walking disaster -r.

Effectivement, comme si l’État islamique n’en avait pas assez de semer la terreur dans les pays qu’ils occupaient, ils en étaient même à une stratégie de mettre le chaos à l’échelle mondiale. Sur le plan international, tout le monde était sur ses gardes, aux aguets d’une prochaine attaque terroriste. Daech pouvait considérer avoir réussi en quelque sorte à semer cette crainte puisque, dorénavant, à chaque rassemblement de foule peu importe l’occasion, la peur était au rendez-vous chez les civils provenant de n’importe quel pays, pas seulement ceux du Proche-Orient. C’était devenu une guerre qui n’avait même plus de frontière, et c’était ce qui était épeurant. Naveen était bien conscient qu’il avait fui les horreurs les plus visibles, mais qu’il restait encore bien des violences plus discrètes, qui surgissaient de temps à autre pour qu’on ne les oublie pas. Pour qu’on ne passe pas à autre chose. Mais assez parlé de ça, ça pouvait lui donner froid dans le dos quand il songeait trop. Ils parlèrent plutôt de la condition de la jeune femme, qui devait être terrible pour elle. De ne jamais pouvoir s’accrocher à un quelconque événement, sachant fort bien que dès le lendemain, il n’en resterait plus rien, pas même les souvenirs. « Comment faites-vous pour vivre avec cette condition ? Comment arrivez-vous à … à mener votre vie ? » Demanda-t-il, sans doute maladroitement, mais en même temps difficile de s’imaginer comment on pouvait avoir un quotidien quand chaque journée en était une complètement nouvelle, sans souvenir de toutes les précédentes. Autant Naveen aurait souvent prié pour oublier toutes les horreurs qu’il avait vues, entendues, vécues, autant il souhaitait plus que tout au monde s’accrochait aux moments qui lui avaient permis de continuer à avancer malgré tout. Tout en parlant, ils arrivèrent finalement au logement de Mathilda, dont il avait enfin appris le prénom en sortant du taxi. « Alors, les gens qui sont près de vous, qui font partie de votre vie, ils doivent se présenter à vous à tous les jours ? » Parce qu’elle n’avait que des noms sur sa liste et peut-être une courte description, mais une relation ne se résume pas qu’en quelques mots. Mathilda se rendit jusqu’à son congélateur et en sorti un sac de petits pois, qu’elle lui tendit. « Merci, c’est gentil. » Il appuya doucement le sac froid, enroulé dans une serviette, contre sa blessure. Il en avait préalablement essuyé le sang avec la manche de son chandail, ne se souciant pas vraiment de s’il arriverait à le faire partir ou non par la suite. Du sang, il en avait tellement eu sur ses vêtements. Ce n’était pas le sien qui allait le dégoûter. « Je prendrais bien un verre d’eau, s’il-vous-plaît. » Il avait mal à la tête, sans doute était-ce normal et sans doute qu’un verre d’eau ne suffirait pas à chasser la douleur, mais il mettrait toutes les chances de son côté. Il fallait quand même qu’il conduise jusqu’à chez lui, après.

Comment tu faisais ? Tu ne le savais pas vraiment, tu le faisais et c'était tout. Tu le regardais en haussant légèrement les épaules. « Je me lève chaque matin et je fais avec, je crois que de toute façon, je ne peux pas faire autrement. » Tu n'avais aucun moyen de fixer les choses, aucun moyen pour toi de te souvenir de ce qui s'était passé la veille. A chaque fois que tu ouvrais les yeux, tu lisais le post-it pour te dire de regarder la date, celui qui te disais que tu avais eu un accident, tu lisais ton dossier médical simplifié pour que tu puisses comprendre rapidement ton état et après ça, il y avait l'étape où tu attrapais ton carnet pour relire les éléments qui s'étaient passé la veille. Tu lisais souvent quelques noms qui te semblaient aussi énigmatique qu'étrange. Et il y en avait certains qui te donnaient le sourire, tu pensais à Howard, à Victoria ou encore à Alek. Une fois que c'était fait, tu prenais ton carnet, un stylo et ton dictaphone. « Ceux que j'ai connu avant l'accident, je les reconnais, mais vous par exemple, si je venais à monter dans votre taxi demain, je ne me souviendrais pas que vous m'avez sauvée ce soir, je ne me souviendrais pas de votre visage, de votre nom ! » Tu riais doucement, prenant ta maladie avec le sourire. Elle avait été assez pesante pour toi au début et tu avais vraiment eu des difficultés à t'y adapter mais maintenant ça devenait presque une routine. Tu filais attrapais un verre pour le remplir. « Tenez ! » Tu lui tendais le verre d'eau, jetant un coup d'oeil au jeune homme qui tenait toujours le paquet de petit pois contre sa tempe. « Comment va votre œil là ? » demandais-tu doucement, ça devait avoir dégonflé un peu, il aurait sûrement une ecchymose pour les jours à venir, mais tant que son oeil n'était pas touché, c'était le plus important. La peau, ça se soignait beaucoup plus rapidement que le reste.

Elle était résiliente, cette Mathilda, ça ne faisait aucun doute. Naveen l’était aussi, fortement, mais il n’avait pas la même légèreté qu’elle en le faisant. Il affrontait chaque journée, certes, mais il ne le faisait pas avec une telle indifférence – même si le terme était mal choisi. Il se levait chaque matin sauf que se tenir debout était toujours un peu lourd au départ, il avait besoin de temps avant que ses épaules ne se relèvent et se tiennent droites face à la vie. Il avait toujours cette tendance à se recroqueviller sur lui-même avant de réaliser qu’il fallait, qu’il devait aller de l’avant. Mathilda, de son côté, faisait avec comme si la vie ne lui avait pas apporté une telle injustice. Il la trouvait brave, et se demanda alors s’il serait un jour capable de vivre avec sa situation aussi facilement. Peut-être pas, puisque lui gardait tous les souvenirs des longues et pénibles précédentes journées. Lui se souvenait à quel point ses pieds se traînaient sur cette longue route qu’il franchissait seul. « C’est vrai que … à un certain point, quand on est impuissant face à une situation, ça ne sert à rien de s’apitoyer … » Naveen le comprenait, ça. Il commençait de plus en plus à comprendre le fait que rien ne ramènerait sa famille, qu’il les pleure à tous les soirs ou non. Malgré tout, il continuait à laisser la tristesse l’envahir et à prier pour eux dans chacune de ses cinq prières quotidiennes. La douleur était encore trop vive. « Mais vous devez réagir différemment à tous les jours, face à votre condition, non ? Enfin, j’imagine que … que vous ne la savez pas, au fond. » Elle avait beau réagir de telle ou telle façon hier ou avant-hier, ce matin était un nouveau départ. Mathilda lui expliqua encore un peu plus le fonctionnement, ou plutôt les effets, de sorte à ce qu’il visualise un peu mieux ce qu’elle traversait. C’était con, mais ça lui faisait du bien de se mettre dans le malheur d’un autre plutôt que le sien. Même si ça n’avait rien de drôle ou de plaisant, pas du tout. « C’est dommage … Enfin, je me fiche que vous ne vous souveniez pas que je vous ai sauvée, ce n’est pas ce que je veux dire. C’est juste … » Il marqua une pause, hésita, et haussa les épaules. « Je ne sais pas. » Sombrer dans l’oubli, s’effacer de sa mémoire, cela rendait Naveen mal à l’aise. Quand il quitterait cet appartement, il ne redeviendrait qu’un inconnu au regard de Mathilda, dès qu’elle fermerait les yeux. Lui qui cherchait tant à ne plus être qu’un visage invisible, lui qui désirait tant s’intégrer, cette rencontre avait de quoi laisser un malaise. « Merci. » Déclara le syrien en prenant le verre d’eau que la jeune femme lui tendait et en buvant quelques gorgées alors qu’elle s’intéressa à sa blessure. « Ça ira, je crois, merci. Je continuerai à mettre de la glace et il ne restera plus qu’à attendre que la couleur s’estompe … » Et à tenter d’ignorer ces regards emplis de jugements ou de peur qui allaient certainement se tourner vers lui, où qu’il aille.

Fini de parler des horreurs du monde, la conversation été devenue un peu plus légère pour lui, un peu moins pour toi parce que parler de ta condition, ce n'était jamais quelque chose d'évident, ni même de délicat mais tu le faisais toujours avec le sourire, parce que tu ne voulais pas qu'on ait de la pitié pour toi, tu t'en sortais pas mal. « Je pense que je suis passée par les grandes étapes du déni chaque jour jusqu'à accepter le fait que rien ne changerait, en marquant jour après jour d'une croix le calendrier. » Au fond tu avais beau être énervée pour ça, tu savais que rien ne pourrait changer le sort que tu connaissais aujourd'hui. Malheureusement, c'était ainsi et pas autrement. « Je pense comprendre. » C'était parfois difficile pour les autres de ne pas imaginer ta condition et qu'ils doivent se représenter à toi chaque fois que tu les croises en sachant pertinemment que tu vas les oublier, ça en décourage certains et ça peut donner l'impression d'être invisible, de ne pas exister mais ce n'était pas ce que tu voulais. Tu n'avais vraiment aucun contrôle là-dessus et c'est en général à ce moment que les gens réalisaient vraiment la situation. « Tant mieux alors ! » Un fin sourire venait se poser sur ton visage, il te tendait alors le fameux sac de petits pois que tu rangeais précieusement dans ton congélateur, te retournant à nouveau vers lui, qui venait de finir le verre d'eau. L'heure du départ ? Peut-être. « Si vous voulez rentrer chez vous, je ne vais pas vous retenir plus longtemps mais si vous ne vous sentez pas prêt, j'ai un divan un peu mou qui pourrait vous aider à passer la nuit. » proposais-tu avec un fin sourire. Tu ne voulais pas lui forcer la main, mais tu avais toujours appris qu'avec un coup violent à la tête - même si là en l'occurrence ça l'était moins que ce que tu pouvais t'imaginer dans ton esprit - qu'il fallait rester allonger et se reposer. Alors tu ne savais pas s'il habitait loin ou non, s'il se sentait de rentrer chez lui mais si ce n'était pas le cas, tu voulais juste lui ouvrir une porte.

Vivre sa vie à coup de croix crayonnée sur le calendrier, ça semblait si pesant pour Naveen. Une sorte de décompte, mais en attente de quelle journée, exactement ? De la toute fin ? Pour elle, ça n’était au fond qu’un rappel de toutes les journées qui s’étaient écoulées et qui étaient pourtant oubliées. Ça lui semblait si triste, vide de sens. En même temps, que pouvait-elle faire d’autre ? Il fallait bien qu’elle continue d’avancer, tout en sachant où elle était rendue, et dans sa condition, ça comptait aussi pour les dates, l’année, même. Tout lui échappait, même ce qui pouvait sembler le plus simple, le plus anodin. Naveen se contenta d’hocher la tête, d’un regard compatissant. Ils vivaient chacun de leur côté une situation bien difficile, même s’il n’y avait absolument rien de comparable entre les deux, si ce n’était le vide que laissait chaque journée dans leur cœur. Mathilda s’inquiéta alors de nouveau de la vilaine ecchymose du chauffeur de taxi, qui lui, encore une fois, lui assura que ça allait bien. Pour preuve, il lui tendit le sac de petits pois congelés, signe qu’il n’en avait plus besoin. Que le reste guérirait par lui-même. Le syrien termina son verre d’eau, sentant que l’heure de laisser la jeune femme regagner son lit et se laisser tomber dans l’oubli approchait. Comme de fait, elle lui proposa de rester à dormir s’il ne désirait pas rentrer chez lui. Jamais Naveen ne se montrerait aussi envahissant, et, surtout, il avait besoin de se retrouver dans son propre lit, puisque c’était à peu près la seule chose qui lui appartenait maintenant. La seule place qui lui était bien familière à présent, même si c’était aussi l’endroit où il se replongeait dans des souvenirs cauchemardesques. « C’est très gentil d’offrir, je vous remercie, mais je devrais rentrer chez moi. » Elle semblait en sécurité, ici, il n’avait pas à s’inquiéter pour elle. Naveen se leva donc et, accompagné de Mathilda, il retourna dans le hall d’entrée. « N’oubliez pas de barrer la porte. » Il esquissa un sourire, ouvrit ladite porte, et attendit d’entendre le verrou derrière lui avant de quitter l’immeuble et de regagner son taxi.

TERMINÉ