you made my heart skip a beat, but not in a good way (adán)

Après cette interminable journée de travail passée à prendre des rendez-vous et à expliquer à des mères en panique qu'un traitement contre la grippe ne soignera pas l'hyperactivité de leur gamin, Misha peut enfin s'extirper hors du cabinet médical pour rejoindre une des nombreuses ruelles sombres qui composent Bowen. Elle hésite entre rentrer ou aller boire un verre, se fichant d'être seule et préférant de loin la compagnie du brouhaha d'un bar au silence trop pesant de son grand appartement. Deux ans déjà qu'elle est célibataire et pourtant, elle ne s'est toujours pas faite à la froideur d'un lit vide. Une main retenant la bretelle de son sac à main et l'autre pendant mollement dans le vide, elle marche en direction des rues animées avec comme seul bruit le claquement de ses chaussures contre le pavé. La musique qui se dégage des bars est encore trop loin que pour qu'elle puisse l'entendre, et c'est grâce à ce silence qu'elle arrive à réaliser que son pas n'est pas le seul dans la rue. Misha n'y fait d'abord pas attention, elle continue sa route avant de comprendre qu'elle est belle et bien suivie. La personne derrière elle a tourné à gauche comme elle, elle a même le sentiment que l'individu s'est dangereusement rapproché. Habituée aux rues mal fréquentées de l'Italie mais pas rassurée pour autant, elle sent son coeur commencer à tambouriner dans sa poitrine. Son emprise autour de la lanière du sac se défait pour plonger à l'intérieur de ce dernier et palper le spray au poivre qu'elle emporte toujours avec elle. Ses pieds lui font mal dans ces chaussures, elle est certaine que la personne derrière elle pourrait la rattraper si elle se mettait à courir. Alors que son poul vient probablement d'atteindre son maximum, Misha ralentit le pas et saisit le spray. Elle écoute les bruits de bas, ralentit encore jusqu'à être presque à l'arrêt, puis se tourne dans un geste brusque. « Arrête de me suivre, cazzo di merda! » lâche-t-elle avant d'enclencher le spray en direction de l'homme. Dans la précipitation, elle n'est même pas sûre d'avoir réussi à viser ses yeux. Elle découvre trop tard qu'elle vient en réalité d'asperger de poivre la bouche d'un homme qui ne ressemble en aucun cas à un pervers violeur.

Ne rien faire, ce n’était pas trop dans le vocabulaire d’Adán, pas une expression qui lui était familière ou du moins, pas une qu’il comptait un jour s’approprier. S’il était plus de cinq minutes dans sa chambre louée à la propriétaire du logement, Mathilda, c’était pour y dormir ou pour travailler sur un projet qui ne lui demandait pas d’être à l’extérieur. Autrement, Adán, il ne restait pas en place. Peut-être était-ce en raison de la nouveauté des lieux, qu’il continuait de découvrir même après six mois, ou peut-être était-ce simplement parce qu’il était inépuisable, et doté d’une curiosité insatiable. Peu importe, l’important était de se souvenir qu’il n’était pas rare de voir Adán arpenter les rues de Bowen, à la recherche de découvertes, d’aventures et de rencontres. Et l’une de ses activités préférées, et ce depuis qu’il était tout petit dans les rues bondées du Mexique, c’était de choisir au hasard une personne en mouvement, et de la suivre. Jusqu’à aujourd’hui, ça ne lui avait jamais attiré d’ennuis mais, surtout, ça lui avait toujours permis de découvrir de nouveaux endroits et d’être agréablement surpris par les parcours que certaines personnes empruntaient pour vivre leur train-train quotidien. Adán, il aimait découvrir le monde à travers le regard des autres, et comme il ne pouvait pas littéralement le faire, il tentait de les suivre pour au moins connaître un brin de l’histoire, et vers où ils s’en allaient. Quand le passé rencontrait le futur. Malheureusement, Adán, il n’avait jamais vraiment pensé plus loin que ça, ça n’était pas dans ses habitudes de se poser trop de questions. Il n’avait que rarement songé au fait que cet acte aurait pu être à ce point mal interprété. Lui ne voulait de mal à personne, lui ne voulait pas effrayer qui que ce soit. Il était vrai que c’était un peu idiot et puis cette fois, aussi, en suivant cette femme à gauche et à droite, suivant les méandres de sa pensée qui semblaient la conduire dans un parcours sinueux de la ville, Adán avait joué avec le feu. Et il s’y brûlerait bien vite, et pas que d’une manière métaphorique non, parce que bientôt, il reçut en plein visage un nuage poivré. Il en avait plein la bouche, dans son nez, dans ses yeux, parce que pour se protéger il avait baissé le visage, laissant le temps au spray de se répandre sur tous ses traits. « ¡Puta mierda! » S’exclama-t-il dans sa langue natale, prit par surprise par le geste mais surtout par la douleur chauffante. Il s’étouffa sans plus tarder, le poivre ayant fait son chemin jusqu’à l’intérieur de sa bouche. Il s’agenouilla au sol, la respiration courte, toussant au point de presque en cracher ses poumons.

Oups. Bien que désespéré, peut-être que le geste était de trop. Son bras toujours tendu droit devant elle, Misha regarde l'homme derrière elle se recroqueviller au sol tout en se tenant le visage. Son coeur bat si vite dans sa poitrine qu'elle a l'impression de l'entendre résonner jusqu'à ses tempes. Elle pourrait courir maintenant qu'il ne peut plus la voir puisque, visiblement, le spray a aussi touché ses yeux. Et pourtant, elle reste plantée sur le même pavé à le regarder s'énerver dans une langue qui doit être espagnole, mexicaine, quelque chose dans le style. Lui non plus ne vient pas d'ici. Peut-être qu'il cherchait son chemin, peut-être qu'il était sur le point de le lui demander avant qu'elle ne l'agresse sauvagement à l'aide de poivre compressé. Prise de cours, Misha range la bombe dans son sac et se mord la lèvre inférieure. Si quelqu'un les voit, que dirait-elle pour sa défense ? Elle le chasserait certainement à l'aide d'un de ses talons. « Quelle idée aussi de me suivre comme un gosse perdu dans un magasin à la recherche de sa mère, » se défend-elle en anglais cette fois-ci, se tenant à la lanière de son sac comme à une bouée de sauvetage. Rattrapée par sa conscience morale, Misha s'accroupit face à l'homme et tente de voir son visage. Elle ne l'a vraiment pas raté, visiblement. Il tousse, prêt à cracher ses poumons sur le sol, et elle hésite à appeler une ambulance. À la place, elle sort une bouteille d'eau de son sac déjà à moitié entamée et la lui tend. « Promis, ce n'est pas du poison. » Elle comprendrait qu'il ne veuille pas de son eau après qu'elle ait tenté de l'aveugler mais, vu la situation, il n'a pas vraiment d'autre choix. Misha reste un moment accroupie avant de finir par se relever, ses genoux lui faisant mal. Elle sent son poul se calmer et sa respiration retrouver son rythme habituel. « Sur la notice, ils disent qu'il n'y a pas besoin de chirurgie. Vous devriez vous en sortir, » ajoute-t-elle plus pour se rassurer elle que lui.

Elle tenait encore son tube de spray au bout de ses bras comme un fusil, pendant qu’Adán s’écroulait au sol, les mains devant ses yeux et la bouche en feu. Il aurait presque préféré une balle. Il continuait de gémir au sol, de tousser et de se plaindre de la douleur brûlante qui s’emparait de tout son visage. Il posa alors les paumes de ses mains contre le ciment, essayant d’ouvrir les yeux, en vain. À chaque fois que ses paupières s’ouvraient, il sentait l’intense brûlure lui déchirer la cornée. À quatre pattes au sol, Adán ne fut averti de la présence de la jeune femme que lorsqu’il entendit sa voix. Elle aurait pu déguerpir, après tout si elle l’avait attaqué de la sorte, c’était qu’elle s’était sentie menacée. Elle aurait pu prendre ses jambes à son cou et fuir cette scène, le laissant seul dans cette rue peu passante. Sauf qu’elle s’accroupit face à lui, il ne le savait que parce que sa voix s’était rapprochée, que parce qu’il avait perçu le mouvement. Quand la demoiselle lui reprocha cette idée de la suivre, Adán eut un rire de surprise, de compréhension ; il réalisait seulement maintenant ce dont il avait eu l’air. « Qué tonto … » Arriva-t-il à articuler d’une voix éraillée. Quel imbécile, oui. Lui. Pas elle. Il se redressa légèrement, juste assez pour reprendre un certain équilibre lui permettant de s’asseoir sur les fesses, directement sur ce trottoir sali par les pas de millions de passants. Elle lui tendit ce qui semblait être une bouteille de plastique qu’il tâtonna un moment afin d’en trouver le bouchon et de le retirer. Il s’aspergea d’abord les yeux, parce que c’était ce qui le faisait davantage souffrir, puis avala en quelques gorgées ce qu’il restait d’eau dans la bouteille. À l’aide de son chandail, remontant ce dernier jusqu’à ses yeux, il enleva l’excédent d’eau qui en coulait, espérant arriver à retirer une bonne quantité de poivre liquide du même coup. Ses yeux étaient d’un rouge alarmant, mais il arrivait maintenant à ouvrir les paupières, malgré que sa vue demeure embrouillée. Il pouvait au moins deviner que la demoiselle s’était relevée, parce qu’il ne voyait que deux jambes floues. « J’espère bien, parce que je ne peux pas me rendre à un hôpital. » Pensa-t-il à voix haute. Il n’avait qu’un visa de travail, Adán, un visa qu’il ne comptait pas renouveler à son expiration. Mais il ne comptait pas repartir chez lui non plus. Ne laisser aucune trace, voilà sa seule règle à suivre. « Pourquoi vous traînez ce truc sur vous ? Est-ce que c’est seulement même légal ? » Dans certains pays, ça ne l’était pas. Et si ce n’était pas le cas ici non plus, il ne pourrait pas y faire grand-chose, Adán. Ne laisser aucune trace, ça comptait aussi pour quand venait le temps de défendre ses droits. Il n’en avait pas, ici.