Retrouver le coupable [Feat. Tahlia Wates]

En arrivant chez lui, ce jour-là, Tahlia s'était donnée une vingtaine de minutes. Une vingtaine de minutes où elle exposerait son idée, au risque de se prendre un vent. Finalement, la conversation était devenue bien plus sérieuse. C'était bien la première fois que Lisandro laissait autant de place à Tahlia. C'était pourtant mal parti, puisque ce dernier s'était cloîtré dans sa chambre, comme à chaque mauvais jour. Mais il lui avait donné l'opportunité de s'exprimer. Il lui avait même permis de s'expliquer. Elle ne pouvait décidement pas laisser passer une telle opportunité. Mais il fallait croire que Lisandro n'était pas le seul à donner de sa personne aujourd'hui. Tahlia devait, elle aussi, mettre son grain de sel. S'expliquer sur les raisons qui la poussaient à vouloir l'aider n'était pas une tâche des plus simples. Cela s'était fait instinctivement. Ce n'était donc pas facile de trouver les bons mots, ces bons mots qui faisaient que ces actes ne passaient pas pour du favoritisme. Elle ne le favorisait pas. Il y en avait eu d'autres avant lui, et il y en aurait sûrement d'autres après...

La brune reporta son regard sur le jeune homme quand ce dernier lui expliqua pourquoi il ne l'avait pas rejeté. Un vague sourire se dessina sur les lèvres de la policière, même si elle ne répondit rien sur l'instant. Elle n'avait pas le droit de démonter le travail de ses collègues. Ils avaient tous une façon différente de travailler. Ceux que Lisandro avaient côtoyé étaient de ceux qui restaient en retrait sur les affaires qu'ils traitaient. Cela paraissait presque inhumain, mais cela leur permettait aussi de se préserver. Il en fallait dans la police. Tout comme il fallait certaines personnes, comme Tahlia, qui grattaient un peu les carapaces, qui cherchaient les petits détails. « Je ne pense pas qu'ils vous voyaient comme le mec friqué qui veut faire son beurre. Je pense simplement qu'ils avaient un regard différent sur ce qui vous est arrivé. Ils sont davantage dans l'objectivité et moins dans la subjectivité. Mais il est vrai que cela ne pardonne pas le manque de respect. C'est pourquoi, en leur nom, je m'excuse envers vous. » Bien sûr qu'elle avait compris qu'il ne la mettait pas dans le même panier que ces collègues-là – et cela la touchait, évidemment – mais elle avait aussi un devoir de réserve. Et surtout, elle savait que, si elle trouvait une nouvelle piste, ces collègues-là n'hésiteraient pas à donner leurs avis, à l'aider, s'il le fallait.

En revanche, ce qu'elle ne vit pas venir fut cette lucidité qu'il avait à son égard. Lisandro ne parlait pas beaucoup, mais il semblait très observateur. Il avait su mettre le doigt sur la douleur qui animait Tahlia, alors qu'elle avait des amis de longue date qui étaient incapables de se rendre compte de cela. Désarçonnée, la jeune femme aurait pu changer de sujet, enfiler sa casquette de flic et rester en retrait. Mais il était vrai qu'elle en savait énormément Lisandro. Durant l'enquête, elle avait dû empiéter sur son territoire. Aujourd'hui encore, elle empiétait sur son intimité, en se trouvant ici, dans cette chambre. Il avait donc le droit d'en savoir plus sur elle. Si elle voulait qu'il lui fasse confiance, elle était obligée de passer par cette étape, aussi difficile soit-elle. Elle haussa légèrement les épaules à sa question et répondit : « J'ai été battue par mon premier petit ami. J'avais quinze ans à l'époque, et cela a duré près de trois ans. Pendant ces trois années, j'ai vécu sur pause. Je n'étais plus vraiment moi-même. Je me suis énormément renfermée, jusqu'à ne plus laisser ma famille et mes amis entrer dans ma sphère intime. Si cela avait continué, je me serai sûrement retrouvée seule. Cette idée me paraissait terrible, et cela a été le déclic. J'ai trouvé la force de rompre avec mon petit ami et de faire ce que je voulais de ma vie. J'avais envie d'aider les autres. C'est pour ça que je suis entrée à l'école de police, et c'est ce qui m'a sauvée. » Elle esquissa un léger sourire triste. Tahlia ne parlait jamais de son passé, et pourtant, face à Lisandro, cela devenait presque facile. « Je ne vais pas vous mentir, aujourd'hui encore, j'ai certaines cicatrices qui ne se sont jamais refermées. J'ai du mal à accepter ce corps qui a été malmené par ses coups, j'ai du mal à faire confiance à des hommes qui n'ont pourtant rien à se reprocher, je suis même parfois très méfiante. Mais je m'améliore de jour en jour. La vie continue malgré tout. » Elle ne s'était pas rendue compte que ses doigts jouaient nerveusement avec le tissu de sa veste. Lisandro n'avait connu que la flic forte en apparence. Elle s'était en quelque sorte dévoilée face à lui, ce qui était plutôt gênant. Alors, de manière plus légère, elle ponctua sa tirade : « Voilà, vous savez tout de moi. Ou presque. »

Lisandro n'avait jamais été réellement celui qu'il prétendait être. Bien sûr il avait été exécrable depuis ces derniers moi, mais il y a très peu de personnes qui avaient essayé de comprendre. Personne hormis Tahlia qui avait fait bien plus que son simple travail de policière. Du moins, bien plus que ce que certains font. Cela n'empêche pas qu'elle n'avait reçu aucun traitement de faveur avant aujourd'hui. Lorsque l'italien restait dans sa chambre, le message était plutôt clair, que ce soit pour son aide à domicile ou n'importe qui qui essayerait d'entrer en contact avec lui : il ne souhaitait voir personne. Pourtant, Tahlia était encore là, Lisandro ne l'avait pas encore jeté.

Même si la jeune femme essayait très probablement de défendre ses collègues, parce qu'elle était dans l'obligation de le faire plutôt que de les enfoncer devant une victime, mais les propos qu'elle tenait ne rassurait pas plus l'ancien sportif dans la procédure qui avait été suivi. Il en gardait un mauvais souvenir d'autant plus qu'il avait cette impression que l'enquête concernant son accident avait été bâclé. Et même si elle ne l'avait pas été, le résultat était le même : ils n'avaient rien.

" - C'est gentil, mais ce n'est pas à vous de le faire."

Même s'il appréciait ce geste, il ne devait pas émaner d'elle mais bel et bien des hommes qui avaient tenu des propos peu corrects au début de l'enquête. Bien sûr que l'italien avait aussi ses tords, il n'avait pas été très cordial avec eux, ce qui n'avait guère arrangé sa relation entre ces dit-agents et lui. Mais le sujet n'était pas là de toute manière.

Lisandro était peut-être devenu un homme peu fréquentable et avec un sacré caractère, mais il n'était pas moins lucide dans ce qu'il voyait, et lorsque quelqu'un souffrait en silence, il savait le déceler. Il l'avait fait durant tant de mois que c'est comme si c'était marqué sur le front des personnes concernées. Et l'inspectrice de police en faisait parti. Un peu comme tout le monde, tout le monde avait souffert à sa façon, mais personne ne le vivait de la même façon. La preuve avec lui. Son accident l'avait fait devenir un tout autre homme. Un homme qu'il détestait.

Il avait demandé à Tahlia de lui raconter ce qui s'était confié pour qu'elle s'engage dans la police et qu'elle s'en sorte. Mais au fond, il ne s'attendait pas véritablement à ce qu'elle le fasse. Alors évidemment quand ce fut le cas, il fut plus que surpris mais ne dit pas un mot et écouta avec attention ses paroles. Il ne put s'empêcher de sentir la rage et la colère l'envahir, à tel point qu'il en serra son fauteuil à s'en faire pâlir les phalanges. S'il y a quelque chose qui le révoltait encore plus que tout le reste, c'est ce type d'homme. Ceux qui se croient supérieurs aux femmes, au point qu'ils pensent qu'ils peuvent les frapper comme si elles n'étaient que de simples objets. Il ne supportait pas de savoir tout cela. À plusieurs reprises, il avait envie de lui intimer de se taire, de ne pas en dire plus, de ne pas donner les détails, mais il en avait besoin au plus profond de lui-même. Quand elle finit son récit, il tenta de maîtriser la rage qui le rongeait de l'intérieur.

" - Je suis désolé que vous tombez sur un de ces connards qui se croit tout permis au point de lever la main sur une femme. Personne. Je dis bien personne et encore moins vous, ne devriez avoir à subir ce genre de choses. Ces connards ne méritent pas de vivre et si j'avais pu, c'est moi qui m'en serait occupé."

Sa voix était grave, elle trahissait sa colère intérieure et son dégoût pour l'espèce humaine qui abritait des types de ce genre là. Il était contre la violence, mais parfois, il pensait que c'était la seule façon de régler les choses, et si ces hommes se sentent supérieurs au point de frapper sur une femme, un être qui inspire de la tendresse, de l'attention, alors ils méritaient le même sort. Lisandro avait toujours grandi avec ce besoin de chérir les femmes, de les mettre sur un piédestal, parce que les femmes c'est sacré et même s'il est italien, il ne fait pas parti des machos qui sont prêt à tout pour réduire les femmes au rang d'objet. Alors oui, tout cela l'exaspérait, mais sa colère n'avait pas sa place ici.

En proférant des excuses au nom de ses collègues, Lisandro et Tahlia savaient pertinemment que ce n'était pas à elle de les faire. Mais Tahlia savait aussi que les agents incriminés ne le feraient pas d'eux-même, alors si elle pouvait tenter d'arranger la situation, elle le faisait volontiers. Pourtant, elle avait souvent été incomprise au sujet de Lisandro. Ses collègues ne savaient pas pourquoi elle s'acharnait autant sur cette affaire. Elle avait passé des heures et des heures après son service, à passer des appels, des mails, à chercher la moindre preuve qui pouvait les aider. Certains l'avaient aidé, malgré tout, sûrement parce qu'ils avaient confiance en Tahlia et en son instinct qui s'était, à plusieurs reprises, avéré infaillible. Seulement, Lisandro ne connaissait pas les « coulisses » de l'enquête. Lui, il savait simplement que l'enquête n'avait abouti à rien, elle ne lui reprochait donc pas cette rancoeur qu'il avait envers ses collègues. Elle réagirait de la même manière, à sa place...

Mais quand elle crut que la conversation touchait à sa fin, Lisandro lui posa LA question qui retint Tahlia. Quand elle disait qu'ils se ressemblaient plus qu'ils ne le pensaient, elle n'avait pas tord. Il savait reconnaître les âmes blessées, lui aussi. Bien sûr, elle aurait pu en rester là et ne pas répondre à sa question. Elle aurait pu lui dire que c'était personnel et que cela n'avait pas sa place ici. Mais cela avait sa place ici, indéniablement. Même s'ils n'avaient pas souffert du même mal, ils avaient un parcours de vie qui se ressemblait. Ils avaient tous les deux eu affaire à un événement qui avait changé leur vie du tout au tout. Qui les avait changé. Qui avait changé leurs rapports au corps, aux autres. Ils avaient eu affaire à une personne qui les avait brisé. Bien sûr, cela était plus difficile pour Lisandro qui ne pourrait peut-être jamais incriminer son bourreau, qui devait désormais vivre sur un fauteuil, mais il y avait quelques concordances, malgré tout. Tahlia fut déconcertée par la facilité à raconter son histoire. Elle aurait pu arrondir les angles, lui dire que tout allait bien maintenant, mais c'était faux. Lisandro lui faisait abattre sa dernière carte, autant être sincère jusqu'au bout. Quand elle termina son récit, la jeune femme fut gênée. Elle craignait même ce qu'il allait dire à propos de cela. Peut-être cela allait-il le gêner aussi, peut-être n'avait-il pas envie d'entendre son histoire ? Mais Lisandro se montra particulièrement réceptif. Il l'avait écouté jusqu'au bout et ses paroles touchèrent Tahlia, évidemment. « Merci... » souffla-t-elle dans un murmure. Elle lui adressa un léger sourire alors qu'elle reprit, doucement : « J'ai eu la même réaction au début. J'avais envie de l'étriper, puis je me suis dit que ça ne valait pas le coup de se mettre à sa hauteur. Je préfère me dire que la roue finit toujours par tourner. » Elle haussa les épaules. Elle avait un regard sur son histoire qui montrait qu'elle prenait plus de recul. Auparavant, elle se serait mise à pleurer à la simple évocation de son prénom. Elle se serait dit que non, ce n'était pas de la violence qu'il avait eu à son égard. Elle aurait continué à dire qu'elle était la coupable dans l'histoire et qu'elle l'avait bien cherché. Mais c'était faux. Les nombreuses affaires qu'elle avait au commissariat l'avaient forgé de ce côté-là. « Si on m'avait dit que je vous parlerais de ça, en venant chez vous aujourd'hui, je ne l'aurai pas cru. Mais maintenant, c'est équitable entre nous. » Quelques barrières étaient tombées. Elle ne savait pas si cela l'aiderait, mais si cela pouvait amener un lien de confiance, ce serait déjà une bonne chose. « Je crois que je vous ai assez embêté pour aujourd'hui. » Elle se releva, mais prit un instant pour fouiller dans son sac. Elle prit une feuille de son agenda, un stylo et griffonna quelque chose. « Voici mon numéro personnel. C'est mieux qu'un standard téléphonique au commissariat. Prenez le temps de réfléchir à tout ce que nous nous sommes dits aujourd'hui. Et même si c'est un non, j'espère que l'on aura l'occasion de se revoir...»