relaver les comptoirs, à éliminer toute la poussière qui achevait sa course sur ses meubles, à ranger et changer de place tous les effets de Lou, tentant de trouver un arrangement qui ne le mettrait pas dans tous ses états à chaque fois qu’il entrait dans son propre appartement. Finalement, il avait tout simplement rangé dans une boîte, au fin fond d’un placard, ce qu’il lui restait d’elle, ce qu’il lui restait d’eux. Il ne savait pas ce qu’il ferait de tout cela, maintenant qu’elle n’était plus là. Il allait sans doute devoir téléphoner à sa famille, au Canada, et leur demander ce qu’ils désiraient recevoir par colis. En même temps que le corps de leur fille, expédié dans un cercueil. C’était horrible, comme images. Il en devenait parfois malade, à force d’y penser. Bref, le notaire ouvrit la lumière sur cet appartement vide, sans âme, trop grand et trop classe pour un homme ordinaire comme Lennox. C’est en se tournant vers Andreas, maintenant assez éclairé, que le trentenaire réalisa qu’il l’avait peut-être dérangé pendant un rendez-vous. Cette idée lui déplaisait, mais il ne put s’empêcher de le relever. Andreas lui affirma que ce n’était pas le cas, et bien que son excuse semblait un peu tirée par les cheveux, Lennox était trop fatigué pour se poser davantage de questions. Il hocha tout simplement la tête. « Oh, tant mieux … je m’en serais voulu. » Et il lui en aurait voulu à lui, aussi, même si ça semblait égoïste à dire. Il lui en aurait voulu de lui avoir montré une si belle version de l’amour pour ensuite aller l’offrir à un autre. Andreas ne lui appartenait pas, personne n’appartenait à personne, au fond … mais il aimait se dire qu’ils feraient tout comme. En pénétrant un peu plus dans l’appartement après avoir déposé les clés de la voiture sur la petite table en rentrant, Lennox retira sa veste pour n’être qu’en t-shirt, et la déposa sur le divan, seul élément maintenant qui prouvait une certaine forme de vie dans cet endroit. Andreas lui proposa de dormir, qu’il veillerait sur lui. Lennox secoua la tête. « J’arrive pas à dormir. » Il n’arrivait pas à dormir depuis le décès de Lou. Sa conversation avec Chase le hantait, toutes les questions qui demeuraient non répondues, tout ce qu’il aurait voulu dire à Lou … Même Morphée n’arrivait pas à le sortir de sa transe. « Mais … » Il baissa les yeux au sol, ne sachant même plus ce qu’il attendait réellement d’Andreas ce soir. Il avait désiré ses bras, sa chaleur, son réconfort. Maintenant, ça lui semblait un peu déplacé de lui demander de lui offrir cette consolation alors qu’il pleurait la mort d’une autre. « Tu voudrais … tu voudrais quand même venir t’allonger avec moi et … » Il haussa les épaules, timide, confus et indécis. « … Parler … de tout sauf d’elle. »

La demande bien particulière de Lennox semblait avoir pris Andreas par surprise. En même temps, lui non plus ne s’était pas imaginé l’inviter aussi rapidement dans son lit. Même si ce n’était pas pour y avoir des relations intimes, la tension était là, et l’intimité aussi, en quelque sorte. En plus, de tous les endroits dans ce logement, la chambre était certainement celle qui était la plus lourde de souvenirs avec Lou. Peut-être était-ce d’ailleurs pour cette raison que Lennox avait choisi, inconsciemment, de construire de nouveaux souvenirs avec Andreas le plus rapidement possible. Pour la chasser de sa tête, de son cœur, pour qu’il puisse respirer de nouveau. Lennox n’avait jamais eu à faire un deuil autre que le deuil de lui-même. C’était visiblement trop pour lui, il était une bombe à retardement. Et il fallait que les bras d’Andreas le contiennent pour éviter qu’il n’explose devant eux, les réduisant à néant. Ce dernier accepta sans hésiter, surprenant Lennox à son tour. Le notaire hocha la tête et monta au deuxième étage du condo, où se trouvaient sa chambre, son bureau et une salle de bains. Il ouvrit la porte et laissa passer le norvégien d’abord, anxieux rien qu’à l’idée de se retrouver allongé dans ses bras. Au moins, ça lui changeait le mal de place. Et puis, cette anxiété n’était pas douloureuse … c’était davantage de la fébrilité. Il l’avait déjà dit à Andreas : l’émotion ressentie en sa présence était la première qui ne lui fasse pas mal. Il se sentait tout simplement bien, avec lui. Certes, là, il aurait besoin d’une bien grande dose d’Andreas pour arriver à calmer ses angoisses créées par le décès de Lou. Mais il se sentait déjà bien plus léger, encore plus quand il s’allongea enfin à côté de lui. Sans le savoir, Andreas s’était couché à la place où Lennox avait l’habitude de se coucher le soir. C’était mieux ainsi. C’était donc Lennox qui posait son corps là où celui de Lou s’endormait autrefois. Il avait moins le sentiment de la trahir, ainsi, même si au final c’était la même chose. Il était tout de même dans leur lit avec un autre homme, un homme qu’il aimait plus que de raison, alors qu’elle venait à peine de rendre l’âme. Lennox se tourna de dos à Andreas, venant se blottir entre ses bras et contre son torse, leurs deux têtes tournées vers le même mur. Il ferma les yeux un moment, profitant de la vague électrisante qui lui donnait l’impression que son esprit allait repartir à zéro, comme s’il recevait un traitement par électrochocs. Mais c’était tout simplement l’effet qu’Andreas avait sur lui. L’ambulancier lui demanda alors de quoi il désirait parler. Le trentenaire réfléchit, réalisant que tout ce qui lui venait en tête n’était rien qui puisse l’aider à se changer les idées. Sa vie ne comptait pas beaucoup de moments de bonheur auxquels s’accrocher. « Toi, parle-moi. J’aime entendre ta voix … » Déclara-t-il finalement. Il aurait pu l’écouter lui parler de n’importe quoi, même de sa recette préférée.

Quand la bouche d’Andreas frôla l’oreille de Lennox, une fois sa tête appuyée contre son épaule, le notaire frissonna. Peu importe où il le touchait, le simple contact entre les deux hommes déclenchait une réponse physiologique tellement intense en Lennox. Certes, il avait déjà ressenti ces sensations avec Lou, ce n’était pas carrément du nouveau, mais il avait bel et bien l’impression de tout redécouvrir. Comme un enfant. Les derniers mois avec Lou avaient été plus que difficiles et ils s’étaient perdus à travers les différentes épreuves que la vie avait mises sur leur chemin. Il n’avait pas ressenti ces frissons depuis tellement longtemps. Là, Lennox aurait pu définir le bien-être. C’était là, ici, maintenant. Dans ses bras. Ce bien-être aurait pu se transformer en bonheur, si le nuage de noirceur qui avait emporté Lou ne planait pas encore au-dessus de sa tête, déversant sa pluie sur lui. Lennox se concentra sur la voix d’Andreas, fermant les yeux et appréciant les caresses du norvégien sur son bras. Il avait l’impression que son corps complet flottait. « Il faudra que tu me la présentes. » Dit Lennox quand il apprit que celle-ci se trouvait à Bowen depuis peu. Habituellement, le notaire fuyait les nouvelles rencontres comme la peste. Il ne faisait jamais bonne impression et ne savait jamais quoi dire. Lennox était un désastre social. Pourtant, sachant que cette fille était la sœur d’Andreas et qu’elle occupait une place importante dans sa vie, il voulait absolument la rencontrer. Ne serait-ce que pour montrer au norvégien à quel point il voulait s’investir dans sa vie. Dans ce qu’ils pourraient être à deux. Andreas lui parla de son arrivée à Bowen, de leur rencontre, et de ce que Lennox méritait. Il se sentit de nouveau mal à l’aise, n’aimant pas parler de lui. N’aimant pas qu’on le couvre de compliments alors qu’il ne les méritait pas, alors qu’il n’arrivait pas à les accepter et à les intégrer. Et plus Andreas parlait, s’impliquait, plus Lennox réalisait qu’il jouait avec le feu. Il se souvenait de son dernier passage à l’hôpital, de ce que Chase lui avait révélé sur les dernières paroles de Lou. Lennox l’avait détruite, à sa façon, comme il le faisait pour tout le monde. Ce serait injuste d’attirer Andreas dans sa noirceur, à son tour. « Je voudrais … j’aimerais … te laisser te battre à mes côtés … mais je n’en ai pas la force et, surtout, ça se retournera contre toi … Lou m’avait promis le même combat, mais elle a perdu. On a perdu, contre mes démons. Ils l’ont eue, elle aussi. Et je ne veux pas te détruire, Andreas. T’es unique. T’es … exceptionnel. Je me détesterais de t’enlever ce qui te rend si spécial … » Lennox se retourna finalement, pour faire face à Andreas, parce qu’il se sentait lâche de parler à un mur alors qu’il prononçait des mots si importants et lourds de sens. Son discours était peu cohérent, il le laissait rentrer pour mieux le repousser, mais Lennox avait toujours été ainsi. En contradiction avec lui-même, sa tête et son coeur se battant constamment l'un contre l'autre.

Son regard plongé dans celui d’Andreas, Lennox voyait bien que celui-ci n’était pas en accord avec ses paroles ou, du moins, que celles-ci le blessaient. Ses yeux avaient été traversés d’une lueur de tristesse qu’il ne désirait pas voir dans ces iris. Pas dans les siens. Enfin, dans le regard de personne, mais encore moins celui de l’homme qui était véritablement son sauveur. Lennox avait d’ailleurs du mal à le soutenir, ce regard. Il avait baissé les yeux, fixant le corps d’Andreas allongé près de lui, ses yeux rivés sur son torse couvert, sans vraiment le voir. Juste pour ne pas avoir à constater à quel point, peu importe ce qu’il ferait, il finirait par blesser Andreas. D’un côté, s’il le repoussait maintenant, il serait déçu, brisé jusqu’à un certain point. Ils avaient beau ne pas se l’avouer totalement, cette relation était déjà bien plus importante que les simples esquisses d’un amour nouveau. Lennox, en tout cas, était déjà bien trop attaché à Andreas. Ainsi, si ce sentiment était partagé, le norvégien souffrirait déjà d’un abandon. Mais, d’un autre côté, en le laissant tomber amoureux de lui, en le laissant s’impliquer dans sa vie, rentrer dans son monde, Lennox condamnait Andreas à une vie d’efforts jamais récompensés. À une vie passée à le voir broyer du noir, même si ce n’était pas par sa faute, même si lui le comblerait, le reste du monde ne changerait sans doute pas envers Lennox. Et la perception de ce dernier face à la vie non plus. Lennox écouta tout de même Andreas tenter de le convaincre de le laisser rentrer dans sa vie. De ne plus tenter de l’en empêcher, de ne plus essayer de tout contrôler. Avec son doigt posé sur ses lèvres, il n’avait pas trop le choix de le laisser. Et puis, Andreas marquait un point. Il n’était pas Lou. Oh, non, il n’était pas Lou. Tout était déjà tellement plus simple avec lui, et sans doute était-ce exactement ce dont Lennox avait besoin. Quand Andreas parla de suicide, Lennox baissa de nouveau les yeux, mais cette fois parce qu’il ne voulait pas que son regard le trahisse. À deux reprises Lennox avait tenté de s’enlever la vie. On dit que deux ne vient jamais sans trois. Il ne pourrait jamais promettre que ça ne se reproduirait pas. Il ne pourrait jamais promettre à quelqu’un de vivre, parce que c’était trop grand pour lui. Plus grand que lui. « Ne me dis pas ça … Ne parlons pas de ça. » Dis Lennox, relevant ses yeux vers lui. Andreas soupira et, doucement, sa main abandonna ses lèvres pour venir caresser sa joue. Le notaire pencha sa tête afin que la main de l’homme s’y glisse plus aisément, et il ferma les yeux. Il allait les rouvrir quand il sentit les lèvres d’Andreas se poser sur les siennes, pour la seconde fois de leur relation. Cette fois, Lennox n’avait aucunement envie de s’arrêter, et aucune excuse valable pour le faire. Ce ne fut qu’un bref baiser, avant qu’Andreas ne se détache que légèrement, juste assez pour être capable de lui murmurer qu’il n’avait pas le choix, de toute façon. Lennox esquissa un mince sourire, touché, malgré son malaise face à cette situation. « Au moins je t’aurai prévenu … » Il avait prévenu Lou, aussi, et voyez où ça les avait menés. Mais Andreas n’était pas Lou, il se le répèterait à tous les jours s’il le fallait. Lennox reprit les lèvres d’Andreas avec les siennes afin de l’embrasser mieux que la première fois, mieux que la deuxième fois, sans l’hésitation et sans la retenue qui les empêchaient de s’abandonner l’un à l’autre.

Ce second baiser de la soirée dépassait toutes les attentes de Lennox. Il ne se concentrait que sur le visage d’Andreas, laissant sa main caresser sa joue tout comme lui le faisait avec la sienne. Ils étaient plein de tendresse l’un pour l’autre, mais puisque rien ne les retenait à présent, la passion prenait aussi tranquillement sa place. Elle se traduisait par une intensité et une fougue que Lennox pensait endormies depuis bien longtemps. Ça lui faisait tellement de bien de sentir son corps se réveiller ainsi pour celui d’un autre. D’ailleurs, sans même vraiment s’en rendre compte, il s’était légèrement relevé sur un coude, afin de presser son corps contre celui du norvégien. C’était si naturel, même si Lennox n’avait jamais partagé de moment aussi intime avec un homme auparavant. Il avait envie de lui maintenant plus que jamais, sans doute parce qu’ils étaient si près du but tout en étant si loin. En effet, Andreas calma leurs ardeurs en posant son front contre celui de Lennox, mettant un stop à ce baiser auquel Lennox avait pris goût. Il le regarda, un peu déboussolé, comme si on venait de lui enlever sa seule source de joie, et l’écouta lui dire que bien qu’il avait vraiment envie de lui, c’était trop tôt, et que ce lit n’était pas l’endroit pour leur première fois. Ce lit où la mémoire de Lou était bien trop empreinte. Lennox soupira, se rappelant alors le motif principal de la venue d’Andreas chez lui. Se rappelant toute la douleur reliée à cette perte. La culpabilité, aussi. Pendant dix minutes, il avait pu oublier. Ou plutôt, bien ranger cette tragédie dans un coin de sa tête, le temps de profiter de l’homme. Malheureusement, la réalité le frappait maintenant de plein fouet. Lennox se recoucha dans le lit, posant sa tête sur l’oreiller et hochant la tête. « Je comprends, ne t’en fais pas … » Sans doute était-ce mieux ainsi. Sans doute Andreas avait-il raison. Ce lit avait dans ses draps des moments inoubliables gravés dans leurs plis et dans leurs odeurs. Bien sûr qu’Andreas n’était pas à l’aise de s’y trouver. Le notaire se promit alors un relooking complet de cette chambre. De un, ça lui ferait du bien et de deux, ça lui permettrait un nouveau départ. Avec Andreas. Ce dernier reprit la parole pour avouer à Lennox qu’il se sentait bien avec lui, et qu’il était certainement le plus bel homme à ses yeux. Le trentenaire rit doucement, flatté par ces paroles, mais toujours incapable de se faire à cette pluie de compliments. C’était d’autant plus difficile que c’était la première fois qu’on le lui disait dans ce contexte. Lou était aveugle, et elle avait beau deviner ses traits sous le tracé de ses doigts, elle n’avait jamais su à quoi ressemblait réellement Lennox. Elle n’avait jamais pu commenter son physique. Ça avait toujours fait son affaire, à Lennox, parce que lui ne se trouvait pas attirant. Ça lui faisait une chose de moins à se soucier. Pourtant, il se surprit à apprécier ces mots provenant d’Andreas. « C’est parce que tu te n’es jamais vu comme je te vois, j’imagine … » Pourtant, Andreas n’avait qu’à regarder vers un miroir pour y voir l’homme magnifique qu’il était. Tous ses traits s’harmonisaient, rien ne clochait. Il était d’une beauté à couper le souffle et ça, Lennox l’avait vu dès le premier regard. Le notaire avait hâte de découvrir chaque parcelle d’Andreas, rien que pour confirmer sa perfection. Autant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Bref, maintenant que la douche froide était passée, Lennox se sentait mal à l’aise dans ce lit, comme si le commentaire de l’ambulancier lui avait fait réaliser à quel point c’était déplacé, dans les circonstances. Il se releva donc, restant d’abord assis sur le côté du lit. « As-tu faim, ou soif ? Je ne t’ai même pas demandé … » Quel piètre hôte il faisait. Et puis au moins, s’ils passaient à la cuisine, il y avait moins de risque d’y trouver des souvenirs de Lou. C’était pratiquement toujours lui qui cuisinait, sans doute parce qu’il avait peur qu’elle se blesse en raison de son handicap.

Andreas demanda un verre d’eau, à voix basse, comme s’il avait maintenant le désir de se faire tout petit, lui qui prenait pourtant une si grande place dans la vie de Lennox depuis quelques semaines. Le notaire tourna la tête vers lui, le regarda brièvement et hocha la tête, avant de se lever pour redescendre jusqu’à la cuisine. Le norvégien le suivait, silencieux, parce que le moment magique avait laissé place à un certain malaise. Pourtant, Lennox ne lui en voulait pas, pas vraiment. Bien qu’il désirait plus que tout s’oublier dans ses bras, le trentenaire ne pouvait nier qu’Andreas avait eu raison de mettre les freins. Tout d’abord, le décès de Lou était trop récent pour que Lennox se donne à un autre, surtout dans les mêmes draps qu’il s’était offert à elle. Ensuite, sans doute que le désir aurait rapidement laissé sa place à la nervosité, parce que Lennox n’avait jamais eu de relations homosexuelles. Il n’avait aucune idée comment s’y prendre. Sur le moment, il n’avait pas vraiment songé à la chose, il avait eu envie d’Andreas parce qu’il avait refoulé ses fantasmes depuis trop longtemps par rapport à lui, et parce qu’il n’avait pas eu de relations sexuelles depuis des semaines aussi. Mais, quand ils se seraient trouvés nus l’un face à l’autre, Lennox aurait sans doute paniqué. Il avait besoin de temps, Andreas avait raison. Il ne pouvait pas lui en vouloir d’avoir raison.

Debout à côté du comptoir, le norvégien assis pas très loin de lui, Lennox lui tendit son verre d’eau. Andreas revint sur ce qui venait de se produire. « Non … non je t’en veux pas. Ce serait idiot. » Répondit Lennox, pour se convaincre lui-même. Andreas reprit la parole, en mettant les mots précis sur ce qui aurait pu se passer, et les raisons pour lesquelles ça ne devait pas arriver. Le notaire l’écouta, acquiesçant à ses paroles de simples hochements de tête et de sourires naissants lorsque l’homme disait vouloir lui donner son corps, son amour et sa joie de vivre. « Je comprends, Andreas. Et … t’as raison. Je … je suis confus dans mes sentiments, je me suis laissé emporter parce que je me suis senti bien mieux dans tes bras que quand j’suis trop dans ma tête … Mais t’as raison, c’était pas le bon moment. » Il en avait eu envie, et il se sentait prêt en surface, mais le cœur de Lennox était tellement brisé que sans doute avait-il du mal à bien décoder ses envies. Quand Andreas mentionna que même s’ils n’étaient pas encore forcément un couple, il se considérait comme étant sien. Lennox sourit, comblé par ces paroles, et s’approcha de l’homme pour attraper sa main et l’embrasser doucement sur ses lèvres. « J’n’ai pas envie d’attendre pour considérer qu’on est ensemble … » Ils avaient attendu, même si ça n’avait pas été la plus longue des attentes. Ils semblaient tous les deux être complètement sous le charme de l’autre, alors pourquoi faire semblant ? Mais la conscience de Lennox reprit le dessus pour un instant. « Par contre … même si toi et moi on le sait, je … je ne pense pas être prêt à ce que les autres sachent … » Et pas parce qu’il avait honte, pas parce qu’il avait peur, mais bien parce qu’il ne voulait pas qu’on pense qu’il avait remplacé Lou aussi facilement. C’était peut-être bien le cas … mais Lennox désirait être le seul à se faire culpabiliser pour ça.

Andreas changea de sujet en demandant à Lennox s’il pouvait se confier sur quelque chose d’important à savoir. Pour Lennox. Ce dernier fronça les sourcils, reculant d’un seul pas sans vraiment s’en rendre compte, comme s’il était méfiant. « Bien sûr … Je t’écoute … » Une petite boule s’était formée dans son estomac, attendant de savoir ce qui semblait être si grave.