and the ghosts that we knew will flicker from view (emrys)

Reconnecter avec Brooke, ça avait été le plus simple, parce que tu savais que peu importe le temps et la distance qui vous avait séparés, elle t’accueillerait à bras ouverts, et elle l’avait fait. Oui, elle l’avait fait, même si elle semblait à des années-lumière de celle qu’elle avait été avec toi. Vous aviez pris le temps de vous raconter vos vies, vos déboires, et t’avais pris le temps d’accepter celle qu’elle était désormais, même si t’avais encore un peu de mal à encaisser les nouvelles. Mais là n’est pas la question, pas pour aujourd’hui non, parce qu’aujourd’hui tu allais tenter de renouer avec une partie bien plus difficile de ta vie. Aujourd’hui, tu franchissais les portes de l’université non pas pour retourner sur les bancs d’école, toi qui ne te donnerais sans doute jamais cette chance, mais bien pour y retrouver ton demi-frère. Renouer avec Emrys, ça, c’était une situation que tu craignais un peu plus. C’est bien pour cette raison que t’avais mis un peu plus de temps avant de signaler ta présence à ce membre de ta famille. Parce que ta famille, au fond, ça avait toujours été Cirkaös, depuis tes quinze ans. Les Reyes ou les Lewis, ils étaient un mystère que t’avais jamais trop su percer, et c’était encore pire quand les Castel étaient dans le portrait. Ce chaos-là, t’en avais jamais trop voulu, t’avais préféré le chaos du cirque, le grand magnifique désorganisé. Tu savais donc qu’Emrys ne t’accueillerait sans doute pas à bras grands ouverts comme Brooke l’avait fait, elle qui faisait partie de ta vraie famille. Mais sans que tu puisses t’expliquer pourquoi, t’avais besoin d’Emrys, là où t’en étais dans ta vie. T’avais besoin de savoir que t’étais pas complètement seul à être paumé dans ce monde, et qu’il y avait peut-être une partie d’hérédité là-dedans. Et peut-être que vous pourriez vous entraider, qui sait, et faire de vrais frères de vous une bonne fois pour toute, malgré les années qui vous séparaient, malgré ces mères que vous ne partagiez pas. Tu trouvas le département d’histoire après de longs détours, et tu tombas sur le bureau d’Emrys Castel-Lewis, écrit sur la porte, au détour d’un couloir. C’était fermé, mais la lumière à l’intérieur était ouverte. Tu cognas à la porte, après avoir passé une bonne minute planté là, l’ombre de tes pieds sans doute apparente tout ce temps-là sous la porte.

Si la vie d’Emrys n’a pas beaucoup changé depuis qu’il a validé sa thèse et qu’il est devenu officiellement docteur en histoire, il y en a une qui a changé : le bureau. Auparavant pour travailler il pouvait aller dans la salle commune des professeurs ou bien se trouver un petit coin à la bibliothèque universitaire. En général il évitait plutôt cette dernière aux heures de pointe et préférait y aller le soir jusqu’à la fermeture. Simplement pour éviter de croiser certains de ses élèves qui parfois ne peuvent pas s’empêcher de se montrer un peu enfantins en le voyant parmi les étudiants. A présent il possède un bureau, certes petit, mais un bureau quand même, où il peut travailler tranquillement. La petite bibliothèque déjà présente n’a pas tardé à être pleine et le bureau rempli de feuilles manuscrites en tout genre. Les copies d’élèves se mêlent à ses notes de cours, à ses ressentis d’expositions et à tout un tas d’autres choses qui peuvent traîner. Dans un coin il y a aussi un petit ordinateur, pratique à transporter mais qu’il n’utilise pas beaucoup. Plongé dans la correction de ses copies, il ne se rend pas compte du temps qui passe et que l’heure pour aller chercher Marvin chez la nourrice qui le garde après l’école, approche. Il se dit qu’il termine juste cette copie et après il remballe son petit bazar et il part. Son attention se déplace de ses copies au pas qui se sont arrêtés devant sa porte. Parfois il a comme un détecteur, il entend vaguement les gens passer mais il reconnaît ceux qui s’arrêtent. Il remarque une ombre sous la porte. Quelques instants plus tard, on frappe à la porte. « C’est ouvert. » répond Emrys en relevant la tête pour voir qui peut lui rendre visite. Un étudiant inquiet ou perdu, ayant besoin d’un éclaircissement, une précision ? Un professeur venu discuter quelques minutes pour se sociabiliser avec celui qui ne parle pas aux autres ? Il n’a pas encore le don de voyance pour en savoir davantage, il attend seulement que la personne rentre.

C’est ouvert. Ton coeur se serre. Tu ne sais pas trop ce que tu vas lui dire, à Emrys, au fond. Tu débarques ici, dans sa vie, un peu sur un coup de tête, mais tu t’attends à quoi ? S’il te posait la question, tu ne saurais même pas vraiment y répondre. Et cette question, peut-être qu’il te la poserait, qui sait. Il n’attendait sans doute rien de toi et peut-être n’aurais-tu pas dû en attendre de lui. Vous n’apparteniez même pas au même monde, alors qu’est-ce qui te faisait croire que t’avais quelque chose à faire ici, chez lui ? Tu pris une grande inspiration, avant de poser ta main sur la poignée de la porte et de la tourner. Tu ouvris grandement la porte du bureau pour ainsi te révéler à ton demi-frère, qui était assis à son bureau, face à toi. Sa tête se releva vers toi et quand son regard se posa sur ta personne, son expression faciale changea. « Surprise ?! » Dis-tu d’une forte voix mais peu assurée, un sourire s’apparentant à une grimace au coin des lèvres. Si t’avais habituellement une confiance en toi parfois démesurée, sans avoir peur de confronter les autres, c’était une toute autre histoire face à Emrys. Peut-être parce qu’il était ton grand-frère. Peut-être parce qu’il avait un doctorat alors que toi t’avais même pas d’emploi. Peut-être parce qu’il avait ce visage intimidant, ce regard sérieux qui semblait juger ton être tout entier, là, maintenant. « J’étais de passage en Australie et je me suis rappelé que tu vivais ici, alors j’suis venu te rendre visite. » Au final, tu te dégonflais. Tu n’étais absolument pas de passage ici et tu ne faisais pas que rendre visite. Mais t’avais préféré avoir un léger aperçu de sa réaction avant de révéler toute la vérité.

Il relève la tête quand la porte s’ouvre. Il est surpris bien sûr, qui ne le serait pas ? Voir son demi-frère, ici, à des milliers de kilomètres de là où ils ont vécu tous les deux. Emrys est parti il y a des années de l’Angleterre. Parti pour oublier son ancienne vie, les fantômes du passé, tous les souvenirs qui lui rappelaient sa femme. Il n’avait fait le trajet inverse qu’une seule fois depuis son arrivé à Bowen. Deux semaines où il avait revu ses parents, simple visite de courtoisie. Il avait donc vu Jackson mais depuis plus rien. Le professeur n’est pas trop du genre à donner des nouvelles, à garder contact. En plus de ça, il n’est pas trop famille. Alors voir son demi-frère débarquer alors que ça fait des années qu’ils ne se sont pas vu, il y a de quoi être surpris. Il lui explique être de passage en Australie et en avoir profité pour passer. « Vraiment ? » demanda Emrys, dubitatif. L’Australie c’est grand très grand et Bowen c’est petit tout petit par rapport au reste alors il s’agit d’une sacré coïncidence qu’il se retrouve ça. « J’ai dû manquer le moment où Bowen est passée de petite ville à métropole au rayonnement international. » S’il est venu là et pas à Sydney, ce n’est pas seulement car c’est là qu’on lui a trouvé un poste mais aussi parce que c’est assez perdu pour dissuader ses anciennes connaissances de venir le voir. « Tu es venu pour travailler au cabaret ? » demanda-t-il alors, se disant que c’était peut-être ça, qu’il avait eu une proposition du cabaret de la ville qui prend de plus en plus d’ampleur. Emrys en profita pour empiler ses copies et commencer à ranger ses affaires.

La remarque dubitative et puis sarcastique que te lâcha Emrys à propos de ton passage en Australie te donna envie de disparaître. De reprendre la poignée de porte que tu venais tout juste de lâcher, et de refaire le mouvement inverse pour t’en aller d’ici. À quoi t’attendais-tu, au fond ? Qu’il t’accueille à bras ouverts, Emrys ? S’il ne t’avait jamais donné de nouvelles depuis son arrivée en Australie, ce n’était sans doute pas pour rien. T’allais répliquer à propos du rayonnement international de Bowen, mais il enchaîna bien vite en te demandant si t’étais venu pour travailler au cabaret. Tu levas les yeux au ciel en soupirant. « Qu’est-ce que vous avez tous avec ce foutu cabaret … » Lâchas-tu à propos du Delirium, que tu ne portais pas dans ton cœur juste parce que t’avais l’impression qu’il t’avait volé Brooke. Qu’il t’avait volé ta chance de repartir avec elle pour performer de ville en ville – ce que tu avais toujours connu. « Non, mais t’as raison, j’étais pas vraiment de passage, je suis revenu parce que mon ancienne partenaire de tissu aérien est ici, et elle y travaille, au cabaret. » Peut-être que ça le soulagerait de savoir que tu ne débarquais pas ici que pour lui. T’avais senti l’agacement dans son ton de voix, t’avais pas envie de pousser l’affaire. Alors, plutôt que de lui dire que tu venais aussi pour lui, tu lui dis simplement : « Alors tant qu’à être à Bowen je me suis dit que je passerais te voir, quand même. Je savais que t’y étais. » Plus les semaines avançaient ici toutefois, plus tu réalisais que les gens à qui tu t’accrochais, eux, allaient bien aisément de l’avant sans toi. Ça t’angoissait parce que t’avais nulle part où aller si ce n’était pas avec eux. T’avais personne d’autre. Tu regardas ton demi-frère ranger ses affaires. « Tu t’apprêtais à partir ? » Ou bien c’était ton arrivée qui accélérait son envie de s’en aller.

Visiblement parler du cabaret ne faisait pas vraiment plaisir à Jackson puisqu’il répliqua rapidement d’un ton las. Pour le professeur c’était l’hypothèse la plus probable, hormis le fait que son demi-frère se soit découvert un sens de la famille si fort qu’il eut voulu retrouver Emrys à l’autre bout du monde. Pour ce qui est de ce dernier, s’il est venu se perdre si loin ce n’est pas seulement pour changer de paysage mais également pour fuir un peu sa famille et leur pression. Il avait assez de sa tristesse pour ne pas vouloir les entendre lui répéter qu’il devrait sortir plus, rencontrer du monde et refaire sa vie. Finalement Emrys resta muet alors son demi-frère lui avoua que la cabaret n’était pas non plus totalement étranger à sa venue dans cette petite ville d’Australie. Mais il est venu pour une fille, c’est tout ce qu’il comprend. Il ne chercha pas pour autant à en apprendre plus sur ce sujet. Cela frustre souvent les gens qui aiment bien parler d’eux. Non pas qu’il préfère parler de lui, non, entre tout il préfère ne pas parler du tout. Ou alors parler de choses plus impersonnels tel que les livres. Il n’aime pas qu’on lui pose des questions sur lui, sur son passé, sa vie, alors il n’en pose pas aux autres. Il passait donc par courtoisie plus qu’autre chose, pour ne pas se sentir coupable d’être dans la même ville que lui sans rien lui dire. « Et bien comme tu le vois j’ai un bureau et même un toit au dessus de moi, tu as de quoi rassurer tout le monde. » Ne donnant pas beaucoup de nouvelles à sa famille celle-ci s’inquiète parfois beaucoup trop quand à ce qu’il devient. Pourtant il ne s’en sort pas si mal, maintenant en tout cas, car il a connu des jours moins heureux. « Mais ne t’en fais pas, je ne t’en voudrais pas si tu ne t’obliges pas à venir me dire bonjour. » S’il aime les bonnes manières, Emrys est davantage attaché à l’honnêteté. Jackson lui demanda ensuite s’il comptait partir, voyant qu’il mettait son bureau en ordre. « Je vais bientôt devoir aller chercher Marvin à l’école, je ne peux pas rester longtemps. » Cela évitera au moins quelques moments gênants.

À propos du cabaret, Emrys n’ajouta rien, malgré ton visible agacement qui aurait pu susciter pas mal de questionnements chez d’autres. Mais Emrys n’avait jamais été comme ça. Alors si l’idée de ne pas avoir à t’épandre sur le sujet te ravissait, t’avais quand même une pointe de déception de savoir que ton demi-frère n’en avait que faire de tes histoires. Tu restas à ton tour muet en le regardant, et tu sentis le malaise s’installer. Cet éternel malaise qu’il y avait probablement toujours eu entre vous deux. Vous n’aviez jamais été proches, Emrys et toi. Il t’avait catégorisé dans la case famille, cette même famille qu’il fuyait sans relâche. Te voir débarquer ici ne lui plaisait pas et il ne se cachait pas vraiment pour te le faire comprendre. Quand tu mentionnas avoir profité de ton passage à Bowen pour le voir, sa réponse fut des plus directes. « J’viens pas pour rassurer papa, t’sais. Je suis pas son petit messager. » T’étais plutôt sa petite œuvre d’art, celui dans qui il avait mis tellement d’effort – à te pousser à performer, toujours plus performer. Mais depuis que t’étais parti bosser pour Cirkaös, et encore plus maintenant que tu n’y bossais plus, t’avais pas de nouvelles. T’en donnais pas non plus – à croire que tu ressemblais un peu plus à Emrys que ce que vous pensiez. « Tu ne m’en voudrais pas ? Dis plutôt que tu préférerais ça. » Que tu ne viennes plus lui rendre visite. Que tu joues les fantômes alors que vous étiez dans la même ville. À travers la discussion, Emrys continuait à ramasser ses affaires. « Je vois. Marvin, lui, j’pourrai passer lui dire bonjour ou ça aussi ce serait trop pour toi ? » Demandas-tu sans essayer de jouer au gentil demi-frère innocent plus longtemps. Pas quand Emrys réagissait comme ça.

Emrys n’a pas toujours fui sa famille, il n’en a jamais été réellement proche non plus. S’il n’a pas toujours un homme si discret et distant, il n’était pas non plus du genre très entreprenant et très bavard. Le divorce de ses parents l’a beaucoup chamboulé lorsqu’il était plus jeune. Les allers-retours entre Londres et Paris, les trajets pour aller voir l’un puis l’autre, les belles-familles. Il leur en a toujours un peu voulu de s’être séparés alors que lui voulait d’une famille avec deux parents qui s’aiment. Il sait bien que c’est sans doute égoïste d’agir ainsi mais il n’arrive pas à se défaire de ses idées. Quand son père s’est remariée et que sa mère en a fait de même, il n’a pas cherché à connaître sa belle famille, à sympathiser avec eux ni à être présent lorsque des demi-frères et demi-sœurs ont commencé à pointer le bout de leur nez. Pour lui Jackson n’est que quelqu’un de sa famille parmi les autres et même pas vraiment de la famille pour lui. Emrys est têtu et il a une vision assez arrêtée sur les choses. Son demi-frère ne se démonte mais ne se laisse pas faire pour autant, lui faisant comprendre que s’il est là ce n’est pas pour avoir bonne conscience mais plutôt parce qu’il a peut-être plus le sens de la famille que lui. « Au moins on ne perdrait pas de temps avec des conversations futiles. » Parce qu’au final, qu’ont à se dire les gens qui ne se sont pas vus depuis longtemps et qui n’ont jamais été très proches ? Assez peu de choses au final. Jackson lui demande s’il peut venir dire bonjour à son fils ou bien si cela le dérange autant que de lui parler. « Tu peux venir, je pense qu’il sera plus enclin à la conversation que moi. » dit-il en rangeant les copies dans son sac. Marvin n’est pas le plus bavard des enfants mais au moins il arrive à aligner plus d’une phrase à la suite.

Tu ignorais si Emrys savait ne serait-ce que quelques détails de ta vie, en réalité. Il ne s’était jamais intéressé à toi, et si plus jeune tu avais pu le comprendre, quand vos familles éclatées s’étaient réunies sans prévenir, tu ne saisissais pas pourquoi tant d’années plus tard, Emrys ne t’acceptait toujours pas comme un membre de sa famille. Ta mère était avec son père, votre père, depuis bien des années maintenant. Vous n’auriez pas dû être de tels étrangers, et pourtant … T’avais beau lui poser des questions, il les esquivait avec un talent inégalable. Et il ne perdait jamais de son précieux temps pour te les relancer, ces questions-là. Sa prochaine réplique te fit bien comprendre que t’étais que ça, pour lui : une perte de temps. « Elles sont futiles à cause de tes commentaires sarcastiques qui cachent juste ton manque d’ouverture et de profondeur. » Vous auriez pu avoir de belles conversations, si Emrys n’avait pas contrecarré chacun de tes essais par sa répartie injuste et cynique. Si vos discussions étaient à ce point superficielles, en surface, c’était parce que ton demi-frère ne t’avait jamais autorisé à réellement rentrer dans sa vie. T’étais toujours resté dans le cadre de la porte, exactement comme en ce moment. Et il ne se rendait même pas compte qu’en agissant ainsi, il privait aussi son fils d’une famille. « C’est pas bien difficile à battre, cela dit. » Relevas-tu, les sourcils haussés. « Est-ce que je dois prendre le transport en commun ou j’ai l’honneur de pouvoir faire le trajet avec toi ? » S’il voulait jouer à ce jeu, Emrys, tu te joindrais avec lui. Tu t’imposais, avec insolence en plus, mais la politesse ne fonctionnait pas avec Castel-Lewis.

Emrys reçoit en pleine tête les réflexions de son demi-frère. Même si ses manières l’agacent, avoir quelqu’un qui n’hésite pas à lui balancer ses quatre vérités, au fond cela lui fait du bien ou du moins ça lui permet de sortir un peu de son état léthargique d’homme veuf qui rejette tous ceux qui osent s’approcher. Oui s’il n’a pas des conversations intéressantes c’est parce qu’il laisse toujours les autres trimer pour trouver un sujet de conversation. Parce qu’il ne veut pas se faire d’amis et préfère rester seul chez lui tel un ermite. Un exemple flagrant est qu’il n’a jamais rappelé Aino alors que leur rendez-vous c’était bien passé. Il a peur d’aller de l’avant, de se confier aux gens et de montrer aux autres ses faiblesses et sa vie. Si son côté secret était un avantage au moment où il travaillait pour les renseignements britanniques, aujourd’hui cela le dessert davantage. Il ne répond rien, sachant qu’il est inutile de s’enfoncer dans une dispute basée sur pas grand-chose. Il n’est pas ouvert aux autres ni enclin à faire la conversation, il le sait et il n’a pas pour autant envie de vraiment changer. Malgré tout il accepte de passer un peu plus de temps avec Jackson puisqu’il est d’accord pour qu’il voit Marvin. Son demi-frère lui demande d’un ton sarcastique s’il peut faire le trajet avec lui ou s’il va aussi l’exclure pour ça. « Tu peux venir, et j’essaierais d’être un peu plus ouvert et sympathique vu que visiblement je manque cruellement d’ouverture. » Il n’est pas dit que cela fonctionne mais il peut bien faire quelques efforts après tout. Emrys attrape sa sacoche avec ses copies et se lève de sa chaise pour se diriger vers la porte.

T’avais été un peu trop cru, un peu trop franc. Ça ne ressemblait pas à l’attitude que tu adoptais généralement avec ton demi-frère. Mais là, t’en avais plus qu’assez de faire semblant et de jouer les doux en sa présence pour essayer d’avoir ne serait-ce qu’une fraction de son attention. Emrys n’en avait rien à faire et tu en avais marre de te laisser mener par le bout du nez par ses commentaires froids et distants. Ton demi-frère ne sembla toutefois pas froissé, pire encore, il t’ignora. Tu compris alors que peu importe ce que tu lui dirais, à Emrys, ça lui passerait dix pieds par-dessus la tête. Cette constatation était encore plus douloureuse. Tu soupiras silencieusement, partagé entre l’envie de continuer à lui crier ses quatre vérités ou celle de partir et de ne plus essayer quoi que ce soit avec lui. Ça te semblait peine perdue. Et dire que si t’étais venu ici c’était en partie pour lui. Quelle belle grosse erreur. Tu décidas d’y aller avec une autre pique plus ou moins subtile, parce que tu avais envie de voir Marvin. Tu n’avais pas envie que ta relation avec Emrys t’empêche de voir ton neveu. Tu trouvais triste pour ce dernier qu’il grandisse sans famille, autre que son père, rien que parce que celui-ci avait décidé de couper les ponts avec tout le monde. À ta plus grande surprise, Emrys accepta et ajouta même qu’il tenterait d’être plus ouvert et sympathique. Tu haussas légèrement les sourcils, d’abord sans répondre. Il t’avait enlevé les mots de la bouche. « Je ne demande que ça. » Arrivas-tu finalement à balbutier. Tu suivis Emrys jusqu’à sa voiture, dans le silence le plus complet. Ce n’est qu’une fois assis à ses côtés, après avoir bouclé ta ceinture, que tu relevas la tête vers lui. « J’t’imagine tellement pas être prof’. T’aimes ça, enseigner, ou bien c’est un pain in the ass à chaque fois que tu rentres en classe ? » Demandas-tu, plutôt malhabile. En même temps, imaginer Emrys interagir devant une cinquantaine d’étudiants … ça valait la peine de t’inscrire à un cours rien que pour voir ça.

Au final, à toujours être renfermé sur lui-même, Emrys perd tout contact avec ses amis, sa famille. De toutes les personnes qu’il connaissait à Londres, il ne parle quasi plus à aucune. Cette vie est du passé pour lui mais la famille on ne peut pas en changer. Et même s’il a du mal à être sympa avec Jackson, celui-ci a tout de même fait l’effort de venir le voir alors qu’on doit sûrement dire dans sa famille que c’est celui qu’il vaut mieux ne pas approcher. Le professeur n’est pas méchant, il a juste son caractère et préfère bien souvent rester tout seul plutôt que de s’encombrer avec des gens juste pour que la société le voit bien. Emrys esquissa un sourire, content d’avoir réussi à se rattraper un peu et fier de lui de réussir à faire quelques efforts. Ils allèrent jusqu’à la voiture du jeune homme en silence, ce qui ne dérange pas l’historien. Une fois installé et le moteur démarré, Jackson déclara à son demi-frère qu’il ne voyait pas tellement être professeur. Beaucoup de personnes qui ne le connaissent que dans le cercle privé ont du mal à l’imaginer donner des cours. Ce n’est pas le même homme dans sa vie privée que lorsqu’il est face à un amphithéâtre rempli d’étudiants à qui il va parler d’histoire pendant plus d’une heure. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il est plus à l’aise dans la deuxième situation que dans la première. Quand il donne cours, l’ancien lui ressort, bien plus souriant, bavard et sociable que celui qu’il est aujourd’hui. « J’aime être prof. Sinon j’aurais fait historien. Tu ne m’imagines sûrement pas être un bon prof mais l’histoire ça me passionne vraiment. J’aime transmettre mes connaissances aux étudiants, leur donner envie d’apprendre. » Parler d’histoire le rend bien plus bavard que d’habitude et ça se voit. « Pour l’instant je ne me verrais pas faire autre chose. » Peut-être que plus tard il changera de métier mais pour l’instant, professeur à l’université lui convient très bien. « Tu sais, j’ai aussi du mal à t’imaginer à plusieurs mètres du sol à faire des acrobaties. » Emrys n’est pas vraiment le public des spectacles de Jackson donc il n’a qu’une vague idée de ce à quoi cela ressemble.

Tu préférais ne pas t’attarder à ce que vos familles disaient sur Emrys, ou même sur toi. Après tout, t’étais parti de la maison à l’âge de quinze ans dès que l’opportunité s’était présentée. Certes, c’était une opportunité en or, mais quand même. T’avais jamais regardé en arrière, toi non plus. Tu avais gardé contact avec certains membres de ta famille, contrairement à ton demi-frère, mais tu avais fui autant que lui, au fond. Chacun à votre manière. Ce que tu lui reprochais, toi, ce n’était même pas d’être parti, c’était de ne pas vouloir accueillir qui que ce soit dans sa nouvelle vie. Mais comme t’étais venu jusqu’à Bowen en partie pour le voir, parce que tu ne savais pas où aller d’autre, tu comptais bien t’entêter un peu plus. T’avais déjà essuyé un rejet de la part de Brooke, tu ne comptais pas laisser ton demi-frère te revirer de bord à son tour. T’avais envie de revoir Marvin, aussi. C’était en quelque sorte ton neveu et pourtant il ne te reconnaîtrait sans doute même pas. Une fois assis aux côtés du conducteur, tu te moquas malhabilement de lui. La réponse d’Emrys te surprit, premièrement parce qu’elle faisait plus que trois mots, et deuxièmement parce qu’il réussit à te convaincre aussi facilement que ça, qu’il était un bon prof. Tu le dévisageas un moment, en bouclant ta ceinture. « Wow. En tout cas, tes étudiants doivent te respecter beaucoup. J’sais pas, t’es sérieux, t’es hyper intelligent et calé dans ton domaine, t’inspires ça … le respect. » Dis-tu, pour le complimenter à ta façon. Il est vrai qu’Emrys t’avait toujours un peu intimidé, toi qui avais fait les cours à la maison ou plutôt en tournée avec un tuteur, toi qui n’avais jamais démontré un réel intérêt pour quoi que ce soit d’autre que tes acrobaties. D’ailleurs, à ce sujet, Emrys te renvoya un peu ta pique en te disant qu’il ne t’imaginait pas non plus à plusieurs mètres du sol. Tu souris. « C’est parce que t’as jamais voulu venir me voir. » Il était arrivé que Cirkaös soit de passage en Australie, certes pas à Bowen mais pas si loin non plus. Au départ, il envoyait des invitations par courriel à Emrys et puis après un moment, il avait arrêté. « Et c’est pas tant un reproche, même si ça sonne comme ça. C’était pas la porte d’à côté et tu devais avoir des trucs à faire. Et puis, j’vais pas faire semblant qu’on a déjà été proches, toi et moi. Je ne m’attendais pas vraiment à ce que tu viennes, au fond. » Mais ça t’aurait fait plaisir.

Emrys ne s’attendait pas à ce qu’en parlant de son métier cela déclenche une vague de compliments de la part de son demi-frère. Il est parfois étonné de la gentillesse dont peuvent faire preuve les gens car c’est bien de ça qu’il s’agit. Et il est certain qu’il ne dit pas ça seulement pour lui faire plaisir car il a montré quelques minutes auparavant qu’il n’hésiterait pas à dire la vérité au professeur, que ça lui plaise ou non. « Mee..rci. » dit-il, étonné. Il a certes les qualités énoncées mais il possède aussi de nombreux défauts, comme son manque de sociabilité, empiré avec la mort de sa femme, son manque d’ouverture comme l’a souligné Jackson un peu plus tôt ou son pessimisme ambiant. Lorsqu’il est dans ses cours ces aspects transpirent moins car il se plonge corps et âme dans son récit, oubliant presque son public. La discussion continua sur le métier du plus jeune alors qu’ils partaient en direction de l’école de Marvin. Emrys plissa les lèvres au début de la réponse de son demi-frère avant de se détendre à mesure qu’il s’expliquait. Oui il n’est jamais allé le voir, malgré les invitations. Il fallait un peu plus qu’un lien de sang pour le pousser à aller au cirque. « Oui, ce genre de spectacle n’a jamais été ma tasse de thé. Mais je pourrais peut-être faire un effort la prochaine, si tu as une représentation. Je pourrais donner un avis un peu plus objectif sur ce que tu fais au moins. » Et ce genre de spectacle plaît aux enfants, ce serait l’occasion pour lui de passer du temps avec son fils, lui qui veut rattraper le temps perdu. Il pourrait peut-être même inviter Charlize et sa fille, ça devrait leur faire plaisir aussi. A travers ces pensées il se rend compte qu’il a changé. Il n’est plus aussi dépressif et malheureux que lorsqu’il a débarqué à Bowen. Même si ça lui semble complètement fou, il commence à aller mieux, à voir la vie d’un meilleur côté bien qu’il reste encore largement en dessous de la moyenne là-dessus.

Face à la tête ahurie de ton demi-frère et à ce merci arraché, tu éclatas de rire. Un rire léger, un rire presque complice. « Ça t’as tout pris de le sortir ou quoi ? » Demandas-tu avec moquerie. « Ça fait plaisir. C’est la vérité. » Ajoutas-tu avant de laisser ton regard se retourner vers la route devant vous. Tu te baissas un peu sur ton banc de voiture pour relever les jambes et poser tes genoux devant toi, comme un gamin qui ne sait pas s’asseoir correctement. Emrys démarra alors la voiture et prit la direction de l’école de Marvin – enfin, t’ignorais où c’était mais si c’est là qu’il avait dit qu’il se rendait, tu te disais qu’il n’était pas le genre de personne à prendre des détours, autant dans ses pensées que dans ses trajectoires. La discussion dévia vers tes propres talents, d’acrobate en ce qui te concernait. Raison de plus d’avoir vu le fossé se creuser entre ton demi-frère et toi. Vous n’aviez pratiquement rien en commun. La preuve, il affirmait ne pas aime le cirque. Et toi, tu ne connaissais rien à l’histoire, tu n’avais aucune culture en général. Après tout, l’école à la maison, en tournée en plus, ça ne t’avait pas vraiment amené l’excellence. T’avais toujours préféré monter dans les airs pour y faire tes arabesques plutôt que d’en dessiner les courbes sur des graphiques. Tu haussas les épaules à sa question. « It’s just a little too late. J’compte pas aller au Delirium et y’a pas de ville dans l’coin, de ce que j’ai pu voir. Il est peut-être temps que je prenne ma retraite. » C’était triste, t’étais encore jeune et t’avais certainement encore de belles années devant toi, même si ce n’était pas le genre de métier que t’aurais pu accomplir jusqu’à cinquante ans. Il était quand même tôt, pour un acrobate, de tout arrêter. Mais t’avais l’impression de ne pas avoir le choix, t’avais l’impression que la fermeture de Cirkaös c’était aussi ta propre fin. « J’pourrais toujours lancer mon propre cirque. » Proposas-tu à voix haute, attendant qu’Emrys brise tes rêves à coup de rationalité. T’avais besoin qu’il le fasse, en fait.