can't stop these feet from sinking and it's starting to show on me (nevaeh)

Depuis que Freja avait appris à Woody qu’elle avait en quelque sorte tourné la page, ou du moins que le nom d’un autre homme s’était officiellement fait tracer par l’encre, le physiothérapeute avait encore plus lâché prise. Il s’était enfin ouvert à elle, totalement, la laissant rentrer dans son plus grand moment de vulnérabilité, et elle avait profité de ce moment pour lui asséner le coup fatal. Il ne lui en voulait pas, pas vraiment. Elle avait honnête, tout simplement. Il préférait ça au mensonge. Et pourtant, le moment était tellement mal choisi. Il aurait dû se taire, comme toujours. C’était juste une autre leçon à retenir : il aurait dû se fier à son instinct premier. L’homme avait par la suite appelé à la clinique pour annuler ses rendez-vous de la semaine. C’était la troisième fois du mois qu’il laissait ce genre d’appel à la réceptionniste. Il ne restait plus qu’une semaine audit mois. Woody était en train de se préparer un repas des plus sommaires quand on cogna à la porte. Il hésita, un moment, avant de se rendre jusqu’à la porte et de se trouver face à sa sœur, Nevaeh. Il avait comme un sentiment de déjà-vu, puisqu’Adelaïde était passée quelques semaines plus tôt et l’avait trouvé dans le même état. Mais ce qui était différent, cette fois, c’est que Woody n’avait pas vue Nevaeh depuis un long moment. « Hey. » Dit-il, les sourcils froncés, surtout surpris de la voir là. « Je … je m’attendais pas à te voir. Tu m’as pas dit que tu venais passer quelques jours à Bowen. » Ou l’avait-elle fait ? Woody pouvait passer plusieurs jours sans consulter ses messages, à présent. Il n’en avait plus grand-chose à faire, des mots des autres. C’était toujours la même chose. Et quand les mots sortaient de la routine, il s’agissait de paroles en couteaux, de celles qui le faisaient plonger plus bas encore, et Woody n’en pouvait plus de la chute. « Euhm, rentre. Bon retour, la sœur. » Lui qui d’habitude lui faisait une accolade ou au moins la bise, il se contenta de s’écarter pour laisser Nevaeh rentrer. Woody referma la porte derrière eux et ils furent alors plongés dans une noirceur diurne. Tous les rideaux de sa maison étaient tirés, c’était d’une tristesse étouffante. Il se gratta la nuque, mal à l’aise. « Tu restes chez maman et papa pendant ton séjour ? » Demanda-t-il. Il lui proposait généralement de venir ici, à la place, mais pas cette fois. Cette fois, c’était trop le bordel dans sa tête pour qu’il puisse laisser quelqu’un d’autre être dans cette maison pourtant trop grande pour lui.

Ses valises s'étaient faites en quelques heures à peine, juste après avoir jeté un oeil aux appartements libres à Bowen, clics pressés sur la sourie de son ordinateur portable pas encore empaqueté. Il lui avait laissé l'après-midi, à la demande de la brune qui avait souhaité régler leur rupture le plus rapidement possible, lourde déception qui pesait sur son coeur, qui faisait mal, tellement mal. Elle lui avait tout donné, coeur et âme, jusqu'à lui offrir une seconde chance de lui prouver son amour, et son ex-fiancé avait à nouveau tout gâché, choisissant les bras d'une autre plutôt que les siens, relation qu'il entretenait déjà depuis des mois, cinq pour être exacte. Le soir de l'anniversaire de sa petite amie, le soir où il avait toujours dit l'avoir oublié, il s'était enfui avec sa remplaçante laissant celle qui venait tout juste de souffler ses vingt-neuf bougies se morfondre de l'absence de celui pour qui elle avait quitté Bowen. Deux ou trois appels professionnels, un coup de fil à ses parents pour leur demander d'aller signer les papiers à sa place, Nevaeh refermait son ordinateur qu'elle glissait dans son sac de transport en cuir végane. Sac à l'épaule, valise en main, elle referma la porte de son petit appartement New Yorkais auquel elle faisait ses adieux, glissait la clé sous le paillasson et s'enfouissait vers la bouche de métro la plus près, direction l'aéroport. Deux jours passèrent, elle venait à peine de faire le branchement internet dans la petite pièce qui lui servirait de bureau à la maison, quand elle se décida enfin à sortir, prendre la route vers une maison qu'elle connaissait plus que bien. Elle avait supplié ses parents de ne pas aviser Woody, Adelaïde ou Alexander de son retour, préférant leur expliquer elle-même les raisons qui l'avaient poussé à retrouver le chemin vers la maison. À Woody plus particulièrement, lui qui ne portait pas l'ex-fiancé dans son coeur. Ils ne s'étaient pas donné beaucoup de nouvelles, dans la dernière année et demie, sa faute, surtout, elle avait entretenu une relation avec un homme qu'il ne portait pas vraiment dans son coeur, elle s'était aussi sentie étouffée à Bowen et inutile. Un froid avait fini par s'immiscer entre eux, eux qui avaient pourtant une relation fraternelle plutôt fusionnelle. C'est le premier auquel elle rendit visite, toquant à sa porte sans être ni invitée ni annoncée. Woody vint lui répondre, sourcils froncés, surprise dans la voix. Il supposa, dès lors, qu'il ne s'agissait que d'une visite temporaire, lui qui s'était habitué à ce que sa petite soeur vive loin, sans attache, plutôt plus nomade que sédentaire. Nevaeh sourit en coin avant de la saluer. « Hey », répondit-elle à son tour, « Je t'ai envoyé un message, auquel tu n'as pas répondu », ajouta-t-elle sans que son mince sourire ne quitte son visage. Elle lui avait envoyé un coeur, un simple petit coeur, le jour de son arrivée à Bowen. Mais il n'avait pas daigné répondre. Il s'écarta pour la faire entrer, suivi d'une invitation orale ainsi qu'un peu chaleureux bon retour non pas ponctué de leurs marques d'affections ordinaires. La brune hocha la tête en entrant, laissant son frère refermer la porte sous leurs pas et les envelopper dans une obscurité qui la rendait mal à l'aise. Quelque chose clochait. Puis, il reprit la parole, supposant qu'elle séjournait dans la maison familiale, celle qui les avait vu tous les quatre grandir. Nevaeh secoua la tête. « J'ai pris un appartement », avoua-t-elle. « J'suis pas que de passage. » Fallait-il le préciser ? Nevaeh jeta un coup d'oeil à la maison de son frère, la vaisselle n'était pas faite, les rideaux étaient tirés, des objets traînaient autour d'eux. « Toi, ça ne va pas », décréta-t-elle, le connaissant un peu trop pour être bernée. La maladie avait-elle frappé encore plus fort ? Le coeur de la brune se serra, elle était prête à entendre le pire.

« Oh », fut tout ce que trouva à répondre Woody à propos de son message texte auquel il n’avait pas répondu. Il se souvenait, maintenant. Un simple petit cœur, qu’il avait vu rapidement hier. Mais il avait vu que ce dernier avait été envoyé il y avait plusieurs heures déjà, un nombre d’heures qui lui donna même le vertige à ce moment-là, parce qu’il avait alors réalisé que cela faisait bientôt douze heures qu’il était dans son lit, que son téléphone était sur la charge, la batterie indiquant 100% depuis la moitié de ce temps au moins. « Désolé, je devais être occupé et j’ai pas vu. Et puis, j’ai quelques problèmes avec mon téléphone. » Il aurait dû s’en tenir à une seule excuse, une ou l’autre. Mais pas les deux. Les deux, ça sonnait faux, ça le décrédibilisait. Le pire était que toutes les deux étaient des mensonges. Woody ne faisait rien de ses journées, il ne se levait même plus pour aller travailler. Son téléphone, quant à lui, fonctionnait à merveille. Le corps humain contre la technologie, cette dernière remportait la guerre haut la main. Ce petit engin semblait infaillible, Woody avait beau l’échapper à maintes et maintes reprises, il continuait de fonctionner. Le trentenaire, lui, quand il tombait, il se relevait de peine et de misère. Bientôt, il le savait, il ne se relèverait tout simplement plus. Nevaeh rentra finalement dans la maison de son frère aîné et ils furent plongés dans la noirceur de cette bien trop triste demeure. Elle lui apprit alors qu’elle n’était pas de passage, elle avait même pris un appartement. Après une année et demie à l’autre bout du monde, Nevaeh revenait-elle définitivement au bercail ? « Vraiment ? T’as le don pour les surprises, toi. » Il se força à esquisser un faible sourire. Leur relation s’était dégradée, à Nevaeh et à Woody, quand elle avait décidé de partir avec cet homme que son frère ne pouvait pas blairer. Pour lui, ça avait été comme une trahison. Elle avait toujours été là pour lui et du jour au lendemain, plus rien. S’ils s’étaient donné des nouvelles dans les premiers mois, les messages s’étaient rapidement distancés pour ne devenir que des formalités de temps en temps. « T’es pas avec l’autre, là ? » Demanda-t-il, parce qu’il avait pris l’habitude de les voir toujours scotchés ensemble. Rien que de prononcer son nom aurait été trop lui demander, à Woody. Quand il était question de ses sœurs, il était surprotecteur et parfois au détriment de sa propre relation avec ses sœurs. Avec Nevaeh, sa haine avait été de trop. Sa haine était toujours de trop. La jeune femme regarda autour d’elle et lui sentit le jugement alors qu’elle posait les yeux sur la vaisselle, les rideaux, bref le bordel. Elle affirma que ça n’allait pas, pour lui. Il haussa les épaules. « Ouais ben en une année et demie, t’as raté une belle dégringolade. » Pour appuyer ses paroles, il reprit sa canne qu’il avait posée contre le mur pour ouvrir à la porte. Il s’en servit pour marcher lourdement jusqu’à la cuisine.

Ça ne lui faisait ni chaud ni froid qu'elle lui ait envoyé un message, le jour de son arrivée à Bowen. Du moins, c'était l'impression qu'il lui donnait, à Nevaeh, de sa réaction peu enthousiaste, un simple oh qui avait fait froncer les sourcils. Peut-être que leurs derniers échanges, peut-être que le froid qui s'était installé entre eux en était pour beaucoup. Il s'écarta, fit de l'espace à sa soeur pour entrer, pour avoir une vue encore plus dégagée sur leur malaise perpétuel. Woody osa bafouiller quelques excuses qui firent à nouveau sourciller la brune, un soupire léger qui s'échappa d'entre ses lèvres. Elle ne voulait pas lancer une nouvelle guerre, elle ne voulait pas lui faire des reproches. Pourtant, il lui semblait qu'il ne lui laissait pas d'autre choix. Elle secoua la tête avant d'oser ajouter : « Ouais, c'est ça », totalement pas convaincue par les excuses de son frère. « T'aurais pu aussi juste avouer que t'avais pas envie de me parler. Ça aurait sans doute été plus crédible. », finit-elle par lâcher trop calmement, ça en était presque désarmant. Ça sonnait faux. Ça sonnait comme s'il voulait se déculpabiliser d'avoir osé ignorer sa propre soeur. Si au moins il avait été honnête, Nevaeh ne l'aurait sans doute pas au travers de la gorge. Il lui demanda ensuite si elle s'était installée chez leurs parents, puisqu'il n'avait pas pris la peine de répondre à son sms de retour. Elle secoua la tête de la même façon que précédemment, lui expliquant, en fait, qu'elle avait l'intention de rester un peu ici, à Bowen. Pour combien de temps ? Nul ne le savait. Nevaeh était nomade, pleine de rebondissements. Woody sourit, un faible sourire qui brisait presque le coeur de sa soeur tellement, lui aussi, il sonnait faux. « C'est ce qu'on raconte, oui », lâcha-t-elle sur le même ton que lui, détachée alors qu'au fond ça lui brisait le coeur d'agir ainsi avec son frère. Et, à nouveau, il lui lança un flèche en plein coeur de sa question qu'il s'avait n'était pas son sujet favori, surtout avec lui. L'autre, son ex, celui que Woody ne portait pas spécialement près de son palpitant. « Je l'ai largué, ça doit te faire plaisir », cracha-t-elle, exaspérée avant de retrouver son calme et de s'inquiéter pour celui qu'elle était venue surprendre. « On est deux, dans ce cas, à avoir manqué une sacrée dégringolade », lui mentionna-t-elle, comme pour lui rappeler qu'à sa façon, elle aussi elle avait eu de dures épreuves à vivre. « C'est vraiment de ça que tu veux que ta vie se compose ? T'as envie d'abandonner ? » Elle le connaissait, elle le connaissait trop bien. Quand il était ainsi, c'est qu'il lâche prise. « Et nous, on ne vaut rien ? Et moi, j'vaux rien ? »

Évidemment, Nevaeh ne se laissa pas berner aussi facilement. Elle ne se laissait généralement avoir par personne, et encore moins par ses frères ou sa sœur. Ils avaient beau dire ce qu’ils voudront, ils se connaissaient par cœur, ces quatre-là. Ils avaient juste la décence, parfois, de faire comme si de rien était, de laisser passer. Pas aujourd’hui. Aujourd’hui, Nevaeh décida de faire du rentre-dedans avec Woody en affirmant qu’il aurait juste pu lui avouer qu’il n’avait pas envie de lui parler. Il soupira. « Le montre tourne pas autour de toi, Nev’. C’est pas à toi que je ne voulais pas parler. C’est à tout le monde. Si j’avais su que c’était pour m’annoncer ta visite, j’t’aurais répondu. » L’aurait-il vraiment fait ? Sans doute, oui. Mais avec du retard. Il n’était que rarement mentalement disponible pour répondre à ses messages. La tâche lui semblait insurmontable Pour éviter de transformer ces retrouvailles en dispute inutile, Woody demanda à sa sœur si elle s’était installée chez leurs parents. Elle lui apprit que non, qu’elle avait loué un logement, puisqu’elle comptait rester ici quelques temps. Elle qui avait l’habitude de revenir pour mieux repartir, la voilà qui semblait prête à s’arrêter et à souffler. Mais qui sait pour combien de temps ? Comme il venait de le dire, elle était pleine de surprises, Nev’. Elle pourrait repartir dès demain si l’opportunité se présentait. Woody questionna alors sa sœur à propos de l’autre, sur la présence possible de ce dernier à Bowen. Une chose était certaine, s’il était ici, le trentenaire ne se forcerait pas pour passer du temps avec lui, surtout pas du temps forcé. S’il était présent aux soupers de famille, Woody passerait son tour. Il passait souvent son tour ces derniers temps, de toute façon. Contre toute attente cependant, Nevaeh lui affirma qu’elle l’avait largué. Le jeune homme ne cacha pas sa surprise, ses yeux s’ouvrant d’étonnement. « Qu’est-ce qu’il t’a fait ? » Parce que oui, cette rupture ne pouvait être que la conséquence d’actes de l’homme. Et puis, comme elle parlait elle aussi de dégringolade, il ne pouvait que penser qu’il lui avait fait du mal. Puis, quand ils parlèrent à nouveau du physiothérapeute, ce dernier soupira en entendant encore parler d’abandon, de la valeur des autres, de son éternel égoïsme. « Tu t’fous de moi, là ? Tu ramènes ça à toi ? Ça n’a rien à voir avec papa, maman, Alex, Ade ou toi. Ça a à voir avec moi. C’est moi qui suis atteint, c’est moi qui gère comme je peux, non ? Respecte mes limites. » L’implora-t-il, une fois arrivé à la cuisine après s’être traîné jusque-là. Il posa sa canne et s’affala sur un des tabourets de son îlot. « J’ai pas besoin de reproches, ok, Nev’ ? S’te-plaît. » Demanda-t-il plus doucement.

Donnait-elle réellement l'impression que le monde tournait autour d'elle? S'était-elle déjà prise pour le centre du monde? Bien que Nevaeh avait fort caractère, savait s'affirmer, prenait position lors de débats au travail ou dans les repas de famille, toutes ses actions étaient comptées pour accentuer le bonheur de ses proches. La seule fois qu'elle avait pensé à elle, la seule et unique fois, c'était cette après-midi d'automne lorsqu'elle avait choisi de suivre le mec qui lui avait toujours fait du mal et de s'accorder un moment de répit loin de tout ce qui l'étouffait à Bowen. Elle avait besoin d'air, d'espace, de respirer, elle avait besoin de partir. Et c'était pour autant la seule décision qu'elle avait prise pour son propre bien, délaissant les besoins des autres. Quand son frère l'accusa de penser que le monde ne tournait qu'autour de sa petite personne, alors qu'elle n'était pas dupe et qu'elle voyait bien qu'il cherchait des excuses pour justifier le manque de rapidité à son message, elle fronça les sourcils, répondant sans attendre, sa répartie toujours bien aiguisée. « C'est faux et tu le sais », commença-t-elle par justifier. « Tu m'aurais réellement répondu ? Tu y crois ? », demanda-t-elle pour poursuivre, soufflant son exaspération. « Tu ne réponds même pas aux appels de maman, Woody. Et maman, elle, elle ne t'a jamais laissé tomber. Viens pas me dire que tu m'aurais répondu. » Le ton montait, rapidement, la conversation éclatait, se bousculait. Ils en avaient tous les deux beaucoup sur le coeur, beaucoup dans la tête. Au fond, Woody avait raison de se sentir las, faible, en raison de la négativité qui entourait sa maladie. Nevaeh, elle, avait toujours été là pour le ramener à l'ordre, pour le secouer quand il perdait espoir. Fut un temps, aussi, où Freja le faisait. Elle ne savait plus réellement ce qui se passait entre eux, elle l'apprendrait bien assez vite, mais même si la Norvégienne ne faisait plus partie des acteurs aidants de la vie de son frère, la brune, elle, voulait y revenir. Elle se calma donc, alors qu'il s'interrogeait sur son passage en Australie, habitué de la voir explorer le monde, partir à l'aventure, son calepin pour prendre des notes et une carte du monde à la main. Et il sembla surpris d'apprendre qu'elle était en ville pour un moment, sans l'autre, Felix. « Rien » lança Nevaeh quand son frère lui demanda ce qu'il avait fait, comme si la fatalité de leur couple reposait seulement sur un acte qu'il avait fait. Il avait raison, pourtant, mais elle ne semblait honteuse de l'avouer. « Il m'a juste trompé », finit-elle par répliquer avant de s'attarder sur l'état des lieux comme une échappatoire. Et malgré leur moment d'accalmie, le ton monta de nouveau. « Je respecte tes limites, merde », souffla Nevaeh en secouant la tête. « Tu penses que c'est facile pour nous, pour moi, de te voir dans cet état ? » Elle ne pouvait que parler pour elle, en réalité, d'où la reprise de ses mots. « C'est désarmant de se laisser croire qu'on ne peut rien faire pour toi, qu'on doit subir de te voir te détruire. Et si je suis revenue, c'est certainement pas pour voir mon frère se laisser se décomposer sous mes yeux. Réveille-toi! » Ce n'était sans doute pas ce qu'il voulait entendre, elle secoua la tête. « C'est bon, tu m'entendras plus », grogna-t-elle, aussi mauvaise que lui, s'avançant dans la cuisine pour le rejoindre, commençant déjà à regrouper la vaisselle sale pour la laver.

Lorsqu’il était agacé ou mis au pied du mur, Woody devenait rapidement injuste et sur la défensive. Entre le discours de son cœur et de sa tête, ses paroles se déformaient au moment de sortir d’entre ses lèvres, devenant des couteaux qui blessaient ceux qu’il aimait par-dessus tout. Woody n’avait pas besoin de catégoriser les gens comme des amis ou ennemis, il agissait exactement de la même manière avec les uns que les autres. Comme un enfoiré fini qui ne méritait que de se retrouver seul à la fin de sa vie. Si c’était longtemps ce qu’il avait de toute façon voulu, ce n’était plus tout à fait le cas aujourd’hui. Mais comment se sortir d’un tel pattern qu’il avait suivi sans se poser de questions pendant les dernières années ? Nevaeh se défendit en disant que c’était faux, et bien sûr que ce l’était, mais son frère ne broncha pas. « J’aurais fini par te répondre, oui. Peut-être pas tout de suite, parce que j’ai pas que ça à faire, essayer de suivre tes allées et venues dans nos vies. » Il se détestait tellement de prononcer de telles paroles à l’égard de sa sœur, celle qui avait toujours été là pour lui, celle qui aurait bravé vents et marées pour lui. Dans sa tête, c’était le chaos total, et il n’arrivait plus à voir une quelconque lumière qui puisse le guider. Nevaeh amena l’argument maman, personne à laquelle il n’avait pas répondu non plus, depuis plusieurs jours. « Maman appellerait six fois par jour si je répondais. I need a break. » Une pause de tout ça, de toutes ces inquiétudes. Plus il avait à se justifier, plus il sombrait. Woody avait besoin d’une semaine complète seul, dans son lit, à dormir et à ne plus devoir argumenter face à qui que ce soit. Sa tête autant que son corps avaient besoin de reprendre des forces. Le trentenaire, apprenant la rupture entre Nevaeh et Felix, ne put s’empêcher de penser qu’il avait fait quelque chose de mal. Si sa sœur réfuta l’accusation en premier lieu, elle finit par admettre qu’il l’avait trompée. « Juste trompée ? L’enfoiré. » Mais qui était-il pour parler, Woody ? Il avait lui-même été infidèle à Sara, il l’avait brisée de cette même manière. Mais le grand Rutkowski avait toujours l’absolution, pas vrai ? Woody n’eut pas l’occasion de s’emporter davantage contre l’ex-fiancé de sa sœur puisque cette dernière s’attarda plutôt sur l’état des lieux, qui reflétait bien l’état de son frère. Il sortit encore une fois de ses gonds en entendant Nevaeh sous-entendre qu’il était égoïste par rapport au reste de la famille, en se laissant aller ainsi. « Non, non je ne pense pas que ce soit facile. Mais vous pouvez rien y faire alors aussi bien me laisser tranquille. » Ils se faisaient du mal à tous, en insistant à ce point. Woody coupa rapidement son discours moralisateur en lui disant qu’il n’avait pas besoin de ses reproches, et elle se tut non sans commencer à tout ramasser autour d’elle dans la cuisine. Il soupira. « Laisse ça, Nev’. T’es pas ma femme de ménage. Tu viens juste de revenir, t’as bien autre chose à faire que de nettoyer mon bordel, non ? »

Les colères et les misères de Woody, Nevaeh les avait souvent vues. Elle n'en était pas à sa première fois. Son grand frère, elle le connaissait par coeur, presque comme si elle l'avait tricoté elle-même, presque comme si elle avait enfilé la laine dont il était fait elle-même dans les grandes broches, presque comme tous ses travers avaient été faits par les mains de la brune. Woody savait blesser, savait dire ce qu'il fallait pour désarmer, pour déstabiliser. Petit, il avait souvent fait pleurer Nevaeh pour des conneries. Avec l'âge, elle s'était endurcie, c'était montré plus robuste face aux attaques qui, au fond, résultait d'un moyen de défense. Autoprojection de la douleur, il réagissait au mal qui cognait à l'intérieur de lui même, voulant en créer partout autour de lui pour ne plus être le seul à souffrir. C'était souvent involontaire, inconscient. Elle savait, Nevaeh, qu'au fond il l'aimait, qu'il l'aimait inconditionnellement. Mais ses réactions étaient incontrôlable, plus fortes que lui, le besoin de tout saboter autour de lui, surtout le bien, était plus fort que tout. Seulement, cette fois, il avait été trop loin. Il avait touché à un sujet sensible, lui qui n'avait toujours pas compris les réelles raisons qui avaient poussé Nevaeh à prendre la fuite, beaucoup plus longtemps que ces autres fois, il n'avait jamais réellement cherché à comprendre pourquoi elle s'était sentie étouffée dans cette ville. Du moins, c'était l'impression qu'il lui donnait, à utiliser ses multiples départs et ses visites surprises comme une arme de destruction pour gagner l'argument. Nevaeh hocha la tête. « Évidemment », lâcha-t-elle simplement, en soupirant. « J'ai le dos large, Woody. Tu peux me faire porter le rôle de la grande méchante tant que tu veux. » Mais elle savait que ce n'était pas ce qu'elle avait été durant toutes ces années. Elle l'avait supporté, secouée quand il en avait eu besoin, elle avait été à son chevet lors des périodes plus difficiles, l'avait toujours conseillé au meilleur de ses capacités quand il avait été question de son histoire d'amour avec Freja. Méchante, elle ne l'était pas, même s'il tentait de lui faire porter ce rôle-là. « T'es pas comme ça, Woody », finit-elle par décréter, quand même à l'argument maman il trouva de quoi rappliquer. « T'es pas le genre de personne à te foutre de ta famille, t'es pas ce type. Putain, qu'est-ce qui s'est passé avec toi ? J'te reconnais plus. » Elle parlait avec son coeur. Et elle s'exposait une nouvelle fois à une tempête Rutkowski, Woody ne cèderait pas aussi facilement. Lasse, elle laissa le sujet de sa venue ici et de son ex qui pourrait peut-être être dans les parages calmer un peu l'amertume qui s'installait déjà entre le frère et la soeur. Woody n'avait jamais aimé Felix. Dès le premier instant, il s'était montré méfiant. Au départ, ça n'avait pas réellement inquiété Nevaeh. Il jouait le rôle du grand frère protecteur, il cherchait à garder un oeil sur sa petite soeur, à ce que le mec qui passe le reste de ses jours avec elle soit le bon, soit réglo. Mais ce stade n'était jamais passé. Et la haine avait fini par prendre le dessus. Le brun qualifia l'ex-fiancé de sa soeur d'enfoiré. Nevaeh roula les yeux vers le ciel. « Oh arrête, ne joue pas au saint avec moi », cracha la brune, irritée. C'était facile de le pendre sur la place publique, Felix, de lui faire porter le blâme de la haine que Woody entretenait envers lui. Mais son frère n'avait pas toujours été le plus doux avec les femmes. Elle connaissait son historique avec Sara, Freja, Brooke, pour ne nommer que ces trois-là. « Au moins je ne l'ai pas épousé », fit-elle en haussant les épaules. C'était comme pour éviter la conversation de son retour, de son ex qui lui avait gâché la vie, qu'elle dénota l'état des lieux. Elle aurait dû le savoir que le brun rétorquerait sans attendre. « On peut faire plusieurs choses Woody, seulement tu ne nous laisses pas le faire. Tu veux mourir tout seul dans ton coin. » C'était cruel à entendre, pourtant, n'était-ce pas l'impression qu'il donnait ? « Et si c'était moi, l'enfant malade de nous quatre, tu voudrais me voir baisser les bras aussi facilement ? » Elle pouvait jurer que non, qu'il ferait tout pour qu'elle tienne bon, pour qu'elle suive ses traitements, pour absorber sa douleur. Mais quand il était question de lui, tout était différent. Nevaeh finit par se taire, par accepter, pour le moment, les désirs de son frère, sans pour autant résister à nettoyer le bordel dans lequel il vivait. « Non, en effet, j'étais venue pour voir mon frère. Sauf qu'il préfère qu'on le prenne pour mort, alors il ne me reste pas grand-chose d'autre à faire qu'à ramasser la vaisselle sale et passer le balai, si tu veux tout savoir », lança-t-elle, toujours irritée par l'attitude de Woody. Nevaeh laissa tomber une tasse dans l'évier, la céramique se fendit légèrement. Elle soupira, maladresse qui ne la quittait jamais. « Et même à ça, j'suis pas douée », s'accusa la brune en ramassant les morceaux de céramiques brisés dans l'évier.

Non, il n’avait jamais cherché à comprendre pourquoi sa sœur avait pris la fuite aussi longtemps cette fois, Woody. Parce qu’il ne sortait que très rarement la tête de son nombril. Il ne s’arrêtait presque jamais pour prendre de réelles nouvelles des autres, pour s’enquérir du bonheur de ceux qui l’entouraient. Tout ce qui semblait compter aux yeux de Woody, c’était que son bonheur à lui, n’existait plus. Le trentenaire aurait beau prétendre que la famille était ce qui était le plus important pour lui, ce sentiment d’appartenance aux Rutkowski s’était probablement bien trop dégradé dans les dernières années. Si ses parents, ses sœurs et son frère étaient ses piliers, lui n’était plus l’un des leurs. Il ne soutenait rien ni personne, Woody, même pas lui-même. Comment pourrait-il avoir la force d’être là pour les autres quand il n’avait plus le courage de se sauver lui-même ? Et plutôt que d’admettre ses torts, l’homme faisait ce qu’il avait toujours fait : blesser. « J’ai pas dit que t’étais méchante, j’ai juste dit qu’on n’sait jamais si t’es ici pour de bon ou si tu vas repartir sans prévenir. J’ai pris l’habitude de pas trop mettre d’attentes quant à tes visites. » Expliqua-t-il, toujours aussi injuste. Il aurait au contraire dû profiter du temps qu’il avait avec Nevaeh lorsqu’elle était à Bowen. À la place, aujourd’hui, il décidait de la repousser bien plus encore qu’à l’habitude. Il était vraiment au fond du baril. Elle avait raison, Nevaeh ; s’il en était venu au point de même faire des reproches à leur mère, mère qui n’avait toujours voulu que leur bien, c’était parce qu’il avait changé jusqu’au point de non-retour. Il était méconnaissable. La douleur avait défiguré son âme. « You know damn well what happened. J’vous l’avais tous dit, j’me suis évertué à vous faire comprendre que la maladie m’changerait, que la colère ne ferait que grandir, mais vous avez tous dit « mais non, on sera toujours là pour toi quand même, blah blah blah ». Fucking conneries. » Cracha-t-il. C’est qu’il les poussait au bout du rouleau, les autres Rutkowski. Il avait tellement cru à ses propres paroles qu’il faisait maintenant tout ce qui était en son pouvoir pour les réaliser. Ça ne l’empêchait toutefois pas de s’en faire, quand même, pour sa sœur et ses états de cœur. De s’en faire, surtout, pour ce connard qui l’avait blessée. « J’ai pas dit que j’étais un saint, j’suis un connard aussi, t’es contente ? Et justement, j’voudrais jamais te voir en couple avec un mec comme moi alors j’peux bien le traiter d’enfoiré. » Au moins, elle ne l’avait pas épousé, c’est vrai. « You dodged a bullet, yes. J’t’avais bien dit que j’le sentais pas. » Vraiment, Woody pouvait-il se permettre les je te l’avais dit ? Pas alors qu’on tentait de le raisonner, lui aussi, de tous bords et de tous côtés, et qu’il ne voulait rien entendre. Quand Nevaeh renversa la situation toutefois, lui demandant comment il réagirait si c’était elle qui était malade des quatre enfants, Woody resta muet. Il se contenta de renifler, irrité, parce qu’évidemment elle avait apporté le meilleur point possible. Bien sûr que non, il ne voudrait pas voir sa sœur s’abandonner. Elle eut au moins la décence de ne rien ajouter après son silence, et ils se dirigèrent vers la cuisine où elle s’empressa de faire la vaisselle. Agacé, Woody s’assit sur un tabouret de l’îlot et attaqua encore sa sœur de sa voix froide. Et elle ne se gêna pas pour lui répondre. Lorsqu’elle échappa la tasse dans l’évier, Woody n’entendit pas la céramique se fendre, c’est son cœur à lui qu’il sentit se briser. Une énorme faille craquela son être et alors que Nevaeh critiquait son manque d’aptitudes, on entendit les sanglots de Woody s’élever presque imperceptiblement dans le silence de la cuisine. Il porta ses deux mains à son front, son visage baissé vers le comptoir, et continua à pleurer, seuls les soubresauts de ses épaules animant son corps fragile.
 

Au fond, elle ne lui en voulait pas vraiment de ne pas avoir posé de questions, de ne pas s'être renseigné quant aux raisons entourant le départ de Nevaeh. Woody était comme ça, à toujours mettre ses besoins en priorité, ce que certaines personnes voyaient comme une marque d'égoïsme. Ce l'était sans doute, à vrai dire, mais Nevaeh ne le voyait pas ainsi. Parce que Woody, ça restait son héros, peu importe les décisions qu'il prenait. Et il fallait bien qu'ils soient différents, tous les deux. Parce que deux grands égoïstes, ensemble, ça ne donnait pas grand-chose, naturellement. Du moins, pas grand-chose à deux. Au fond, ce n'était pas pour ça qu'elle lui en voulait. Mais plutôt parce qu'il utilisait son départ, et tous les autres, pour gagner la bataille. Et il savait bien que ça fonctionnait. Nevaeh la grande sensible. Nevaeh à la rescousse de tout le monde. Dès qu'on lui faisait un reproche, sur ce qu'elle faisait de pas trop bien, ce qui nuisait à sauver un de ses proches, évidemment qu'elle s'y laissait atteindre. Et donc, Woody savait où frapper pour lui faire mal. Toujours aussi injuste, il la reprit, lui disant qu'il ne l'avait pas mise dans le rôle de la grande méchante, pas textuellement, du moins, mais plutôt qu'ils, toute la famille et lui, ne pouvaient pas compter sur elle, parce qu'elle était toujours en cavale et qu'ils ne savaient jamais quand elle allait revenir. C'était gratuit. Woody savait pourtant bien que le job de sa soeur était complexe, qu'elle était amenée à partir, parfois une semaine, parfois des mois, pour couvrir des sujets qu'elle ne choisissait pas toujours. Il avait peut-être gagné la première manche, mais Nevaeh ne s'avouerait pas vaincue aussi facilement. « C'est bon, t'as fini ? », demanda-t-elle en roulant les yeux. « Peut-être que si tu ne pensais pas juste à ta petite personne, tu pourrais comprendre que, souvent, c'est pas de mon ressort mes allés et venus. », lança-t-elle en espérant le faire s'adoucir. Mais c'était peine perdue, il avait changé, bien trop changé. « La prochaine fois, j'te laisserai tout seul Woody. C'est ce que tu veux. », conclut-elle avant de lui remettre en plein visage qu'il avait changé. Et pas pour le mieux. Que ce n'était pas lui, le Woody qu'elle seule connaissait. Et il s'époumona à se justifier, encore, qu'il les avait tous prévenus. « On sera toujours là ! », répliqua Nevaeh, impatiente elle aussi. « Mais être toujours là, ça ne veut pas dire être insensible à ton changement, insensible à tes paroles. », souffla-t-elle. « Ça serait trop facile de tous t'abandonner. » Et ce n'était pas ce qu'il voulait réellement, Nevaeh le savait bien trop. Il réagissait avec toute la colère qui l'envahissait, furieux de ce qu'il lui arrivait, de perdre la santé, mais pas parce qu'il ne les aimait plus. Et vint le sujet de Felix. Erreur, grande erreur. Woody était déjà bien assez remonté. Et ce n'était pas vraiment le genre de discussion qui pourrait l'apaiser. Encore moins quand sa petite soeur lui avoua les raisons entourant leur rupture. Il lui fit le coup du je te l'avais dit. Nevaeh ravala un sanglot. Évidemment, il lui avait dit. Et il était fier de le lui rappeler. Et comme si ce n'était pas déjà assez difficile de vivre une séparation et l'adultère à la fois, il fallait que son frère en rajoute une couche. La brune hocha la tête, comme si elle était d'accord avec ce qu'il disait, mais plutôt lasse de se défendre sur toutes les choses qu'elle avait dites depuis qu'elle était débarquée ici. Pour la première fois de sa vie, elle regrettait d'être venue. Pour la première fois de sa vie, elle aurait préféré être ailleurs plutôt qu'avec lui. Et ça lui rappela les raisons pour lesquelles elle avait accepté ce job à New York. Si loin des siens elle s'était sentie étrangère dans une si grande ville, elle s'était aussi sentie plus légère, moins affaissée par son quotidien démoralisant. Les couteaux volaient bas dans la maison de Woody, ils se plantaient même directement dans les jambes des deux Rutkowski à tour de rôle. Et par évitement, Nevaeh choisit de se rendre utile, plutôt que de continuer à lancer des insultes à son frère dans le but de le faire réagir. Visiblement, il ne s'était pas occupé de sa maison depuis longtemps et la journaliste entreprit de faire la vaisselle, ce qu'il lui reprocha. Pas surprenant, depuis son arrivée il n'avait fait que ça, lui reprocher de vivre. Mais alors que la céramique d'une tasse à café se fendait devant la maladresse habituelle de la brune, Woody, lui, se faisait beaucoup trop silencieux. Nevaeh releva les yeux en sa direction, lui qui s'était assis sur un tabouret près de l'évier, ses sanglots qui enveloppaient toute la pièce. Paniquée, Nevaeh laissa les bris de verre dans l'évier, sans même essuyer ses mains pleines de savon elle s'avança vers lui, le prenant par les épaules, coupable. « Hey, Woody... », murmura-t-elle. Il pouvait la repousser, lui crier des bêtises, mais elle résisterait. Quand il était dans cet état, et rare les fois où elle l'avait vu se rendre jusqu'à les crises de larmes aussi violentes, c'est qu'il avait besoin de tout laisser sortir sa rage, quitte à se montrer vulnérable. Et sa soeur ne serait jamais celle à le juger. Elle le serra dans ses bras, collant un baiser dans la nuque de son frère, mouillant le t-shirt de Woody au passage sans vraiment s'en soucier. « J'suis là frérot, parle-moi.. » C'était tout ce qu'elle attendait.

Woody savait fort bien que c’était le travail de Nevaeh qui l’obligeait à partir et à revenir sur des horaires instables et imprévisibles. Parfois, elle partait plusieurs mois voire même années, d’autres fois on pouvait s’attendre à la revoir la semaine suivante. Ce n’était jamais pareil et surtout, ce n’était jamais dans son pouvoir de décider. Mais Nevaeh ne pouvait pas mettre toute la faute sur sa carrière, non plus. C’était elle qui avait choisi ce job, c’était elle qui endurait ces allées et ces venues sans jamais pouvoir s’attacher ou s’accrocher où que ce soit. Au fond, Nevaeh avait elle-même cette âme vagabonde, nomade, et ce mode de vie lui plaisait. Autrement, elle aurait cessé depuis bien longtemps ses longues escapades journalistiques. « Non, j’ai pas fini. Tu dis que la famille est importante pour toi mais t’as choisi ce job qui t’éloigne de nous. Alors ne viens pas m’dire que tu préférerais être ici plutôt que de toujours être partie, alors que t’aurais qu’à postuler n’importe où dans le coin et tu serais prise. » Parce qu’elle était talentueuse, Nevaeh. Elle aurait pu travailler pour n’importe quel journal, qu’il soit local ou plus gros. Woody ne cherchait pas à la faire culpabiliser au point de démissionner et de venir s’installer ici. Il agissait comme un gros con égoïste mais au fond il était heureux que sa sœur s’épanouisse dans sa carrière. Il était fier de la regarder aller. Aujourd’hui cependant, tout cela était trop difficile à admettre et il préférait jeter du noir sur leur portrait de famille. « La prochaine fois, j’te laisserai tout seul suivi de on sera toujours là, non mais branche-toi Nev. » Lui-même aurait dû se brancher. Voulait-il rester confiné ici en loup solitaire, ou voulait-il que la meute Rutkowski accoure lorsque la nuit s’éternisait ? Il ne le savait plus lui-même. Continuant sur sa cruelle lancée, Woody mit à terre sa sœur à propos de Felix et les mises en garde qu’il avait pu lui faire. Elle ne répliqua rien, elle était blessée. Il sentit son cœur se serrer, première émotion loin de la colère qu’il ressentait depuis un moment. La jeune femme ne s’en alla pas pour autant, au contraire elle rentra encore plus dans la maison en se dirigeant vers l’évier de la cuisine pour y laver la montagne de vaisselle entassée sur un coin de comptoir. Le trop-plein d’émotions engendré par cette rencontre finit par avoir raison de Woody qui, assit sur son haut-tabouret, commença à sangloter de honte, de culpabilité, de chagrin et de colère. Tout à la fois. Un chaos émotionnel qui berçait chacun de ses soubresauts de peine. Nevaeh s’approcha de lui, posant ses mains pleines d’eau savonneuse sur ses épaules. Le contact humide était désagréable mais il ne s’en échappa même pas. Il sentit sa sœur se coller à son dos, dans une étreinte rassurante qui n’eut pourtant comme effet que d’accentuer ses pleurs. Après un moment, il reprit un peu le contrôle sur ses sanglots. « Je suis juste vraiment fatigué … » Lâcha-t-il d’une voix brisée. « J’me sens tout le temps faible, tout le monde drainé … J’ai plus envie de rien … J’veux juste … » Il secoua la tête. « Et la seule lumière que j’avais s’est éteinte. » Freja. Freja qui était amoureuse d’un autre. Elle avait finalement tourné la page.

Il lui reprochait tout et n'importe quoi, Woody, tout ce qu’il était possible de lui mettre sur le dos. C'était bien plus facile de mettre sur ses épaules toute la frustration qu'il éprouvait à l'idée de voir sa soeur partir à l'autre bout du monde pour on ne sait combien de temps plutôt que de lui dire exactement ce qu'il avait sur le coeur. Nevaeh ne se cachait pas derrière son travail comme une excuse, elle l'avait choisi d'elle-même ce job, parce qu'elle l'aimait, parce qu'il la passionnait, jamais elle n'allait le cacher, mais ce n'était pas elle qui avait le contrôle sur ses destinations. On ne parlait pas de voyages organisés pour le plaisir, où elle choisissait la destination, la date, l'itinéraire. Elle avait des obligations, des deadlines et des balises à respecter. Oui, Nevaeh avait cette soif de partir à l'aventure, ce désir de découvrir le monde, sans quoi elle serait bien malheureuse dans son travail, seulement, ce n'était pas toute sa vie. Sa famille, de l'autre côté, oui. Et bien qu'elle devait respecter les demandes de son employeur, elle lui avait demandé beaucoup de flexibilité, souvent même, quand Woody allait si mal qu'il avait besoin d'aide à la maison et que cela concordait avec ses capsules à l'étranger, Nevaeh avait demandé des délais, avait supplié pour que l'on reporte des dates de parutions pour passer du temps avec lui. Mais ça, évidemment, il n'en avait jamais rien vu, Woody. Il ne voyait que les fautes qu'elle faisait et les départs qu'elle leur annonçait, sans se demander les sacrifices qu'elle avait faits pour lui. Elle avait perdu une opportunité d'aller en Zambie à force de repousser les demandes de son patron, une fois. Et elle n'en tenait pas Woody responsable, c'était elle la fautive, elle qui avait choisi de le faire passer avant son travail. Mais dans des situations comme celles-ci, il était difficile de se rappeler pourquoi elle l'avait fait, il se montrait ignoble, Woody. « Alors t'es en train de me demander de choisir entre mon job et ma famille », souffla-t-elle. « T'es en train de me dire que si j'ai choisi un métier qui me faisait sentir bien, c'est que je ne pourrai jamais être là pour vous ? » Elle n'en croyait pas ses oreilles. « T'es fucking égoïste, Woody », cracha-t-elle, furieuse, avant de lui dire que la prochaine fois, elle le laissera seul, qu'elle ne perdra pas son temps à venir le visiter alors qu'il n'en avait rien à faire qu'elle était là. Mais la réalité frappait trop rapidement et elle ne pouvait pas se contenter de l'abandonner ainsi, aussi cruellement. Elle lui dit que toute la famille voulait le soutenir, mais Woody, lui, ne notait que les erreurs de sa petite soeur. Toujours là et plus jamais venir le voir dans la même phrase, c'est vrai que ça ne sonnait pas bien. Et Woody sauta sur l'occasion pour le mettre sous le nez de Nevaeh. « J'te retourne le commentaire, Woody, branche-toi », lui ordonna-t-elle. Parce que si elle semblait indécise, il l'était encore plus à lui cracher au visage qu'il refusait son aide mais à lui envoyer des signaux contraires. Et tout ça, ça dépendait des jours, des semaines, des mois. Parfois, il ne voulait que sa soeur pour l'aider. D'autres fois, il la rejetait comme si elle était la plus horrible des personnes. L'ambiance était tendue chez l'aîné des Rukowski, jusqu'à ce que toute cette tension fut libérée par le propriétaire des lieux, des sanglots qui s'échappèrent et qui créèrent chez la brune un tremblement de panique. Elle ne réfléchit pas deux secondes avant d'accourir pour le prendre dans ses bras, bien qu'ils s'envoyaient des couteaux en plein dans la poitrine quelques minutes avant, oubliant toutes les choses horribles qu'ils avaient pu se dire tous les deux. Tout ce qui lui importait, c'était lui, elle savait bien comment il était, comment il se comportait et si, souvent, les gens de l'extérieur ne comprenaient pas, Nevaeh, elle, pardonnait toujours. La journaliste prit son frère sanglotant dans ses bras, resserrant son étreinte quand ses larmes augmentèrent. Il fallait que tout ça sorte, que la colère laisse place au chagrin, pour qu'ils puissent passer à une autre étape de l'acceptation de son état de santé. Et il avoua. Il avoua tout. Nevaeh caressait ses cheveux, l'écoutant se confier sur son état physique avec compassion. « Chut, j'suis là Woody, j'suis là », lui dit-elle pour le rassurer. « J'ai pas compté partir pour les prochains mois. Je vais t'aider, moi. On ira ensemble aux rendez-vous, je viendrai te donner un coup de main à la maison. J'te laisserai pas tomber. » Même si ce n'était pas ce dont il voulait, sûrement, elle lui proposait son aide. Mais ce qu'il voulait, ce n'était pas possible. On ne pouvait pas prendre sa douleur à sa place. « Qu'est-ce que.... qu'est-ce que tu veux dire... ? », osa-t-elle demander alors qu'il parlait de sa seule lumière. Freja, ça ne pouvait être que Freja.

Bien sûr que Woody voyait tous les sacrifices que Nevaeh avait pu faire en venant passer du temps ici quand son moral ou sa condition physique étaient au plus bas. Elle faisait comme si ce n’était pas la raison de sa venue, elle faisait semblant que ça concordait avec la date de ses vacances, mais Woody n’était pas dupe et il savait fort bien qu’elle revenait pour lui. Cependant, toujours motivé par son propre orgueil et sa fierté mal placée, l’aîné des Rutkowski ne voulait même pas admettre que Nevaeh revenait pour prendre soin de lui, il gardait ce savoir pour lui, rien que pour lui, incapable de remercier sa sœur de sa présence. Évidemment, donc, sa petite sœur ignorait qu’il remarquait ces sacrifices-là. Encore plus quand Woody préférait mettre l’accent sur ses absences, sur ses constants allers et venues, sur ce job qui l’amenait à partir durant de si longues périodes. C’était plus facile de voir le mal que d’accepter le bien, pour Woody. Il avait toujours été comme ça et il n’était pas près de changer, même que ça s’empirait dans son cas. « C’est pas la nouvelle du siècle, ça, Nev’. » Lâcha Woody à propos de son égoïsme. « Tu t’en serais peut-être rendue compte plus vite si t’avais été là plus souvent ces dernières années. » Il avait failli ne pas le dire, il avait failli enfin se taire au bon moment, mais non, le besoin d’extérioriser la rage qu’il ressentait envers lui-même avait été trop fort. Les pierres qu’il ne pouvait se lancer à lui-même, il les lançait aux autres. Ce n’était pourtant pas plus facile à faire, c’était même pire. Il se dégoûtait de faire du mal à Nevaeh de la sorte, mais il était incapable de se raviser. Tout comme Nevaeh était incapable de l’abandonner véritablement, au final. Elle avait beau lui dire qu’elle le laisserait se démerder seul, elle restait là, et resterait toujours. Ce qu’il aurait dû trouver beau, Woody cracha dessus, encore une fois. « Je suis branché, c’est vous qui respectez pas c’que je demande. La fucking paix. » Lâcha-t-il avec douleur dans la voix. Ça le peinait de le dire parce qu’effectivement, lui aussi était une girouette tournante qui ne savait pas quelle direction prendre. Sa tête lui criait de rester seul et de se faire oublier, mais son cœur réclamait tant de personnes. Et c’est son cœur qu’il laissa parler, ou plutôt pleurer, lorsqu’il éclata en sanglots sur le comptoir de la cuisine. Entre ses sanglots, Woody arriva à verbaliser ce chagrin incommensurable avec lequel il se réveillait à tous les matins. « Non, j’veux pas d’aide, Nev’. For real … j’ai pas envie d’voir du monde. J’veux … j’veux juste … » Mourir. Cette phrase qui restait si souvent bloquée au moment de sortir. Alors il parla plutôt de cette lumière qui s’était éteinte, le phare s’éteignant et le laissant perdu en mer. « Freja. Elle est avec un autre. Elle est amoureuse d’un autre. » Ses pleurs redoublèrent un moment et, après avoir essuyé ses joues, il arriva à expliquer : « J’lui ai dit que je voulais être avec elle. Que je l’aimais et que j’avais besoin d’elle. Et elle est partie après m’avoir dit qu’elle était avec un autre maintenant. » Un autre qu’il connaissait, un autre qu’il avait toujours regardé de haut et maintenant, le karma frappait. Lui avait tout, et Woody n’avait rien.

Elle le laissait faire, elle le laissait lui parler comme ça, comme si elle n'était qu'une moins que rien, parce qu'on avait toujours mis la maladie comme excuse au comportement de son frère. Mais là, c'était plus que ça. C'était plus que juste sa putain de sclérose en plaques. Ça venait des tripes, ça venait du coeur, ça cachait quelque chose de plus gros que tout ça. Et chaque mot contribuait à blesser davantage la journaliste, ne sachant plus sur quel pied danser, sur quelle jambe se tenir, alors qu'il l'attirait et la repoussait constamment. Il lui reprochait ses départs, mais il refusait son aide. Et, ensuite, il disait qu'il était branché. Il disait savoir ce dont il avait besoin, ce qui lui ferait du bien, alors qu'au fond il était une girouette instable perdue dans sa constante douleur. Et à force de frapper sur sa soeur, à force de lui faire des reproches, il créait entre eux un putain de mur. Et quand enfin il aurait ce qu'il réclamait, ce qu'il supposait vouloir tant avoir, la paix, la solitude, il serait le premier à se maudire de l'avoir fait. À nouveau, il attaqua Nevaeh de ses absences, argument qui se faisait plutôt vieux, qui avait été usé jusqu'à la corne et qui avait aussi usé toute la patience que la brune avait. À cette énième remarque, elle relâcha les bras. « Vas chier Woody », cracha-t-elle fatiguée. Il la mettait à bout de nerfs, la fatiguait, la rendait dingue. Il la faisait devenir immonde avec lui, méchante, cruelle, alors que ça ne lui ressemblait pas. Mais il l'avait cherché. Toute sa vie, elle s'était oubliée pour lui. Et la seule chose qu'elle avait accomplie, pour elle, c'était son job. C'était les voyages, les chroniques. Malheureusement, tout ça impliquait des départs, parfois longs, parfois courts. Et elle en payait le prix. Parce qu'elle aurait dû s'oublier davantage, jusqu'à la dernière goutte d'elle, elle aurait dû renoncer à tout pour lui faire plaisir, être son pantin et accepter d'être dans sa vie seulement quand bon lui semblait. Mais ça ne fonctionnait pas ainsi, la vie. Et il le savait. Il le savait bien trop. C'est sans doute ce qui lança ce cri du coeur, ces sanglots qui déchirèrent le coeur de la brune, qui faisaient mal tant ils étaient lourds de douleur. Elle aurait voulu prendre toute sa détresse, l'absorber, la vivre pour lui, l'épargner de tout ça alors qu'il en avait déjà trop sur les épaules, que la vie l'affaissait, faisait de lui un Quasimodo des temps modernes. Elle l'avait pris dans ses bras, lui avait proposé une énième fois son aide, qu'il refusa, réclamant à nouveau la paix, souhaitant presque mourir, sans le dire concrètement, il l'avait confié à demi-mot. Et cette phrase, c'était celle que Nevaeh ne pouvait pas entendre. C'était de s'avouer vaincu. Les larmes montèrent à ses yeux, elle se recula pour lui donner l'espace qu'il réclamait, le chandail complètement mouillé par l'eau savonneuse que Nevaeh avait emportée sur son passage. Lasse, elle s'assit près de lui, sur le tabouret de la cuisine, le visage vide, seuls ses yeux parlaient. « D'accord », lança-t-elle froidement. C'était ce qu'il voulait, être seul. Que pouvait-elle faire de plus ? Quand elle le forçait, elle se faisait mal, parce qu'elle provoquait chez lui des crises de colère qu'elle n'arrivait plus à supporter. New York lui manquait presque. Il parla plutôt de Freja, le seul sujet qui le fit s'ouvrir un peu plus, sans repousser celle qui ne voulait que son bien. « Quoi ? », demanda-t-elle en fronçant les sourcils et en essuyant les larmes qui s'étaient formées aux coins de ses yeux. « À force de repousser tout le monde... T'as perdu la seule qui comptait réellement pour toi... », fit-elle. Elle n'avait plus de paroles encourageantes. Et, de toute façon, il ne voulait pas d'elle ici, il le lui avait fait assez comprendre.

Plus les mois passaient, plus la lumière avait du mal à filtrer à travers les rideaux tirés. Woody vivait dans le monde des ombres et bien vite il en était devenu une à son tour mais ce n’était même plus assez. Ce n’était plus assez, parce qu’il existait toujours, même si c’était dans le noir. Et tant qu’il existerait, Woody, il souffrirait. Tant qu’il existerait il incarnerait le mal et l’étendrait partout autour de lui, comme un peintre maniaque qui devait couvrir de noir les toiles de toutes les personnes qui l’entouraient de trop près. Il prétendait vouloir être seul et pourtant il entraînait tout le monde dans sa vie aussi bas que lui. Il voulait physiquement être seul, mais ne pas être le seul à souffrir. Ces derniers mois cependant, Woody en était venu au point où il ne voulait tout simplement plus souffrir. Il voulait que tout s’arrête. Mourir. Il ne le disait jamais à voix haute mais on comprenait facilement son état, à voir son regard vide, ses traits tirés, son attitude horrible. Quand sa sœur lui répondit froidement un simple d’accord, Woody releva ses yeux bouffis vers elle, qui s’était assise au tabouret à côté de lui. Il la dévisagea alors qu’elle semblait se foutre totalement que son frère ait envie d’en finir avec sa vie. En était-il rendu à ce point dans sa méchanceté envers elle, qu’elle aussi voulait le voir crever ? Il détourna le regard sans rien dire de plus, si ce n’est que changer le sujet en répondant à la question à propos de cette lumière qui s’était éteinte. Freja. La réponse de Nevaeh fut encore plus cruelle que son silence d’un peu plus tôt. Il l’avait blessée et elle voulait le blesser à son tour. C’était gagné. Et c’était mérité. Les larmes remontèrent rapidement à ses yeux et il serra la mâchoire, fixant le mur face à lui. « Va-t-en, Nev’. » Grogna-t-il. Il inspira profondément, puis tourna la tête vers sa sœur. « J’comprends, t’es fâchée, t’as raison de l’être, et maintenant tu m’donnes droit à ce que je t’ai fait. But I really don’t need that right now. » Il se leva, difficilement. « T’auras qu’à m’envoyer un message quand tu repartiras. Or don’t. Ça ne changera pas grand-chose. » Il attrapa sa canne et se tint en équilibre en se tenant fermement dessus. « Maintenant, tu m’excuseras, mais je suis fatigué. J’irais dormir un peu. » Lâcha-t-il, comme une invitation pour Nevaeh de s’en aller.