Pris en flag'

Ces derniers temps, au commissariat, les équipes étaient en ébullition. Apparemment, un gars s'était auto-proclamé "justicier" de Bowen, s'attaquant à des pourritures qui s'en sortaient toujours trop bien. Tahlia, elle, suivait l'affaire de loin. Peut-être parce qu'elle préparait sa sortie, ne trouvant plus aucun plaisir au sein de son travail. Et peut-être parce qu'elle avait quelques doutes concernant ce justicier. Quand elle avait quelques échos d'une nouvelle attaque, c'était le visage de Jorge qui s'immisçait dans l'esprit de la brune. Leur dernière conversation lui revenait sans cesse en tête. Elle ne savait pas s'il avait essayé de lui faire passer un message, en lui faisant comprendre qu'il n'était pas blanc comme neige dans toutes ses histoires. Mais si c'était lui, qu'allait-elle faire de plus ? Rien du tout. Alors elle ne disait rien, se contentant de se faire toute petite et de faire son boulot correctement.

Ce soir, elle était de sortie avec une amie. Après une soirée au bar, les deux jeunes femmes avaient décidé qu'il était temps de rentrer. Malheureusement, ce n'était pas le quartier le plus réputé de Bowen. Elle savait que, dans le coin, bon nombre de femmes vendaient leurs services, ce qui irritait la brune qui ne savait comment mettre fin à ce fléau. Quoiqu'il en soit, à cet instant, ce n'était pas la flic qui primait, mais la jeune femme qui pressait le pas pour ne pas s'attarder ici. Seulement, au détour d'une ruelle, une scène se présenta à elle et son amie. "Hey !" cria-t-elle, en constatant qu'un homme s'en prenait à un autre. L'obscurité n'aidait pas. Tahlia s'avança jusqu'à eux, tentant d'être retenue par son amie, sans succès. Pire encore, quand l'homme prit la fuite, Tahlia courut après lui, en lui hurlant de s'arrêter. Son amie l'interpella de nouveau. "Putain, Tahlia, n'y va pas !" Ce à quoi la brune répondit, sans se retourner. "Je reviens. Reste avec l'autre et appelle les flics, s'il le faut." Elle reprit sa course après l'homme, qui allait bien vite. Bien trop vite. Mais quand elle le vit tourner sur la droite, Tahlia sut qu'il était foutu. Elle connaissait le coin. C'était un cul-de-sac. A son tour, elle tourna dans la ruelle et s'arrêta à quelques mètres de l'homme. Essoufflée, elle l'interpella : "Si j'étais toi, je ne bougerai pas. Ce serait bête d'empirer ton cas." Il avait le visage caché, si bien qu'elle ne voyait pas qu'en réalité, elle connaissait cet homme qui était planté face à elle.  

Il fallait clairement que Tahlia cesse d'écouter son instinct et qu'elle écoute davantage son cerveau reptilien. A trop vouloir jouer avec le feu, elle allait clairement y laisser sa peau, un jour. Mais cela faisait presque 10 ans qu'elle baignait dans les forces de l'ordre. Elle ressentait le besoin d'aider, même quand elle ne mettait pas son uniforme de flic. Voilà pourquoi elle s'était lancée à la poursuite de cet homme qui en avait en tapé un autre. Elle ne réfléchissait pas. Ou pas assez dans ces situations-là. Elle avait rapidement rattrapé le fuyard. Coup de chance, il s'était perdu dans une impasse sans issue. Mais quand elle était face à lui, face à cet homme plus grand qu'elle, au visage caché, Tahlia se sentait quelque peu démunie. Ou plutôt devrait-on dire qu'elle avait clairement la trouille ! Même si elle ne le disait pas, elle n'en était pas sortie indemne de son agression. Au contraire. Elle était devenue plus méfiante, plus paranoïaque. Mais là, c'était étrange d'avoir cette sensation alors que l'homme qui se trouvait face à elle était justement celui qui avait évité qu'elle se retrouve à l'hôpital, ce fameux soir où tout avait changé. Mais elle ne le reconnaissait pas. Pas tout à fait, du moins. Malgré sa voix trafiquée, il y avait des intonations qui ne trompaient pas. Alors, quand il lui demanda de le laisser passer, sous-entendant qu'il ne voulait pas lui faire de mal, elle répliqua : "C'est une menace ?" Elle tentait de montrer que cela ne l'affectait pas, qu'elle ne bougerait pas. Mais c'était difficile. Quand l'homme reprit la parole, évoquant celui qu'il a tabassé, Tahlia arqua un sourcil et répondit : "Non, je ne sais pas qui c'est. Pourquoi ? Je devrais le connaître ?" Avait-il une information qu'elle n'avait pas ? Sans aucun doute...

Effectivement, elle était timbrée, Tahlia. Alors qu'elle aurait dû gentiment rester auprès de la victime, elle ne comprit pas ce qu'il se passait en elle quand elle se lança à la poursuite du gars. Un jour, son côté tête brûlée la mènerait sûrement sur un lit d'hôpital. Mais elle réfléchissait à cela après-coup. Et elle se promettait de se ménager... jusqu'à la fois d'après. Mais là, voilà qu'elle se trouvait face à l'homme. Un homme qui la menaçait quelque peu, même s'il disait que ce n'était pas le cas. « ça y ressemble drôlement... » lâcha-t-elle froidement. Quoiqu'il lui fasse, cela lui retomberait dessus de toute manière. Déjà, il ne regrettait pas d'avoir tapé l'homme. Au contraire, il lui laissait comprendre qu'il le méritait. Qu'il devrait être connu de Tahlia, des services de police. La brune fronça les sourcils, quand il évoqua les trois autres qui étaient passés avant. Elle avait devant elle ce fameux « justicier » qui agissait anonymement, en se contrefoutant des forces de police. La jeune femme ne bougea pas, gardant son regard ancré sur cette silhouette. Cette silhouette qu'elle analysait, dans l'espoir de trouver un détail qui lui permettrait de montrer que ses doutes étaient véridiques. Elle avait bien quelqu'un en tête. Mais elle ne pouvait pas l'exposer aussi clairement. En entendant les nouvelles paroles de l'homme, qui expliquait qu'il faisait ce que d'autres devaient faire, Tahlia secoua la tête : « Faire justice soi-même, ce n'est jamais bon. » Est-ce que cela valait le coup, surtout ? L'homme s'agita un peu plus et lui fit comprendre que c'était Tahlia qui aurait dû être après ce gars. Enfin, pas elle en tant que personne, mais la policière qu'elle était. Quand il termina sa phrase par un fliquette, la brune garda son regard sur lui. « J'en étais sûre... » murmura-t-elle, plus pour elle que pour lui. Jorge. Son instinct ne l'avait pas trompé. « Ta dernière virée au commissariat ne t'a pas servi de leçon, à ce que je vois. » Mais à vrai dire, elle n'en était pas surprise. Alors qu'elle s'apprêtait à dire autre chose, des voix se firent entendre au loin. Des voix qui se rapprochaient d'eux. La police sûrement. Si ses collègues tombaient sur Jorge vêtu de cette manière, le visage caché, il le coffrerait directement. Elle se tourna vers lui et lâcha d'une voix ferme : « Découvre-toi. Tout de suite. » Elle avança de quelques pas, montrant d'un signe de tête qu'ils allaient devoir se montrer aux policiers qui arrivaient. « Tu me fais confiance ? » demanda-t-elle tout de même. S'il voulait s'en sortir, il fallait qu'il s'affiche à ses côtés.

Depuis la nuit des temps, il y avait des personnes assignées à faire justice. C'était bien parce qu'il n'était jamais bon de faire justice soi-même, n'est-ce pas ? Alors Tahlia ne comprenait pas vraiment les actes de cet homme, qui disait qu'il faisait juste ce qu'il avait à faire. Peu importait les risques qu'il encourait. Peu importe le fait d'avoir déjà été dans un commissariat. L'identité de cet homme, Tahlia l'avait enfin. Comme elle s'en doutait, c'était Jorge qui se dissimulait sous cette capuche. La brune lui lança une petite pique en sous-entendant qu'il n'avait rien gardé de sa dernière virée au commissariat. Elle ne put s'empêcher d'esquisser un sourire à la réponse du jeune homme, qui ne chercha même plus à trafiquer sa voix. « Ce n'est pas parce que ça fait un bout de temps qu'il faut chercher à y retourner. » Surtout que la prochaine fois, elle ne sera peut-être pas là pour le faire sortir sans trop d'obstacles. D'ailleurs, en parlant d'obstacles, voilà que des éclats de voix se firent entendre. Le juron de Jorge confirma que c'était bien les flics qui arrivaient vers eux. Mais Tahlia ne bougea pas. Non pas pour lui faire barrage, mais pour le couvrir. S'il partait en courant, il attirerait davantage l'attention sur lui. Alors, elle lui demanda de se découvrir et de lui faire confiance. Se découvrir, c'était déjà beaucoup. Mais lui demander de faire confiance, c'était encore plus improbable. Elle leva les yeux au ciel alors qu'elle répéta : « Oui voilà, ce n'est pas comme si tu avais le choix. » Qu'il était dur à vivre cet homme-là ! Un instant, Tahlia se demandait comment son entourage pouvait le supporter. Alors qu'elle fit quelques pas en direction de l'artère parallèle, elle bougonna en l'entendant râler. « Il a fallu que tu frappes quelqu'un au mauvais endroit, au mauvais moment... La prochaine fois, choisis un meilleur quartier. » C'était justement parce que c'était un quartier reculé de la ville qu'une patrouille traînait toujours dans le coin. Donc, plus de facilité à faire venir une unité. C'était logique. Alors qu'elle recommença à marcher, elle manqua de percuter l'un des policiers qui arrivaient en courant. L'homme s'arrêta et la regarda, surpris. Il fut vite rejoint par son binôme : « Tahlia ? Qu'est-ce que tu fais là ? » Son regard s'arrêta sur Jorge, perplexe. « Il y a un mec qui s'est fait tabasser deux rues avant. On a essayé de suivre le gars qui l'a tapé, mais il nous a semé. » lança-t-elle afin de ne pas laisser le regard des deux policiers devenir trop pesants sur Jorge. « Il est parti de ce côté. Mais vous devriez vous dépêcher. Il est peut-être encore dans le coin. » Le premier policier sonda le regard de la brune. Il la connaissait bien, Tahlia. Et étrangement, c'était un regard suspicieux qu'il portait sur elle.« Ok... » finit-il par dire cependant, alors que le deuxième policier reprenait sa course-poursuite. « Tu sais, tu ne devrais pas trop traîner ici. » Il adressa un demi-sourire, suivi d'un rapide signe de tête envers Jorge et emboîta le pas de son binôme. Tahlia les suivit du regard, attendant qu'ils disparaissent de son champ de vision, avant de souffler. « Va vraiment falloir que j'arrête de dire n'importe quoi à mes collègues. » Elle jeta un bref regard à Jorge. « C'est bon, tu es rassuré ? Tu as vu, je ne t'ai pas jeté dans la fosse aux lions. »

Il fallait qu'il réfléchisse à deux fois avant de taper un autre gars. Tahlia n'était pas dupe, elle savait que Jorge recommencerait. Et la prochaine fois, il tombera peut-être sur un policier en civil, qui n'hésitera pas à le mettre derrière les barreaux. C'était ce qui lui pendait au nez. Tout comme Tahlia et sa fâcheuse manie de courir après des fuyards, sans réfléchir. Il fallait vraiment qu'elle apprenne à se maîtriser, à se protéger. Sinon, pour elle, c'était l'hôpital qui lui pendait au nez. Mais bon, cela ne servait à rien de tergiverser sur tout cela, ce serait un dialogue de sourds. Alors, Tahlia approuva d'un signe de la tête, distraite, face aux paroles de Jorge : « Bah ouais, ça sera plus discret. » Non, Tahlia, ce n'était pas le genre de chose qu'une policière devait dire. Mais se sentait-elle encore policière ? Pas vraiment. Alors, ça ne la gênait pas de le couvrir, de mentir à ses propres collègues quand ils finirent par arriver. Malheureusement, celui qui se trouvait face à elle était son ancien binôme, il lisait en Tahlia comme un livre ouvert. Alors, elle sentit le malaise arriver quand elle capta son regard suspicieux. Son regard à elle restait déterminé, comme si cela pouvait dissimuler son mensonge. Jorge ajouta son grain de sel, en affirmant que le gars courait vite, très vite. Tahlia posa son regard un instant sur lui, craignant qu'il n'en dise davantage et que leur version des faits se fasse plomber. Mais visiblement le témoignage de Jorge passa comme une lettre à la poste. Les deux policiers finirent par reprendre leur course, ce qui arracha un soupir de soulagement chez Tahlia. Et contre toute attente, Jorge la remercia. QUOI ? Elle le regarda, perplexe, s'attendant à ce qu'une vacherie suive. Mais la vacherie ne vint pas. Et comme elle ne voulait pas que ce moment s'éternise, elle lui offrit un simple hochement de tête comme réponse. Elle lui devait bien ça, de toute façon, même si cela faisait deux fois qu'elle lui sauvait la mise. Alors qu'elle jetait un regard sur la ruelle adjacente, s'attendant à ce que Jorge s'en aille, Tahlia tourna la tête vers lui quand elle entendit sa question : « Bah disons que le doute se faisait de plus en plus moindre. Il faut dire que tu as lancé de sacrées perches. Je sais que j'ai l'air conne, mais pour ça, j'ai du flair. » Même façon d'agir à chaque fois, cette façon de faire qui avait amené Jorge au commissariat la première fois, puis tous ces sous-entendus sur l'espèce de Captain Bowen. « Mais t'inquiètes, je ne dirai rien. »

Alors qu'elle tentait de les sortir de cette impasse face aux deux policiers qui venaient de les intercepter, il avait fallu que Jorge mette son grain de sel. Tahlia n'avait pas pu s'empêcher de tourner la tête vers lui. Et visiblement, son regard parlait pour elle, puisque le jeune homme n'ajouta pas un mot de plus. D'ordinaire, Tahlia était pour la libre-expression, mais dans ce cas-là, face à deux hommes qui connaissaient bien trop la brune, il valait mieux qu'elle soit la seule à l'ouvrir. Au moins, Jorge avait appuyé ses paroles, ce qui finalement, avait apporté plus de consistance aux mots de la brune et poussé les deux policiers à suivre la piste d'un fuyard qui n'existait même pas. Le fuyard se trouvait à côté de la brune.Oui, elle l'avait couvert et elle était incapable de l'expliquer. Peut-être parce qu'au fond, il faisait mieux son boulot que la police elle-même. Jorge n'était pas compromis par des pots-de-vin, des grands noms qui tenaient à leurs réputations ou des arrangements secrets. Même si sa façon de faire était peu orthodoxe, le résultat était là. La justice était faite. Quand il lui demanda comment elle avait su ce qu'il était, elle lui rappela le fait qu'il lui avait lancé de grosses perches. Ce qu'il approuva. Peut-être même qu'il l'avait fait exprès, elle n'en savait rien. Il était vrai qu'elle avait clairement laissé entendre que les actes de cet homme ne la dérangeait pas plus que cela. « Pas faux. » répondit-elle en souriant. Dès le début, elle s'était portée complice et ce soir, elle l'avait prouvé par les actes. En le couvrant. Et il semblait avoir compris qu'elle n'était pas là pour lui mettre des bâtons dans les roues. Jorge commencerait-il à abdiquer, à cesser de la voir comme une ennemie ? Il disait sûrement cela parce qu'il savait qu'elle n'avait rien pour le coffrer. Pourtant, sa dernière phrase l'interpella. Il souriait à moitié en plus. C'était sûrement la première fois qu'elle voyait un sourire – même si c'était un demi-sourire – sur le visage du jeune homme. Ses lèvres s'étirèrent à son tour, alors qu'elle répondit, en le taquinant : « Tu ferais équipe avec une fliquette emmerdeuse ? »

Tahlia se demandait vraiment s'il avait fait exprès de lui faire comprendre, à plusieurs reprises, qu'il était cet homme qui faisait sa propre justice. Ou s'il avait vraiment fait une gaffe en parlant peut-être un peu trop. Son espèce de proposition la fit pencher vers la première solution. Faire équipe ? Voilà qui serait amusant, pour ces deux personnes que tout séparait, qui n'hésitaient pas à se provoquer, comme si c'était la seule manière pour eux de communiquer. Surprise, elle se demanda d'abord s'il ne se foutait pas d'elle. Jorge, lui-même, devait se demander s'il plaisantait ou non. Alors, Tahlia fit ce qu'elle faisait de mieux avec lui : le taquiner en détournant les paroles. Prêcher le faux pour savoir le vrai. Quand il lui demanda si ce ne serait pas trop gros, la brune haussa les épaules : « Je ne dirais pas que c'est gros. Je dirais plutôt que c'est... atypique. » Non, ce serait clairement trop gros.Mais c'était bien cela qui était le plus intéressant. Jorge, aussi, semblait peser le pour et le contre. Lui et une flic, personne ne les croirait. « C'est ça qui est avantageux, justement. » En y réfléchissant bien, ce n'était peut-être pas une mauvaise idée, finalement. Mais quand Jorge lui déclara qu'elle n'était pas encore une si grande emmerdeuse, Tahlia s'exclama directement : « C'est parce que tu n'as pas encore eu affaire à moi ! » Demandez à Donovan, il vous dira sûrement que Tahlia pouvait être une vraie emmerdeuse quand il le fallait. Mais ne disait-il pas cela pour la mettre au défi ? Bien sûr que si. « On verra si tu diras la même chose quand je t'amènerai la liste des noms... » La liste des personnes à recadrer, évidemment. Quelle manière subtile de lui faire comprendre qu'elle était de son côté.

Spoiler: