when you're feeling empty, keep me in your memory (emrys)

Les commerces à Bowen étaient plutôt polyvalents. Cafés le matin, bars le soir, et entre les deux tout pouvait se passer. Cela rendait difficile, pour des gens comme Lennox et Emrys, de trouver un endroit où se rencontrer tout en restant bien loin de la tentation. Cette douce et enivrante tentation qui tendait sa main vers eux dans un imaginaire de torture, caressant leurs plus profonds démons dans l’espoir de les redonner à la noirceur. Lennox avait beau ne pas avoir bu une seule goutte d’alcool depuis le mois de janvier – et en janvier il n’avait été question que d’un seul verre déjà -, il savait aussi à quel point il était encore bien fragile face à l’idée de s’empoisonner l’esprit le temps d’en apaiser les tourments. Encore plus fragile que lui, Emrys, sans doute. Parce qu’il était arrivé plus récemment dans ce processus de guérison de soi, et qu’il n’avait pas le même soutien que lui. Si Lennox avait toutes les mains de tous les participants aux réunions d’alcooliques anonymes qui se tendaient vers lui dès le moment où il se sentait chuter, Emrys n’avait pas tout ce réseau. Il avait Lennox, du moins pour cette catégorie. Pour la catégorie des gens qui comprenaient le supplice que c’était que de devoir sans cesse se refuser ce verre qui, pourtant, ne serait que bienfaits sur l’âme. C’était tous les autres qui suivraient inévitablement qui représentaient un risque. C’est pourquoi, à chacune de leurs rencontres à deux, de leurs rencontres comme secrètes par rapport aux autres, les deux hommes optaient habituellement pour la pâtisserie la plus populaire de la ville. D’abord, ils ne servaient pas d’alcool et, ensuite, tellement de gens fréquentaient l’endroit que toutes les conversations arrivaient à enterrer les leurs. Cela semblait rassurer et soulager autant l’un que l’autre, qui préféraient garder leurs craintes et leurs démons pour eux. Lennox arriva donc chez Imogen un peu avant l’heure du lunch, se commandant un café avant d’aller s’asseoir à une table, la même qu’à leur habitude, avant de laisser son esprit vagabonder d’une idée à une autre en attenant Emrys.

Parfois toute la volonté du monde ne suffit pas aller mieux, parfois on se laisse bercer par l’idée qu’une substance peut noyer tout ça, l’enterrer bien profond, juste pour un instant. Il y a cru Emrys, il s’est laissé allé, à boire encore et encore jusqu’à ne plus savoir où il est vraiment. Il aimait bien être perdu pour ne plus penser à demain ni à hier. Mais un jour il a dit stop, il s’est dit qu’il déconnait franchement et que pour le coup il ne fallait pas jouer les égoïstes. Il voulait oublier sa femme mais en faisant cela il savait qu’il lui causait plus de tord que de bien. Qu’aurait-elle dit en le voyant ainsi ? Probablement que ce n’est pas l’homme qu’elle connaissait, qu’elle aimait, qu’elle a épousé. Il ne voulait pas lui faire honte. C’est pourquoi durant la love experience il en a profité pour arrêté pour se sevrer et ne plus boire. Il se forçait de faire bonne figure devant les caméras alors qu’en lui c’était le feu, sa voix intérieure qui lui disait de boire, de noyer son chagrin, qui ne demandait que de l’alcool. Mais il a résisté. On ne peut pas dire qu’il aille vraiment mieux, le chagrin n’est pas parti mais l’addiction a fait son chemin. Il doit lutter chaque jour pour ne pas rechuter, ses amis sont là pour l’aider, pour l’empêcher de boire même s’il ne leur demande pas ce service. Et puis il y a Lennox. Cet homme qu’il a rencontré aux alcooliques anonymes et de qui il s’est senti proche, à qui il s’est identifié. Ils se voient en dehors des réunions même si l’un a sûrement plus besoin d’aide que l’autre. Lennox est sobre depuis bien plus longtemps et il a l’amour aussi. Pour Emrys l’amour est plus fort que tout, il peut réussir à surmonter la plus grande des peines, la plus haute des montagnes. L’amour est l’addiction qui efface toutes les autres. Toujours un peu en avance, il arrive chez Imogen, son ami encore plus en avance que lui. Il prend un thé, boisson qu’il adore comme tout bon anglais qui se respecte. Il se dirige vers leur table. « Bonjour. » dit-il en posant sa tasse sur la table. Emrys n’est pas un homme bavard mais il peut bien faire des efforts de temps en temps. « Comment vas-tu ? » demanda-t-il en attendant une réelle réponse, pas juste de la politesse.

Même si Lennox était sobre depuis de nombreux mois maintenant, la tentation était toujours présente, cachée au fond de lui, n’attendant que le bon moment pour le faire chuter à nouveau. Et Lennox n’avait jamais eu d’équilibre, il basculait si facilement d’un côté comme de l’autre. Il avait le cœur instable et l’esprit qui s’embrouillait dès que le vent se levait. Emrys représentait pour lui un point d’ancrage, un homme à qui s’accrocher pour ne pas perdre de vue leurs objectifs communs. Tout ce qu’ils désiraient, tous les deux, c’était de s’en sortir et de ne plus constamment se faire souffrir de manière artificielle. La douleur que l’alcool servait à taire serait toujours là, elle, mais au moins il n’aggravait pas leur situation en pensant se soulager, ce qui se révélait complètement faux au bout du compte. Lennox et Emrys avaient trouvé en l’alcool ce qu’ils n’avaient alors pas pu trouver ailleurs : le réconfort, l’oubli, la chaleur. Puis, Lennox avait rencontré Andreas, et il avait pu lui offrir tout cela sans qu’il n’ait à boire une seule autre goutte d’alcool. Certes, c’était arrivé malgré tout, parce que substituer une addiction par une autre ne se faisait dans une transition des plus douces. Mais il avait réussi à faire de son amour pour Andreas sa nouvelle folie, sa nouvelle source de soulagement. Certes, il y avait quelque chose de malsain là-dedans, mais au moins il ne se détruisait plus autant la santé. Il devait encore guérir de cette dépendance, même de celle envers Andreas, mais il avait un peu plus de temps devant lui pour le faire que si c’était encore l’alcoolisme qui le traînait vers le bas. Il espérait qu’un jour, Emrys puisse trouver lui aussi quelque chose de moins destructeur pour apaiser ses souffrances. Ils y travaillaient. Ensemble, ils avançaient, pas à pas. Ça prendrait le temps que ça prendrait. « Bonjour, Emrys ! » Lança Lennox en levant la tête vers son ami alors qu’il venait de le rejoindre. Il déposa son thé sur la table, en face du café de Lennox, noir. « Je m’en sors. J’ai eu une semaine assez difficile, avec Andy on s’est pris la tête et … ça m’a tout pris, tu sais, d’me garder la tête hors de l’eau et de pas … de pas tout gâcher ce que j’ai fait. » Une simple dispute, aussi petite soit-elle, pouvait faire chavirer Lennox à tout moment, lui qui naviguait sur des eaux bien difficiles. « Et toi ? » Demanda-t-il à son tour, lui aussi s’attendait à la vérité, même si elle n’était parfois pas bonne à entendre.

Une fois assis en face de Lennox, celui-ci le salua avant de répondre honnêtement à la question posée. En général un ça va est une politesse sans que la personne posant la question ne veuille réellement savoir si la personne va bien. Il ne s’agit que d’une formalité, tel un bonjour, tout le monde répond oui et la conversation passe à la suite. Mais pour eux c’est différent, ils sont justement là pour parler de leurs problèmes, s’entraider. Pas comme un psy le ferait avec son patient car ils n’ont pas les capacités pour cela et surtout Emrys n’a pas envie de créer ce genre de relation avec son ami mais plutôt comme de bons amis honnêtes. Il lui révéla donc s’être disputé avec Andreas, son petit-ami, pas une grosse dispute, pas de quoi remettre en cause tout le chemin accompli, seulement le jeune professeur comprend qu’il peut être dur de ne pas rechuter lorsqu’on se sent mal et seul. Pourtant les disputes dans un couple c’est normal, il vaut mieux se disputer de temps en temps plutôt que de ne rien dire. Le plus important est de communiquer. « Je vais peut-être pas te rassurer mais ce ne sera pas la dernière. Vous êtes un couple fort, vous tiendrez. Je sais que ça peut être dur de ne pas replonger dans des moments comme ça. » Il n’est pas d’une grande d’aide mais il peut un peu partager l’expérience qu’il a eu pendant quasiment toute sa vie de vivre en couple. Même s’il avait une relation fusionnelle avec sa femme que beaucoup de monde enviait, ils leur arrivaient de se disputer, comme tout le monde. Pour des choses banales ou au contraire des sujets plus sérieux. Par exemple Emrys qui passait trop de temps à travailler et qui n’était plus aussi présent qu’avant chez lui. Lennox lui retourna ensuite la question. « Je ne me suis disputé avec personne. » dit-il avec un bref rire. Au final vaut mieux en rire qu’en pleurer de sa situation, non ? Il a bien du mal à se dire ça et à le suivre mais il essaie. Rien ne sert de s’apitoyer sur son sort. « Ma thèse me prend beaucoup de temps donc j’arrive à moins penser au reste mais...j’aimerais bien être un meilleur père pour Marvin. » avoua-t-il finalement. Si dans un sens il va mieux, voir Marvin le fait toujours souffrir. Il a 50 % des gênes de sa mère et lorsque son père le voit, il ne voit qu’elle. A chaque fois il se sent submergé d’émotion, il a du mal à passer du temps avec lui autre que ses obligations paternelles comme manger avec lui ou le préparer pour l’école. A présent il a trois ans, il se rend bien compte qu’il n’a plus de maman, juste un papa et que son papa n’a pas l’air très heureux avec lui. Que dans la cour de l’école il ne peut pas raconter de bons souvenirs avec ses parents. Emrys aimerait que ça change, qu’au moins son fils soit heureux. Il se sent égoïste d’agir ainsi.

Il s’était ouvert, Lennox, sans une once d’hésitation il avait parlé de ses problèmes avec Emrys, lui qui avait pourtant grandi avec ce mécanisme de défense appelé l’évitement. Il intériorisait son mal, l’entretenait par lui-même en repensant encore et encore à sa souffrance, lui donnant pleinement vie en l’autorisant à se propager entre lui. C’était cette même méthode, bien médiocre pour sa santé mentale, qui l’avait poussé au suicide. Carrément à deux doigts de basculer vers la mort, ce point de non-retour qu’il avait si longuement désiré, caressé du bout de ses doigts. Lennox savait que ce n’était plus une manière de vivre, pas pour lui du moins. Il savait qu’il voulait un jour s’en sortir, il allait devoir apprendre à parler, à se confier, à ne pas laisser ses propres démons lui jeter des insultes à la tête sans qu’il ait une autre personne pour prendre sa défense. Seul contre lui-même, Lennox perdait, à coup sûr. Mais avec les quelques paroles réconfortantes qu’on pouvait lui souffler lorsqu’il daignait s’ouvrir un peu, il avait peut-être une chance. Une chance d’avoir une vie plus belle, plus heureuse. Qui sait, peut-être n’était-il pas une cause perdue comme il le croyait lui-même si fortement. C’est en tout cas ce que croyaient les personnes de leurs réunions, celles qu’Emrys avait préféré éviter pour seulement rencontrer Lennox en face à face. Moins anxiogène. Moins de regards posés sur soi. Une relation davantage basée sur la confiance que l’obligation d’être là et d’écouter les autres. Ça lui plaisait, à Lennox, d’avoir cette personne à qui tendre la main en cas de besoin, surtout parce que ça n’allait pas dans un seul sens. Ils pouvaient tous les deux compter l’un sur l’autre. Là, le trentenaire venait de lui parler de sa dispute avec Andreas, de cette semaine difficile à se frapper à de nombreuses portes fermées, à sa pesante solitude qu’il avait dû endurer. Emrys, qui avait vécu longtemps en couple, savait de quoi il parlait quand il disait que ce ne serait pas la dernière dispute, et c’est bien ça qui effrayait Lennox. « Ça me rassure pas, non. » Il rit, doucement. Il ne voulait pas qu’Emrys culpabilise, non la base de leur relation était bel et bien l’honnêteté alors il fallait aussi l’accepter quand elle ne plaisait pas. « Mais c’est vrai qu’on est un couple fort, faut juste pas que je perde ça de vue quand ça arrive. Faut que je m’accroche au fait que ça va se régler, d’une manière ou d’une autre. » C’était l’attente, qui était pénible. Le silence, aussi. La tension se faisait tellement sentir quand il y avait un problème dans l’air, et c’était suffisant pour que Lennox expose d’anxiété. Le trentenaire renvoya finalement la question à son ami, à savoir comment lui allait. Il esquissa un sourire à sa première réponse, avant de retrouver un visage sérieux quand Emrys lui parla de sa thèse, de Marvin. « Comment crois-tu que tu pourrais y parvenir ? » Demanda Lennox en portant sa tasse à ses lèvres. Le genre de questions qu’un psychologue ou qu’un animateur des AA poserait. Peut-être que Lennox commençait à passer trop de temps dans ce genre de situations.