Un mauvais début n'est-ce pas? [libre]

Saoirse était pressée, elle allait être en retard pour le repas du soir chez les Carteret. Ça avait beau être chez elle, depuis qu'Olivia l'avait gracieusement recueillie à son arrivée à Bowen, quand elle ne connaissait encore rien ni personne, elle s'y sentait tout de même toujours comme une invitée. C'était la moindre des politesses que de respecter l'heure des repas et la dynamique de la maison, même si elle y vivait depuis un moment maintenant et qu'elle était majeure et vaccinée. La rouquine rangea rapidement son violon dans son étui, prenant et dépliant sa canne de son autre main, et prenant la route en essayant de ne pas se précipiter non plus. Elle pouvait entendre au brouhaha ambiant et sentir à la vibration du sol que la place était assez animée ce soir et bien qu'elle puisse repérer facilement son chemin sans y voir quoi que ce soit, quand il y avait beaucoup de monde en mouvement, c'était tout de même plus compliqué. On n'était pas à l'abri d'accrocher quelqu'un par accident, son ouïe trop occupée à analyser l'emplacement de chaque corps dans l'espace disponible autour d'elle. Généralement toutefois, les gens voyaient bien qu'elle était aveugle, s'ils n'étaient pas penchés sur l'écran de leur téléphone ou distraits par autre chose, et cédaient le passage, ou s'arrangeaient au moins pour ne pas lui rentrer dedans. Il fallait croire que d'autres personnes étaient pressés comme elle, car en évitant de justesse un vélo qui la rasa de près, son mouvement l'emporta dans une collision avec un autre piéton. Au bruit que cela fit, Saoirse devina qu'il devait être chargé. « Oh, pardon ! » s'exclama-t-elle, un peu déboussolée. Avec le choc et la surprise, sa canne blanche lui avait échappé des mains et elle s'accroupit directement en tâtant le sol de ses paumes pour la retrouver. En même temps, elle put entendre la personne qu'elle avait bousculé s'emporter dans la seconde même, lui criant dessus une flopée de paroles menaçantes. La jeune femme fronça les sourcils, s'occupant d'abord du plus important, donc remettre la main sur sa canne, avant de se redresser avec aplomb en faisant face à la source de la voix mécontente. Complice pour vol, sérieusement ? Ces propos eurent pour effet de piquer la fierté de Saoirse, issue d'une communauté qui se faisait bien souvent traiter de la sorte : avec méfiance et allégations infondées. « Je suis désolée, c'était un accident. Rassurez-vous, je ne compte rien vous voler, je cherchais simplement ma canne qui malheureusement, même si elle me permet de me déplacer facilement, n'est pas un œil de rechange. » rétorqua-t-elle, sa chevelure de feu retombée sur ses épaules après s'être redressée d'un mouvement vif. Elle était polie, mais on pouvait sentir le mordant dans sa réponse. Oui, elle se sentait attaquée. La rouquine vivait bien sa condition d'aveugle, mais dans ces circonstances, elle avait du mal à être diplomatique avec quelqu'un qui lui parlait de la sorte.

@Flynn Morgan j'me suis permise

hj:

Si au départ elle était confuse, la réaction de l’autre personne la fit instantanément déculpabiliser. Certes, elle lui était rentré dedans, et elle considérait elle-même que son handicap ne constituait pas une raison pour l’exempter d’excuses. En revanche, se faire rabrouer de la sorte constituait une raison suffisante pour qu’elle perde toute envie de bonne foi. « Parce qu’il ne manque aucune de mes affaires ». Saoirse tiqua et haussa un sourcil, l’air de dire, "really, dude" ? Même alors que ses paroles s’approchaient vaguement de ce qui pouvait ressembler à une excuse, son attitude pointait clairement dans la direction inverse. Et quelque part, elle était convaincue que c’était parce qu’elle était non-voyante qu’il était descendu de ses grands chevaux. S’il avait eu face à lui une personne dotée de tous ses sens, sans doute aurait-il continué à l’accuser. Ce genre de différenciation faisait pointer une boule de rage au creux de ses poings, mais elle s’exhorta au calme, ça ne servait à rien de s’emporter. Et tout ça n’était que supposition, au fond. C’était peut-être elle qui le prenait de cette façon, plus touchée dans son ego car portant son statut d’aveugle, que quelqu’un qui ne se serait jamais senti perçu comme diminué et fragile. « Oui, c’est mieux ainsi. » répéta la jeune femme, mâchoire contractée et sourcils froncés. Inutile de relever quoi que ce soit dans cette phrase, elle n’allait pas monter au front pour si peu, même si elle était profondément agacée. Contre toute attente, les propos suivants de son interlocuteur détonnèrent par rapport à ses paroles précédentes. À nouveau, Saoirse haussa un sourcil dubitatif. Tiens, peut-être qu’il avait peur que ce soit elle qui le poursuive finalement, pour discrimination contre une handicapée, ou quelque chose du genre. Ça aurait difficilement tenu la route, mais qui sait. Enfin de toute manière, ce n’était pas le genre de la rouquine d’entreprendre ce genre d’actions et de faire chier les gens pour une broutille. Ça devait sûrement être plus le genre du type d’en face, voilà pourquoi il y avait sans doute pensé. « Non, j’ai tout ce qui m’appartient, merci pour votre obligeance. » rétorqua-t-elle, amère, insistant délibérément sur le ce qui m’appartient. « Vous êtes sûr que vous ne voulez pas me fouiller, au cas où je maîtriserais la télékinésie ? » Ça, c’était gamin, mais elle n’avait pas pu résister. Elle avait beau être redescendue aussi vite que l’homme face à elle, elle était toujours vexée, et percevait son geste comme de l’hypocrisie, ou quelque chose s’y rattachant. Rien d’altruiste, en tout cas.

À nouveau, l’Irlandaise se retrouva un peu désarçonnée par la réaction de son interlocuteur. Elle ne pouvait le voir, mais pouvait deviner ses traits sarcastiques, au ton qu’il employait. « Votre mère semblait avoir un tempérament particulier, elle aussi. Telle mère, tel fils ? » reprit la rousse sans trop savoir sur quel pied danser vu la tournure de cette conversation, mais bien décidée à ne pas laisser son aplomb s’échapper. Elle se sentit coupable dans la seconde, en percevant la voix animée de quelques écarts tremblotants de son interlocuteur. D’accord, cet échange allait trop loin et devenait trop étrange. Ils se connaissaient depuis littéralement trente secondes, passant de l’agression verbale à un sujet bien plus intime et visiblement douloureux. À son plus grand soulagement, l’homme reprit après s’être raclé la gorge, visiblement pressé de changer de sujet. Saoirse était désorientée par ce qui se passait, aussi, par réflexe serviable, elle s’accroupit elle aussi pour tâtonner à la recherche des affaires de l’étranger aux émotions difficiles à suivre. « Excusez-moi, je n’aurais pas dû dire ça. » souffla-t-elle tout de même, mal à l’aise, mais trop honnête et empathique pour ne rien dire. Elle trouva ce qui semblait être un carton, plutôt léger, qu’elle prit dans ses mains et se releva. « Je ne crois pas aux fantômes, désolée de vous décevoir. » reprit la rouquine avec un demi-sourire, essayant elle aussi de détendre cette atmosphère des plus bizarres. « Mais je crois en revanche que ceux qui ne font plus partie de ce monde sont quand même à nos côtés, toujours. » ajouta-t-elle avec un peu de douceur. Saoirse était croyante, et même si ses actes passés n’étaient pas vraiment en accord avec certaines des valeurs de l’Église, ça ne l’empêchait pas de garder ses convictions. « Je peux vous aider, avec ces cartons ? » Voilà que d’interlocutrice farouche prête à sortir les armes, elle était passée à une bonne âme prête à donner de son temps et de son écoute au besoin.

hj:

Si Saoirse tenta d'apporter un peu de douceur dans cette conversation au démarrage houleux, prise de culpabilité quand son interlocuteur mentionna sa mère décédée, elle sembla pourtant faire pire que bien. Sa réplique piquante et plus que déplacée, suivie de ses excuses, eurent pour toute réponse un silence, qu'elle n'osa déranger. Elle était sans doute allée trop loin, encore enflammée par cette agression qu'elle avait reçue de plein fouet. Mais c'était mesquin et franchement indélicat de bousculer l'homme sur un sujet aussi sensible. Elle put d'ailleurs entendre finalement de gros sanglots éclater face à elle, ajoutant à sa culpabilité, lui tordant l'estomac. La rouquine avait tendance à réagir vite et fort, tempérament flamboyant similaire à sa chevelure. Mais elle avait grossièrement manqué d'empathie sur le coup, et ses excuses étaient arrivées trop tard, le mal était fait. « Je suis sincèrement désolée... » répéta la jeune femme, la gorge nouée elle aussi, recevant cette douleur désespérée de plein fouet. Elle aurait voulu poser une main sur le bras de l'homme, faire un geste réconfortant, apaisant, mais sa cécité ne le lui permettait pas. Elle n'avait pas envie de risquer de lui crever un œil alors qu'elle voulait bien faire. Elle resta donc là, accroupie à ses côtés, à l'écoute de sa peine non formulée. Elle fut même surprise d'entendre le son d'une claque, qu'il avait dû s'assener à lui-même. « Ne dites pas ça. Vous avez tous les droits de craquer, et d'avoir des réactions brutales. Je suis désolée d'avoir été si impolie. » répondit Saoirse, alors que son interlocuteur préférait visiblement prendre la fuite. Sa première phrase l'avait frappée. Ce n'était dit qu'en passant, mais il semblait traîner lui aussi un boulet de culpabilité, bien plus grande que la sienne. Ça semblait le ronger de l'intérieur, derrière une façade irascible et cynique.