do you still wonder ? what could've been (pippa)

La petite tradition de nos « repas retrouvailles », à Pippa et moi, c’était d’aller à la rivière de Bowen et de nous installer sur les roches lisses pour pique-niquer. Dès qu’il faisait beau et chaud, c’était notre endroit pour nous réunir et prendre des nouvelles l’un de l’autre. Depuis quelques mois, des mois qui devenaient vite des années au compteur, même, nos rendez-vous de mises au point sur nos vies s’étaient de plus en plus distancés. Je pense que de mon côté, j’invitais moins fréquemment Pippa à dîner parce que j’avais encore en tête ce goût d’inachevé, entre elle et moi, depuis notre baiser échangé deux ans plus tôt. C’était con, pas vrai ? J’étais en couple avec Freja, amoureux par-dessus la tête, et la blonde était visiblement passée à autre chose elle aussi même si elle n’était pas engagée dans une relation. Pourtant, notre relation me laissait encore un sentiment d’unfinished business, et sans doute que je me sentirais toujours comme ça par rapport à Pippa. À me demander ce que nous aurions pu être si ce baiser n’avait pas été balayé du revers de nos mains, oublié. Ma confusion par rapport à tout cela m’avait éloigné d’une amie qui m’était pourtant précieuse, et aujourd’hui j’avais voulu passer par-dessus, au moins le temps de nos rencontres qui se faisaient désormais bien trop rares. J’avais donc donné rendez-vous à Pippa au bord de la rivière, à notre coin habituel, où nous avions même déjà gravé nos noms dans la roche. Avec la montée des eaux et le courant, il n’en restait plus rien maintenant, mais malgré tout ce spot sur les rochers étaient bien souvent inoccupé, comme s’il nous attendait. Je m’installai en premier, sur la roche directement, ayant oublié d’amener une couverture ou quelque chose du genre. J’avais cependant pris le temps de préparer quelques salades et bouchées, le tout fait maison, ainsi que des bières d’une microbrasserie locale.

Quand Concho m’avait proposé d’aller pique-niquer sur les rochers, cela m’avait fait sourire. J’étais restée un petit instant à fixer mon téléphone à me demander si je n’étais pas en train de rêver. L’irlandais et moi avions été très proches par le passé et les rochers au bord de la rivière avait longtemps été notre lieu à nous, mais cela faisait maintenant quelque temps que nous nous étions pas vu. De mon côté, mon travail et mes voyages me prenaient énormément de temps et ma vie sociale en prenait parfois un coup, malgré tout tout, je savais que ce silence radio n’était pas du uniquement à un emploi du temps chargé. Il y avait eu ce baiser échangé, un baiser visiblement tabou qui nous avait un tout petit peu éloignés. Concho et moi n’avions jamais vraiment eu l’occasion d’en discuter.  Le non-dit était resté et avait creusé l’écart. Je fus donc effectivement étonnée de voir le sms de mon ami s’afficher sur mon écran mais pas moins ravie, au contraire. Il m’avait manqué. Vraiment. Et j’avais envie de le voir, ce pourquoi, j’acceptai son invitation. Ce jour-là donc, je pris la direction de la rivière. Nous avions de la chance, la météo allait en notre faveur, le temps était radieux. J’empruntai le chemin que je connaissais par coeur et décelai rapidement la silhouette de Concho. Sourire aux lèvres, je me dirigeai vers lui et approchai sans faire trop de bruit.
— Salut, soufflai-je en me penchant près de lui.
Sans me départir de ma bonne humeur, je vins m’asseoir à côté de lui et brandis devant moi un sac en craft, le tenant comme un sceptre.
— J’ai ramené le saucisson ! précisai-je, on ne fait pas de pique-nique sans saucisson, pas vrai ?

Ce baiser-là, sans doute était-il préférable qu’il demeure là où il était : dans le passé. Je n’avais pas invité Pippa, aujourd’hui, dans l’optique de me mouiller les pieds à ce propos. Je ne savais pas comment elle réagirait, mais surtout comme je réagirais, s’il fallait qu’on parle de nos sentiments de l’époque, de l’importance ou de la futilité de ce baiser. Autant je pouvais être blessé d’apprendre que pour elle ça ne signifiait rien, autant je pouvais être complètement retourné d’apprendre qu’il y avait plus que ça à ce moment-là mais que nous avions été trop effrayés de faire le grand saut. J’étais si bien, en ce moment, avec Freja. Je ne voulais pas risquer de tout foutre en l’air pour des sentiments enterrés. Ce fut donc avec grand plaisir mais avec une légère appréhension que je vis quelqu’un, du coin de l’œil, arriver au bout du sentier menant jusqu’à ces grands rochers près de la rivière. Je me levai, manquant de renverser les cannettes de bière disposées à côté de moi. Heureusement qu’elles n’étaient pas décapsulées. Après avoir repris mon équilibre, riant doucement de ma propre maladresse, je saluai Pippa. « Hey. » Elle s’assit rapidement, alors j’en fis de même, me trouvant un peu idiot de m’être levé pour trois secondes. J’ouvris les yeux de gourmandise en attendant le mot saucisson. « Je n’ai jamais été autant en accord avec une affirmation ! Ça ira bien avec certaines bières que j’ai pris, tiens. » J’en pris une dans chaque main, lisant les étiquettes. « J’ai par exemple une IPA mangue et thé vert, puis une blonde cerises et hibiscus … Et d’autres. J’me suis dit qu’on se ferait une petite dégustation en pleine nature. » Je déposai à nouveau les cannettes, m’assurant de leur équilibre, avant de m’asseoir les jambes allongées devant moi, appuyé sur mes paumes. « Alors … comment ça va ? » Je souris. J’y allais tout en douceur.

Le baiser échangé avec Concho me revint en mémoire dès que je vis la silhouette de mon ami se dessiner à l’horizon. Je ne savais pas ce qu’il avait signifié pour lui à ce moment là, ni même s’il y pensait encore, nous n’avions pas eu l’occasion d’en discuter. De mon côté, j’étais prête à accepter tous les cas de figure. Si c’était erreur, je comprenais parfaitement qu’on puisse avoir un moment d’égarement et ne lui en tiendrais pas rigueur le moins du monde. Si c’était autre chose, j’étais prête à l’entendre aussi. J’aimais beaucoup Concho, passer du temps avec mon ami me manquait et j’étais heureuse, aujourd’hui que nous décidions enfin de passer outre la gêne occasionné par ce fameux baiser pour nous revoir. J’apportais donc fièrement mon saucisson et fut ravi de constater que le jeune homme était de mon avis sur la question : un pique-nique sans saucisson, ce n’est pas vraiment un pique-nique.
— T’as pris des bières ?! T’es le meilleur, toi !
Avec Concho, en règle générale, on avait l’assurance de passer une bonne soirée. Il connaissait ses basiques disons. Il laissait rarement repartir ses amis avec la soif - safe, bien sûr, mais repus.
— Mangue et thé vert ? notai-je lorsqu’il énuméra les bières qu’il avait apporté, ça n’a pas l’air mal ça…
J’attrapai la bouteille et examinai l’étiquette. J’affichai un moue convaincue et lui tandis la bouteille.
— T’as un ouvre-bouteille ou tu fais ton truc de mec et tu me décapsules ça avec un briquet ?
J’essaie de détendre l’atmosphère et je vis bien que Conchobarh essayait de faire la même chose.
— Oui, ça va. Toi ? Juste…préviens moi si tu comptes m’embrasser cette fois, que je me prépare
Je lui tirai la langue, taquine. Autant désamorcer le malaise tout de suite.

Face à l’étonnement de Pippa à propos des bières, qui semblaient une agréable surprise pour elle, je répondis : « La règle du saucisson s’applique aussi à la bière, non ? Un pique-nique sans bière ou sans bouteille de vin, ce serait pas un pique-nique ! » Et la bouteille de vin m’avait semblé un peu trop romantique. Ça faisait davantage dîner entre amoureux, alors que la bière, elle, laissait entendre que c’était juste un meet-up entre vieux potes. Pourquoi avais-je tellement besoin de mettre cette limite-là avec Pippa ? De ne laisser aucune ambiguïté s’installer ? À cause de ce fichu baiser échangé, bien sûr. Comme nous n’en avions jamais reparlé, il flottait encore dans les airs au-dessus de nous, tel le fantôme d’un événement laissé dans le passé sans jamais lui avoir donné sa chance. Pendant que Pippa examinait la bière à la mangue et au thé vert, elle me demanda si j’avais un ouvre-bouteille. Je souris à son autre supposition. « Mieux que ça encore, en fermant les yeux et en la décapsulant avec ma paupière serrée. » Je portai la bouteille à mon œil et la coinçai là mais, avant de tourner, je ris et secouai la tête. « Non, j’suis pas aussi manly que ça. J’ai un décapsuleur. » Et alors que je prenais des nouvelles, les yeux rivés sur la bouteille que j’étais en train d’ouvrir, Pippa me largua la bombe. Une bombe taquine, mais une bombe quand même. Je figeai dans mon mouvement, levant lentement la tête vers elle. « Parce que si t’avais été préparée la dernière fois, ça se serait passé différemment ? » Osais-je demander, très sérieusement. Si son but avait été de désamorcer le malaise, c’était raté.

Concho avait raison, un pique-nique sans bière, ça n’était pas un vrai pique-nique. Mais en réalité, l’important, à mes yeux, et je soupçonnais que c’était le cas pour mon ami aussi, ne résidait pas vraiment dans ce que nous avions apporté à boire ou à manger. Le moment que nous passions ensemble était plus précieux, il avait mis du temps à se mettre en place, à cause de ce baiser, sans doute, qui nous avait un peu perdu et de nos vies chargées. Je ris quand Concho porta la bouteille à son oeil pour faire mine de l’ouvrir avec la simple pression de ses paupières. C’était cette légèreté que j’aimais chez lui, cette façon de ne jamais se prendre au sérieux, il avait la blague facile et savait détendre l’atmosphère. On se sentait bien au contact de Concho, il avait toujours eu cette aura incroyable autour de lui. Et c’est justement parce que les choses paraissaient si facile avec lui que je me décidai à briser la glace. Je vis sa nuque se raidir légèrement et il s’accorda un court instant de pause avant de tourner la tête vers moi pour me répondre. Son ton était bien plus sérieux que ce à quoi je m’étais attendue. Cela me décontenança un peu. Visiblement, ce baiser avait une signification pour lui, bien plus que je ne le pensais.
— Je…
Ne savais pas vraiment quoi lui répondre. Merde. Moi qui avait voulu détendre l’atmosphère, c ‘était loupé, je la sentais s’alourdir au contraire.
— Peut-être, continuai-je. je ne sais pas…non.
Mais encore ?
— Disons que ça aurait été différent si on n’avait pas fait tous les deux comme si de rien n’était. Je crois. Ca…ça signifiait quelque chose pour toi ?

Je ne m’attendais certainement pas à ce qu’on plonge dans le sujet aussi rapidement. Je pensais même avoir le temps de plutôt plonger dans la rivière et faire le pitre en nageant à contre-courant, avant d’avoir à prendre un air aussi sérieux avec Pippa. Et ce n’est pas que je voulais absolument que cette conversation soit trop sérieuse, c’est juste que je n’arrivais pas à aborder ce baiser avec légèreté. Il était trop lourd de signification pour être simplement balayé du revers de la main comme un événement anodin. Et à quelque part, au fond de moi, j’avais toujours voulu savoir ce qu’il en était pour Pippa. Ce n’était sans doute pas une mauvaise chose, donc, qu’on profite de ce pique-nique pour enfin crever l’abcès. Pippa sembla déboussolée par ma réponse, cherchant ses mots pour formuler la sienne. « Différent … comment ? » Mais avant, Pippa désirait savoir si cela signifiait quelque chose pour moi. Je soupirai tout discrètement, ne m’étant pas préparé à être confronté là-dessus. J’aurais réfléchi à ce qu’il était correct de dire, considérant notre relation actuelle, considérait Freja, considérant tout. « Tu sais, quand on était plus jeunes, t’étais la fille que je me disais : elle, plus tard, si on est toujours dans ce coin perdu du monde, je la marie. » Admis-je. Après, nous étions des gamins, à ce moment-là. Le suicide de ma mère, mon départ de Bowen vers Melbourne pendant plusieurs années, mon retour out of nowhere, mes échecs relationnels et les enfants qui en étaient ressortis … tout ça m’avait changé. Et Pippa avait elle aussi vécu un tas de trucs qui avaient fait en sorte qu’au final, je n’avais plus trop repensé à ça. « Je pense que ce baiser avait juste réveillé en moi cette possibilité-là. Que toi et moi on aurait pu être quelque chose. Quelque chose de vraiment beau et simple, en plus. » Et comme toutes mes relations avaient été bien trop compliquées, y compris celle avec Freja même si je ne voulais pas l’admettre, je me disais que peut-être c’était le signe qu’à une croisée de chemins, j’avais emprunté le mauvais.

Il n’était plus question de déterminer si un pique-nique se faisait avec ou sans saucisson, avec ou sans bière, le ton de la conversation était bien plus sérieux désormais. Comme si, en voulant détendre l’atmosphère, j’avais plutôt jeter un pavé dans la marre. Visiblement, je n’avais pas soupçonné une seule seconde ce que ce baiser avait pu signifier pour mon ami d’enfance. J’écoutai Concho me raconter comment ce baiser, que j’avais pensé très anodin et innocent, avait justement réveillé des fantasmes d’ados, que j’avais d’ailleurs complètement ignorés jusque là. « Toi et moi on aurait pu être quelques chose. Quelques chose de vraiment beau et simple, en plus. »Une impression étrange s’empara de moi, les mots de Concho n’avaient rien de saugrenu, je le réalisai à cette instant précis. Au contraire, ils résonnaient étrangement juste. Nous étions amis de longue date, à tel point que je me souvenais à peine du jour de notre rencontre. J’aimais beaucoup Concho, nous avions eu de nombreux délires et moments d’euphorie, à l’adolescence et plus tard, et si je devais être vraiment honnête, il y avait toujours eu une légère attirance entre nous, bien qu’elle ne se soit jamais concrétisée avant ce fameux baiser. Elle s’était faite tellement discrète que je ne lui avais jamais, auparavant, accordé le moindre crédit. Pourtant, elle n’avait pas disparue. Loin de là. Et aujourd’hui, tout semblait remonter à la surface, avec ce goût amère d’acte manqué. Je fixai mon ami, sans trop savoir quoi dire au début. J’avais observé le silence le temps qu’avait duré ses explications, et je ne savais pas quoi lui répondre. Tout se chamboulait dans ma tête.
— Est-ce que…
Merde, je ne savais pas comment formuler ça, ni même si ma pensée était cohérente. Pour autant, je ne pouvais pas rester muette.
— Est-ce que tu as encore cette impression…aujourd’hui ?
« Est-ce que tu as des regrets ? », en d’autres termes.

J’avais l’impression d’être une contradiction humaine, une girouette qui ne savait jamais par quels vents se laisser tourner. Je n’avais plus envie qu’on me secoue, j’avais envie qu’on me berce, qu’on me fasse voir ce que c’était que d’aimer et de ne pas se casser la tête avec mille et une questions. J’avais pensé détenir ça avec Zelda et pourtant, je m’étais lassé, j’avais arrêté d’aimer. Avais-je donc à ce point besoin des tempêtes jusqu’à ce qu’elles me laissent, complètement vidé, sur le bord de l’autoroute des sentiments ? Et face aux premières embûches j’avançais à reculons, je me défilais face aux montagnes, trop facilement. La preuve, aux premiers doutes avec Freja, me voilà en train de ressasser de vieilles émotions auprès de Pippa. J’aurais dû me taire mais plus elle ouvrait la conversation, plus j’y plongeais. Elle me demanda alors si aujourd’hui, j’avais encore cette impression. J’haussai les épaules, incapable de mettre des mots sur le flot de confusion qui s’emparait de moi. « Oui, et non … J’veux dire, j’suis avec Freja. Je l’aime, tu peux même pas savoir à quel point … Mais je pense que je sais, au fond de moi, que ça pourrait pas durer éternellement. Je me rends compte que y’a des obstacles peut-être plus grands qu’elle et moi. » Expliquais-je, avant de reprendre. « Et à chaque fois que je suis en couple et que j’en viens à me dire un truc du genre, que ça ne fonctionnera pas, c’est à toi que ma tête me ramène. » Je devais être rouge comme une tomate. Je ne pensais pas déballer toutes ces confidences aujourd’hui, entouré de bières et de saucissons. Je me sentais tout d’un coup ridicule. Honteux, aussi, d’aborder ça pendant que mon couple battait de l’aile. « Je sais pas trop ce que ça veut dire … » Conclus-je.

Concho était en couple avec Freja. Il était heureux, il venait de m’affirmer que son amour pour elle était fort et que je ne pouvais pas imaginer à quel point. Malgré l’aveu qu’il venait de faire, son amour pour la belle norvégienne ne pouvait pas être remis en cause mais cela venait taper sur l’une de mes conviction profonde : l’amour et le couple était deux chose bien distincte. Par ailleurs, j’étais aussi persuadé qu’il existait autant de forme possible d’amour qu’il existait d’être humain sur terre et que, par ailleurs, notre capacité à aimer était bien plus large qu’on nous le laissait souvent croire. Le couple, à mon sens, n’était pas fait pour tout le monde. Il s’avérait même plutôt compliqué dans bien des cas. Parfois même les choses évoluait en court de route, comme ça avait été le cas pour Juliann et moi. Nous avions formé un couple pendant huit ans, avant de se rendre compte que cela ne fonctionnait plus. Que notre couple en lui-même ne fonctionnait plus. Pourtant, l’amour que nous nous portions était resté le même. Alors je comprenais parfaitement Concho, quand il disait que son amour pour Freja était intense et que, pourtant, il n’était pas certain que les choses puissent durer entre eux. Sans doute fallait-il qu’ils trouvent une manière bien à eux de s’aimer. Ce qui me laissa assez pensive, toutefois, fut l’affirmation qui suivi. « C’est à toi que ma tête me ramène », me confia mon ami. Visiblement cet état de fait semblait le troubler, autant que j’étais troublé, moi, d’entendre une telle chose.
— Concho, j’avais aucune idée que tu…enfin je savais pas que c’était à ce point. Je sais qu’il y a toujours eux une attirance entre nous, on en a jamais parlé mais c’est le genre de truc qui se sent…
Une question subsistait. Si nous ressentions une attirance l’un pour l’autre depuis tant d’année, pourquoi ne c’était-elle jamais concrétisée.
— J’y pense parfois, moi aussi. À ce baiser.
Je marquai une pause et levai les yeux vers lui.
— On a fait comme si de rien n’était mais…c’était pas rien. Et c’est dommage. Moi aussi j’ai parfois l’impression qu’on est passé à côté de quelque chose.

Peut-être était-ce d’ailleurs ça, mon problème. Que je n’étais pas fait pour être en couple. Pourtant, depuis toujours, j’avais mis sur un piédestal les relations amoureuses, j’avais idéalisé cette vision de deux personnes qui s’aiment à un point inimaginable. L’avais-je trop fait, au point de rendre ma perception inatteignable ? Cela expliquerait que je ne savais pas me contenter des amours que je vivais. Je cherchais toujours plus, je voulais combler chacun des vides alors qu’il y avait pourtant de la beauté même dans les failles. « Tu pouvais pas savoir, pas tout ça, parce qu’à chaque fois que j’ai eu le courage de te le dire y’a eu quelque chose, quelqu’un d’autre ou un mauvais timing, peu importe, j’ai toujours pris ça comme un signe qu’au fond we weren’t meant to be together. » J’haussai les épaules. « J’me rends juste compte, de plus en plus, qu’entre ce que je pense et ce qui est vrai, y’a parfois un sacré écart. » J’avais été trop naïf par le passé, et ça faisait en sorte que je remettais tout en question maintenant. Encore plus quand Pippa m’avouait qu’elle y pensait parfois, elle aussi, à ce baiser. Je levai les yeux vers elle au même moment où son regard se posait sur le mien. Mon cœur se serra quand elle confirma mes doutes. Je ne savais même plus quoi dire, ma bouche était entrouverte mais mes lèvres ne faisaient que remuer tout légèrement, aucun mot ne me venant à l’esprit. Après un moment, j’arrivai enfin à articuler : « Mais il est trop tard, encore une fois sûrement … » Ou était-il trop tôt encore ? « On n’est que des mauvais timings. » Je ris, nerveux et gêné, en secouant la tête doucement, baissant les yeux vers ma bière. Je n’aurais même pas dû parler de mes sentiments, aussi enfouis soient-ils. J’avais l’impression de trahir Freja, de contrecarrer son cœur alors que le mien battait si fort pour elle. Pippa, elle était ce unfinished business qui allait sans doute me hanter pour toujours, celle à qui on songe en se disant et que serait-on devenus ? Mais que serait-on devenus ?

J’écoutai Concho me donner son ressenti, et ses mots eurent un curieux écho en moi. Cet écart dont il parlait, ce fossé entre ce qu’on pensait  être vrai et ce qui l’était réellement était bel et bien là, j’en prenais doucement conscience. Enfin, doucement, ça n’était pas vraiment le terme adéquat, j’avais plutôt l’impression de me prendre un tacle derrière les genoux plutôt.
— Je comprends ce que tu veux dire, me livrai-je, sans filtre, j’ai moi aussi l’impression de passer totalement à côté de certaines choses en ce moment. Ou plutôt de n’avoir rien vu pendant des années. Nevaeh, ma meilleure amie tu sais, m’a apprit il y a peu, qu’elle…
Je marquai une pause. Les mots avaient visiblement du mal à sortir d’une traite, et c’était bien malgré moi. Merde, j’avais fais comme si c’était ok jusqu’à présent qu’elle ait une relation avec mon ex, Juliann, et dans le fond, oui, c ‘était ok. Je n’avais rien à dire sur ça, mais l’exprimer à voix haute à quelqu’un d’autre, me confier à Concho, me fit réaliser que, peut-être, je gardai malgré tout quelques reserves sur la question. Je soupirai.
— Elle m’a confié qu’elle avait des vues sur Juliann…avant que lui et moi on se mette ensemble. J’ai jamais rien vu et…maintenant, toi, tu me dis que potentiellement, je suis la femme que tu te verrais épouser ?…j’ai l’impression d’avoir été aveugle durant des années.
Etais-je donc si peu attentive ? J’avais toujours cru être à l’écoute, je m’efforçais, le plus possible, de faire preuve de bienveillance et d’accorder du temps à mes amis, mais…peut-être que je me trompais sur toute la ligne. Peut-être que je ne faisais pas si attention que cela en fin de compte. Cela me faisait mal d’être confronter à cette idée. J’avais le sentiment d’avoir manqué quelque chose.
— Tu crois vraiment que c’est seulement une question de mauvais timing ?
Je ne sais pas pourquoi, mais quand je repris la parole, mes yeux étaient humides. Je me sentais submergée d’émotions, sans parvenir à rien controler.
— Est-ce que…est-ce que ça aurait été différent si j’avais su voir au delà des apparences ? Si j’avais creusé un peu, si j’avais su déchiffrer les non-dits ? Tu es mon ami, Concho…j’aurais du sentir tout ça, j’aurais du le voir. Et même après ce baiser, j’aurais du venir t’en parler…

J’hochai la tête alors que Pippa me parlait de Nevaeh. Je savais très bien qui c’était, oui, elle était d’ailleurs l’une des très bonnes amies de Freja également. C’était à se demander comment nous n’avions pas encore intégré le même cercle d’amis, à force. La blonde ne termina pas sa pensée, pas tout de suite, une pause bien marquée s’en suivit. J’allais l’encourager à continuer, de mots murmurés et presque inaudibles sans doute, mais Pippa n’eut pas besoin de mes paroles rassurantes, elle continua sur ce qui semblait être un triangle amoureux entre Juliann, sa meilleure amie, et elle. Il s’agissait décidément de la forme géométrique favorite des habitants de Bowen. Je fis une moue désolée alors qu’elle réalisait que deux de ses meilleurs amis avaient eu des sentiments qu’elle n’avait jamais même imaginés. Nevaeh pour Juliann. Moi pour elle. « Tu sais, ce n’est pas toujours une question d’être aveugle … Je pense qu’on laisse voir ce qu’on veut que les autres voient. Ça vaut autant pour Nevaeh que pour moi. » J’eus un faible sourire. « T’as pas été aveugle, t’as été … dupée. » Par nos mensonges, par nos façades. Il ne s’agissait pas d’énormes trahisons, juste des non-dits qui laissaient maintenant Pippa croire qu’elle n’avait pas l’oreille attentive qu’elle pensait avoir. C’était faux, complètement faux. Si j’avais décidé, à l’époque, de me confier à elle … elle aurait été là. À propos du mauvais timing, j’haussai les épaules. « T’as eu Juliann, j’ai eu Ally, puis Zelda … Je pense que nous vivions chacun de notre côté des histoires très intenses qui prenaient toute notre attention. Si nous avions été célibataires, tu ne penses pas qu’à un moment, on se serait peut-être posé la question à savoir si … entre nous deux, ça pouvait donner quelque chose ? » Mais maintenant, il y avait Freja, et la question ne se posait donc même pas. Je ne faisais que ressasser de vieilles affaires et je n’aurais pas dû tout basculer ainsi. Les yeux de Pippa étaient humides et je m’en voulais d’avoir ramené à la surface un sujet aussi délicat. « C’est vrai, ce baiser, on aurait dû en reparler. Mais j’ai eu la trouille et on est passés à autre chose. » Je soupirai. J'étais passé à autre chose. À Zelda. Puis à Freja. « C’aurait peut-être été différent entre nous, on ne le saura jamais je pense. Mais j’espère que le fait qu’on n’ait rien tenté, ne changera rien pour nous … » Que notre amitié n’en prendrait pas un coup parce que notre potentiel amour, lui, en avait pris un en raison de notre silence.

J’écoutai Conchobàhr tenter de me rassurer. Son propos était juste et sensé, je le savais au fond de moi, mais je ne pouvais empêcher la culpabilité de m’envahir. C’était moi la psychologue de la bande, la passionnée de la psychée humaine, j’aurais du me rendre compte de tout ça.
— Je sais pas, soupirai-je, ça me parait quand même la moindre des choses que d’être capable de déceler ces silences-là chez des personnes qu’on connait par coeur.
Je songeai notamment à Nevaeh que je considérais comme ma troisième soeur depuis notre enfance. Je me demandais comment j’avais pu passer à côté de quelque chose d’aussi gros. Certes, Concho avait raison lorsqu’il affirmait qu’on ne laissait voir aux autres que ce qu’on souhaitait, mais quand bien même. J’aurais voulu être en mesure de le deviner. Cela ne servait pas à grand chose de se flageller sur la question, on était bien d’accord, mais c’était plus fort que moi. Le sentiment était passager, sans doute, mais, pour l’heure, il m’envahissait.
— Ce baiser…si je suis vraiment honnête, je crois que ça me faisait peur aussi. Enfin…d’être confrontée à ce que ça représentait, je veux dire. Comme tu dis, ça aurait pu changer certaines choses.
J’eus un moment de silence, me calquant à celui qu’observa mon ami, puis soupirait doucement.
— Mais je suis contente qu’on en ait parlé aujourd’hui. Au moins ça crève l’abcès.
Et c’était toujours une étape de franchie…

On peut clôturer là et se concentrer sur notre second rp si ça te va

J’haussai les épaules quand Pippa continua à se remettre en question à propos des silences, autant ceux de Nevaeh que les miens. Elle était trop dure avec elle. À sa place, j’aurais sans doute été tout autant aveugle. « J’sais même pas me comprendre complètement et j’suis avec moi vingt-quatre heures sur vingt-quatre, alors … je ne m’attends pas à ce que tu saches tout déchiffrer, tu sais. » Je lui souris. Il y avait une grande partie qui m’appartenait, dans cette histoire. Parce que j’avais préféré ne rien dire. Par peur de me faire rejeter. Par peur de briser quelque chose entre nous. Des raisons toutes plus sordides les unes que les autres pour conclure, finalement, que j’avais juste été lâche. J’avais préféré le statu quo parce que c’était plus confortable. La preuve que j’avais eu raison de me taire : à l’époque, ce baiser, il aurait pu tout faire foirer. Nous avions d’ailleurs pris nos distances, après ça. Quelque chose avait effectivement changé, ce n’était peut-être pas brisé, mais c’était différent. Si nous n’avions pas décidé d’en parler aujourd’hui, nous aurions continué à garder nos têtes dans le sable pour ne pas voir le problème devant nous. Comme le disait Pippa, avec notre discussion actuelle, nous crevions enfin l’abcès. J’hochai la tête. « Oui. Au moins à partir de maintenant il n’y aura plus non-dits entre nous. » Je souris, avant de prendre ma bière et de la lever. « Mais assez parlé de ça. Je nous ai connus moins lourds que ça. » Je ris légèrement, avant que les sujets ne s’enfilent les uns après les autres avec une belle légèreté. J’avais l’impression qu’un poids immense venait de se lever de sur notre amitié. Et ça faisait un bien fou de nous retrouver.

FIN