Be my Juliet at least for one day [ft. Lys]

Mégot au sol, je retourne à l'intérieur du bar après ma pause clope. Serviette sur l'épaule, produit en main, je redresse simplement les tables que je venais de débarrasser plus tôt, chantonnant parfois sur les chansons qui passent en fond, chansons qui pouvaient parfois faire sourire les clients. Chacun a sa façon de s'occuper ici; les barmans en discutant, les serveurs en faisant ces choses répétitives ou en se prenant une énième pause par exemple car une certaine personne passe simplement les portes du bâtiment comme Lys par exemple. Je me redresse, un sourire s'étant déjà dessiné sur mes lèvres, je me rapproche d'elle, un poing sur les hanches, l'autre étant toujours occupé avec ce revolver sanitaire. "Bien le bonjour très chère. Qu'est-ce qui t'amène?" Je marque une légère pause. "Si tu cherches Azriel, il est parti plus tôt aujourd'hui, je crois qu'il avait quelque chose à faire ou je ne sais quoi." J'hausse les épaules avant de reprendre mon activité sur les tables les plus proches histoire d'être à la bonne distance pour continuer à lui causer. "Si tu veux consommer, demande ce que tu veux. Cadeau de la maison, j'mets ça sur ma note." lui dis-je en posant un regard tendre sur elle.

J’avais perdu l’habitude de venir au Hendrix, même si le bar où travaillait mon meilleur ami avait longtemps été mon QG. J’habitais assez près du centre ville et il n’était pas rare que je descendre prendre un verre, manger quelques tapas juste histoire de voir du monde ou pour décompresser. Mais ces derniers mois, le Hendrix s’était révélé être une sorte de terrain miné pour mon petit coeur amoureux et blessé. Lorsque j’avais compris mes sentiments pour Azriel, il était déjà en couple exclusif avec Sasha, une fille géniale, et je m’étais rendue compte que rester à proximité de mon ami me faisait souffrir, aussi avais-je choisi de prendre mes distances, et cela incluait donc d’éviter l’endroit où il travaillait : Le Hendrix. Depuis quelques temps, toutefois, Azriel et moi discutions à nouveau. Nous avions posé les choses à plat et nous étions rendu compte que l’éloignement nous affectait aussi beaucoup. Il nous faisait même du mal, à tous les deux. C’était ridicule tout ça. Oui je l’aimais, et oui c’était douloureux pour moi de prendre conscience que lui en aimait une autre, mais il n’en restait pas moins cet homme incroyable qui me connaissait par coeur et avec qui je n’avais jamais peur d’abaisser mes filtres. Petit à petit, je reprenais le court normal de ma vie, en y réinsufflant d’ancienne habitude, comme celle de venir passer du temps au Hendrix. Par ailleurs, Az n’était pas la seule personne que j’aimais venir saluer ici, il y avait Fede, bien sûr, et Konstantin, tous deux étaient devenus mes amis. Aujourd’hui, j’eus affaire au second, qui m’accueillit avec chaleur.
— Oh, je ne venais pas spécialement pour voir Azriel, répondis-je avec un grand sourire.
Même si cela m’aurait fait plaisir de le voir, je ne pouvais pas le nier, je passai le seuil de mon bar préféré surtout pour retrouver cette vieille habitude, ce lien social qui m’avait manqué.
— Woaw ! C’est mon jour de chance ou quoi ? Plaisantai-je lorsque le serveur se proposa de m’offrir ma consommation.
Faisant mine de réfléchir, je plaçai l’index sur mon menton, puis claquai ma langue une fois que j’eus pris ma décision.
— Je vais prendre une pression, s’il te plait, commandai-je. Une brune.

Un sourire presque amoureux s'étire sur mes lèvres. Elle insinuait aussi qu'elle appréciait l'endroit et qui sait, peut-être ma compagnie aussi? Du moins, c'est ce que je voulais croire et surtout comprendre. "Je suis dans les parages, ça ne peut être que ton jour de chance." Je la taquine avant de m'exécuter et d'aller lui servir une bonne bière, arrêtant toutes mes activités rien que pour ces beaux yeax. "Et voilà pour vous, mi lady." Je m'accoude contre le bar en essuyant les verres. "Ca fait longtemps qu'on ne t'a pas vu. Tu deviens quoi du coup?" J'ai juste l'impression de devoir réapprendre à la connaître, ça fait quelques mois maintenant et malheureusement, je crains pour prendre des nouvelles autrement qu'en face. "Ici rien de particulier, il y a des gens relous parfois mais bon, une simple routine en soi." Un faible sourire pour souligner mes propos, j'hausse les épaules. Je la regarde boire, rien de bien insistant, rien de bien dérangeant, du moins j'espère. Je me retourne pour ranger mes verres propres. "T'en penses quoi du coup de ce nouvel arrivage? Euh... Non attends, c'est pas le mot que je voulais dire. Comment vous dites? Je ne sais quoi en age là." Toujours un peu de mal encore avec certains mots qu'ils emploient. "Euh... Breuvage? Non attends." Je fronce les sourcils. Qu'est-ce que je raconte encore?

La bonne humeur de Konstantin me faisait du bien. C’était agréable d’avoir cet ami enjoué « dans les parages », comme il disait, il n’y avait rien de tel pour me changer doucement les idées. Je ne pus réprimer un rire face à sa touche d’humour.
— Je savais que tu pouvais être celui qui allait mettre des paillettes dans ma vie ! Plaisantai-je à mon tour.
Le russe me servit rapidement la bière pression que j’avais commandé. J’aimais la bière brune, ça n’était pas très commun, j’en avais conscience mais j’en aimais le gout si particulier, la rondeur en bouche, la mousse épaisse. J’en bus une première gorgée et tout de suite, la légèreté du moment que j’avais décider de m’accorder m’enveloppa. Konstantin me fit remarquer qu’il ne m’avait pas vu au Hendrix depuis un moment. En réalité, c’était la première fois depuis la soirée du nouvel an que je passais les portes de ce pub. Je n’étais pas vraiment fière de ma raison qui m’avait poussé à éviter le lieu pendant plusieurs moi, mais cela avait été un réflexe de protection avant tout.
— J’ai été pas mal occupé par la peinture, j’avoue. Je suis sur une nouvelle série qui me prend beaucoup de temps, et d’investissement psychologique aussi…
Ouais, on dira ça…
— Sinon, je suis toujours prof au lycée, là aussi, c’est assez prenant. D’où le besoin de décompresser, dis-je en riant et en désignant la bière du menton.
Konstantin me parla de son propre quotidien, ici, au Hendrix. Rien de particulier, disait-il, a part quelques clients relous. Je hochai la tête, puis un sourire se dessina sur mes lèvres lorsque le russe s’emmêla les pinceaux, manquant de vocabulaire.
— T’inquiète, j’ai compris, le rassurai. J’aime beaucoup, tu veux gouter ? Proposai-je en poussant ma choppe vers lui.

Un petit haussement de sourcils en guise de réponse, comme une simple évidence. "Faut bien que quelqu'un  remplisse ce rôle." Un petit sourire, je lui demande de me parler d'elle, de ce qu'elle devient et fait de sa vie. Des hochements de tête, attentif à chacune de ses paroles comme si je les avalais, je souris en coin en écoutant son récit. "Oh, tu as des photos que je vois un peu tout ça?" demandais-je dans un premier temps. "Et psychologique pour une série? Tu regardes quoi au juste?" Histoire d'avoir autre chose à mater. J'ai fini Rick et Morty, faut bien que je passe à autre chose non? "Tes élèves ne sont pas trop chiants? Comment ça se passe maintenant du coup? Vous avez des consignes spécifiques ou pas avec les événements récents?" Je m'intéresse, c'est bien normal. Je lui raconte simplement ma journée de mon côté, rien de bien fou en soi, une habitude qu'on vit au jour le jour. "Pourquoi pas ouais, j'y ai pas encore trempé les lèvres." J'attrape sa chope pour en boire une gorgée et la lui rends, grimaçant légèrement en secouant la tête. "Trop amer à mon goût mais ok." dit le gars qui peut s'enquiller le dissolvant de son pays. Un poil patriote il faut croire. "Du coup tu vas juste rentrée après en continuant ta série?"

En général, je me chargeait moi-même de mettre, comme le disait la citation, des paillettes d’en ma propre vie. J’entendais par là que je préférai ne compter que sur moi-même pour mon bonheur personnel. Cela ne signifiait pas, bien sûr que j’excluais toute personne extérieur de ma vie, je me considérais au contraire comme une personne plutôt ouverte et extravertie, cela dit, j’avais la trouille de devoir remettre ma joie dans les mains d’un autre. Le seul en qui j’avais confiance pour ça, c’est Azriel…mais pour l’heure ses mains à lui étaient occupé à façonner le bonheur de quelque d’autre, il me fallait l’accepter.
— Tu es bien gentleman, complimentai-je le russe avec un sourire.
Le sujet de conversation dévia sur mes peintures et quand je lui expliquai que ma série demandait une implication psychologique, il y eu confusion. Cela arrivait parfois quand deux personnes n’avaient pas la même langue natale, comme s’était le cas entre Konstantin et moi. Je ris de bon coeur.
— Non, ma série de peinture. Elles font partie d’un même ensemble si tu veux. En fait, je recueille des témoignages de gens de tous horizon, je leur demander de me parler de leur rapport au coeur, à leur corps précisément, et cela m’inspire des toiles.
Je laissai Kons boire à ma bière pour lui permettre de gouter. Il la trouva trop amère. C’était souvent le reproche qui était fait aux bières brunes, même si, pour moi, l’amertume n’était pas ce qui ressortait en premier.
— J’admets que ce n’est pas au goût de tout le monde. Pour ce qui est de la suite, je ne sais pas trop. Je n’ai rien de prévu en fait.

Un sourire s'étire sur mes lèvres face à son compliment mais j'enchaîne rapidement sur ses histoires, que j'ai apparemment mal compris vu qu'elle me reprend. Ce genre de séries-là. En effet, je n'y étais pas du tout. "Oh, j'adorerai voir ça et entendre les histoires de chacune d'entre-elles. C'est quoi qui revient souvent?" la questionnais-je. "Et tu les trouves où ces gens? Sur un site, tu les arrêtes dans la rue comme ça et tu leur demandes simplement?" Peut-être des questions stupides, s'il faut c'est plus compliqué ou encore bien plus facile que ça. Une petite pause pour boire un peu, je grimace, hoche la tête à sa remarque. Je sais bien que ce n'est pas au goût de tout le monde. En général on me demande une blonde ou une ambrée. Seuls les plus forts me demandent ce genre d’atrocités buccales. "Je finis dans quoi... 45 minutes. Si tu es encore là, on peut aller au ciné si ça te dit ou faire un truc encore plus bateau histoire de tuer notre temps à deux, non?" lui proposais-je simplement. "Après, si tu veux être tranquille, je comprendrai mais bon, si ça peut te faire du bien." ajoutais-je. "Ou peu importe le programme en soi, du moment que c'est une activité que tu aimes. Genre, je prends la pause et tu me dessines comme ces femmes françaises." Un meme cette réplique à ce jour. Je lui adresse un sourire bienveillant. Je ne cherche pas à me la faire, vraiment, rassurez-vous.

J’expliquai à Konstantin que la série dont je lui parlais ne passait ni à la télé, ni sur Netflix mais était en fait une série de peinture que je réalisai. Le thème : le corps, et le rapport que nous pouvions entretenir avec lui.
— On a tendance à relever ses défauts, davantage que ces qualités, mais ça ne t’étonne pas je pense.
Cette enveloppe charnelle à qui nous devions tout et que nous passions, souvent, notre temps, à déprécier, pour un bourrelé par-ci, un nez trop grand par là, ou de encore de trop petit sein. Mon but, avec cette série, était de montrer toutes sortes de corps et de faire valoir leur beauté et leur unicité.
— Ca dépend. Je les trouve un peu partout, parmi mon cercle d’amis, ou via des connaissances. J’ai notamment eu la chance de faire le portrait d’une jeune femme qui a perdu une jambe dans un accident grave et qui, aujourd’hui trouve sa rédemption dans la natation, grâce à des prothèses. J’ai été très émue par son témoignage. J’espère sincèrement que mon tableau lui rend justice. C’est ce qui est le plus difficile, je trouve.
J’aimais à penser que j’arrivais à capter l’âme des gens. Depuis toujours, j’adorais ça, essayer de lire dans les yeux de mes interlocuteurs, de comprendre ce qui n’était pas dit à voix haute, mais la retranscription, c’était une autre paire de manche. Konstantin terminait son service dans moins d’une heure et me proposa de trainer un cinéma ou autres. Il ajouta qu’il pouvait tout aussi bien poser pour moi « comme ces femmes françaises ». Je ne pus évidemment pas m’empêcher de sourire face à la référence à Titanic. Savait-il qu’il était l’un de mes films préférés ? Je fis mine de réfléchir, un doigt sur le menton et les yeux plissés, toujours fixés sur Konstantin avec malice.
— C’est une idée ça…si tu n’as pas peur de te mettre à nu, bien sûr…

Un hochement de tête. "Ca ne m'étonne pas non plus à vrai dire. Les plus belles oeuvres parlent d'amour impossible et ce genre de choses qui déchirent les coeurs au point d'oublier sa personne et son âme." Et si je devais par malheur faire sa série pour je ne sais quelle raison, je serais d'ailleurs l'un des premiers à cracher sur l'amour et la merde que c'est. "Et elle parlait d'amour aussi? En disant que ça l'avait peut-être sauvée durant cette épreuve ou ce genre de choses?" demandais-je à la jeune femme, complètement obnubilé par ce projet bien qu'il ne soit pas mien. Je crois que sur ce point, je l'envie énormément. Pourvoir être rattaché à quelque chose de ce genre qui prend tout notre temps et notre énergie, quelque chose de créatif, oui mais je n'ai aucun talent, n'appartenant à aucune forme d'art. Je relève ma trogne dans sa direction lorsqu'elle consent à approuver mon idée. Je disais ça comme ça en soi, si ça pouvait lui être utile. Je grince un peu des dents, me passant une main dans la nuque. "Euh... Je... Je suis assez pudique. Et tu seras obligé de me voir? Genre, je peux me mettre de dos peut-être non?" Je n'ai pas honte de mon corps, non, oubliez ça mais je n'ai pas tendance à le dévoiler au monde entier même si mon monde actuellement, ce serait elle. Ne voyez pas non plus un quelconque sentiment dans cette phrase. Je vous vois venir à des kilomètres à la ronde. Je prends une grande inspiration. "Mais on va dire que si ça peut te donner plus de contenu, pourquoi pas. C'est vraiment pour toi alors." Je fronce légèrement les sourcils, inquiet un peu de cette expérience. Faire du nu, qui l'aurait cru? "Du coup je vais vivre ce que les autres ont vécu? Il y en a qui se sont déjà mis à chialer? Ils voyaient ça comme une séance chez le psy ou un truc du genre?" l'harcelais-je avec mes questions.