Je veux savoir [Wooshka]

Annushka était définitivement une sainte. De ne pas se laisser influencer par les histoires des autres, de ne pas s’en mêler au point de ne même pas les prendre en considération dans son appréciation de l’homme, ça dépassait tout ce que Woody imaginait humainement possible. Il savait que des gens bons, ça existait. Il savait que lui était un être méchant mais que tout le monde ne pensait pas comme lui. Par contre, ça l’impressionnait que la russe ne laisse pas son jugement être le moindrement teinté par ce qu’elle avait pu entendre à son sujet. « Ils te regardent dans la mesure où j’pourrais te faire autant de mal que ce que je leur ai fait, à eux. » Parce que si Woody était détesté, ce n’était pas pour des raisons futiles et anodines, c’était parce qu’il avait répandu la misère autour de lui. Il avait détruit la plupart de ses relations une à une. La brunette ajouta qu’elle savait fort bien qu’il n’avait pas que des qualités, mais qu’il était tout de même capable de gentillesse puisqu’il l’était, gentil, avec elle. « Mouais. Juste quand j’en ai envie. » Il esquissa un faible sourire. Il savait qu’il ne gagnerait pas cet argument-là avec Annushka et puis, il n’avait pas vraiment l’énergie cette nuit pour se rabaisser davantage. Il n’en voyait pas l’intérêt, surtout. Son attitude générale finirait par prouver le contraire à Ann. Il était juste trop tôt dans leur relation encore. Quand même, elle avait raison lorsqu’elle disait qu’avec elle, Woody était différent. Il n’aurait pas tenu ce discours niais à propos des étoiles filantes et de la lune avec n’importe qui. « Ça devient un peu trop sentimental pour moi, tout ça. » Lâcha-t-il en se relevant d’un coup, riant nerveusement. Annushka lui demanda une tisane avant d’aller dormir, et il remarqua son sourire quand il parla de camomille. Il ne releva pas. Ce n’était plus un secret que Rutkowski avait une alimentation des plus équilibrées, et les tisanes apaisaient son corps lorsqu’il avait besoin de détendre ses peurs avant la nuit. Le trentenaire marcha lentement jusqu’à la cuisine, où la brunette le rattrapa pour s’occuper de l’eau pendant que lui s’occupait de son petit nid douillet pour la nuit. « Ok. Les tasses sont là-dedans et les sachets rangés dans ce tiroir. » Dit-il en pointant ici et là, avant de s’éclipser vers l’escalier. Il redescendit avec des draps et deux oreillers, au cas où elle préfère cette épaisseur. Il installa le tout sur le canapé. La brunette s’y installa, et lui resta debout. « Un truc à faire ? Genre … dormir ? » Un mince sourire traversa son visage. Il remarqua d’ailleurs que la télévision fonctionnait toujours, sur les nouvelles du soir encore. Ils étaient éclairés par la lueur bleuâtre. Il attrapa la télécommande et éteignit l’appareil, puis se dirigea vers la lampe au coin de la pièce pour l’allumer à sa plus faible intensité. « T’es fatiguée ? » Demanda-t-il. Lui ne l’était pas vraiment. Mais il allait bien devoir se forcer un peu.

Elle esquissa un sourire haussant simplement les épaules à ces paroles. S'il y en avait qui "avaient peur" que Woody lui fassent autant de mal qu'à d'autres, c'est d'une part qu'ils ne connaissaient pas tellement Woody, et d'autre part, qu'ils savaient déjà qu'ils n'étaient pas assez proches pour qu'ils puissent l'aider à se relever. Ca n'en faisait pas des gens très utiles en sommes. Les personnes qui connaissaient vraiment Woody, ceux qui l'appréciaient, ils étaient rares, certes mais tout de même, ils ne lui avaient jamais dit de se méfier.

-Je ne pense pas que ça leur importerait beaucoup si tu me faisais du mal. Alors quelle importance ? Il y a peu de gens qui sont aussi proches que moi que toi tu l'es.

Elle était peut-être gentille, Annushka, mais elle n'avait pas tant d'amis que ça. En tout cas, pas tant de liens vraiment forts.

La brunette lui sourit à son tour, sincèrement. Elle n'avait rien à reprocher à Woody. Enfin, évidemment, il y avait eu des dérapages, mais, il n'avait jamais intentionnellement voulu lui faire du mal. Tout comme elle, lui aussi parfois souffrait, et ça lui faisait prendre les mauvaises décisions. Elle elle le pensait tout de même bon.

Annushka choisit de lui tirer la langue alors qu'il coupait court à leur métaphore. Elle le savait bien, que parler soleil, étoiles et lunes, ça ne ressemblait pas trop au physiothérapeute.

-C'est de la poésie, c'est tout.

Les infusions prêtes, la jeune femme s'installa dans le lit que lui avait confectionné Woody. Elle eut un petit rire à sa réflexion et haussa doucement les épaules.

-Je ne sais pas peut-être que tu avais d'autres plans !

Sa question la laissa un peu perplexe. En fait, elle hésitait. Elle était fatiguée, mais en même temps, si elle le lui disait il allait monter se coucher et la laisser. Ce serait inévitable, c'était certain, mais elle aurait aimé passer encore un peu de temps avec lui.

-Et bien... Disons que mes émotions ont été compliquées à gérer pour moi ce soir alors... Je crois que ça me met un peu dans un état second.

À la remarque d’Annushka, Woody fronça les sourcils. Était-elle en train de lui dire que ces mêmes gens qui l’avertissaient de la malveillance de Woody, ne lèveraient pas le petit doigt pour elle s’il en venait réellement à lui faire du mal ? L’ex-ballerine méritait d’avoir des proches qui se battraient pour elle, elle méritait d’avoir des amis qui la défendraient contre les connards. Visiblement, Annushka avait une poignée d’amis aussi minuscule que la sienne. Et pourtant, dans le cas de Woody, son manque de ressources était compréhensible. Il avait chassé tout le monde autour de lui ou presque. Dans le cas d’Annushka, c’était à ne rien comprendre. Elle était le genre de personne qu’il imaginait capable de s’entourer de nouvelles personnes à tous les jours. « Et pourquoi donc ? J’veux dire … Pourquoi t’as autant de mal à te rapprocher des autres ? Avec moi il me semble que ça s’est fait naturellement. Pourquoi c’est différent pour d’autres ? » S’autorisa-t-il à demander. Il était plutôt asocial, pas trop facile d’approche. Peut-être que le contexte d’abord professionnel de leur rencontre avait aidé. Woody avait moins de barrières, avec ses patients, probablement parce que généralement ça n’allait pas plus loin et il n’avait pas à avoir peur des attaches. Avec Annushka, ça avait évolué différemment, bien trop différemment, et les voilà qui parlaient d’étoiles filantes et de lune. « Mouais. J’imagine que j’ai pas à te dire que j’ai jamais eu trop de talent avec les alexandrins. » Au lycée, la session sur la poésie lui avait valu de bien mauvaises notes, entourées de rouge par des professeurs qui le prenaient pour le roi des imbéciles. Il faisait rimer des idioties, des vulgarités. Le jeune homme s’était assagi, depuis le temps. Il buvait même des tisanes à la camomille ! Il rapporta sa tasse chaude qu’Annushka avait préparée pendant qu’il dressait un semblant de lit sur son canapé. « Non, non, mes nuits mouvementées sont bien loin dans le passé. J’termine généralement mes soirées à regarder des documentaires ou les nouvelles … » Il secoua la tête en riant. « God, je ne sais pas quand je me suis réveillé et que je suis devenu aussi vieux. » Il soupira en s’installant au bout du canapé, là où les pieds d’Annushka seraient lorsqu’elle dormirait. « Si tu veux je rallume la télé et on regarde quelque chose jusqu’à ce que tu t’endormes … » C’est sans doute lui qui finirait par s’endormir le premier, dans une position plus qu’inconfortable.

Annushka haussa doucement les épaules aux mots de Woody, elle n'avait pas vraiment d'explications à fournir à dire vrai.

-Et bien... j'imagine que je ne suis pas très drôle...

Elle but une petite gorgée de son infusion en réfléchissant aux mots de son ami.

-A vrai dire j'ai beaucoup de... connaissances amicales. Mais j'ai assez peu d'amis à proprement parlé, tu vois ? Peut-être que je n'arrive pas si facilement que ça à vraiment me lier avec les gens. Peut-être que ça vient de moi. Après tout, j'ai eu beaucoup de phases... basses, en quelque sorte.

Son accident de voiture, sa rupture. Son humeur n'avait clairement pas été au beau fixe ces dernières années, et ça ne donnait probablement pas envie aux autres de se rapprocher d'elle. Elle pouvait aisément le comprendre. C'était sûrement pour cette même raison qu'elle ne trouvait pas l'amour. Ou bien sa recherche d'amour nuisait à ses amitiés ?

Elle esquissa un sourire à l'aveu de Woody. Elle secoua doucement la tête de droite à gauche.

-Non, ça ne m'étonne pas vraiment.

Alors que la jeune femme trempait ses lèvres dans sa camomille, elle éclata finalement de rire à la constatation de son hôte. Elle haussa doucement les épaules, un sourire amusé sur les lèvres.

-Tu sais, je crois qu'on peut dire que je n'ai jamais vraiment été "jeune".

Elle n'avait jamais été du genre à sortir faire la fête. Elle avait très tôt eut le droit à une hygiène de vie stricte pour être ballerine.
Elle pencha doucement la tête sur le côté à ses mots.

-Est-ce que tu es sûr que je m'endormirais la première ? Tu dis ça parce que je suis un petit bébé ?

Elle lui tira la langue, taquine.
Elle voulait lui dire de ne pas s'occuper d'elle et d'aller se coucher, et en même temps, elle n'avait pas envie qu'il l'abandonne.

Annushka avait beau avoir tout juste dit qu’elle n’était pas drôle, un mince sourire s’afficha sur son visage. Ce n’était pas qu’il se moquait d’elle, c’est qu’il se demandait si d’un coup, être drôle était un prérequis pour être une personne auprès de qui on a envie d’être. Si c’était le cas, alors il était complètement foutu. Woody n’avait rien de drôle, lui non plus. S’il avait autrefois pu avoir un certain sens de l’humour, aujourd’hui il n’avait plus du tout le cœur à rire. Ni des blagues des autres, ni des siennes – de toute façon inexistantes. Il sentait qu’Annushka réfléchissait encore alors il ne dit rien, buvant plutôt de sa tisane en même temps qu’elle. Remplir les silences avec des paroles insignifiantes, ce n’était pas son truc. La brunette continua. « C’est vrai que les gens ont tendance à s’effacer dès qu’on devient trop lourd pour eux. » Admit Woody. Il connaissait cela. Ayant traversé une dépression sévère dans les dernières années, il avait su reconnaître qui était vraiment là pour rester, dans sa vie. Et ce malgré toutes ses tentatives de les faire partir. « Si ça peut te réconforter, je ne trouve pas que tu emmènes du négatif dans ma vie, de mauvaises ondes ou whatever. Mais j’suis pas non plus la personne la plus enjouée, hein, alors j’imagine que je le vis comme ça parce qu’on est sur la même … fréquence ? » S’il pouvait le nommer ainsi. Leurs phases avaient beau se ressembler, se faire écho, cela ne les empêchait cependant pas d’être deux opposés. Annushka était une grande romantique, la preuve avec ses métaphores d’étoiles filantes et de lune. Lui ne comprenait rien à ça, n’avait rien envie de comprendre non plus. Annushka en était consciente. « T’es une vieille âme. » Avait répondu le trentenaire alors que la russe affirmait ne jamais avoir été jeune. Il ne le disait pas à la légère, Woody. Il le croyait. Ils décidèrent finalement du plan de match pour le reste de la nuit. « J’dis ça parce que t’as les paupières qui se ferment toutes seules … » Ou était-ce les siennes ? Il esquissa un sourire avant d’attraper la télécommande et de rallumer à une chaîne documentaire. Il s’installa sur le canapé, semi-couché, essayant de ne pas prendre trop de place non plus, dans le sens inverse d’Annushka. « C’est confortable ou … ? » Il rit.

Annushka acquiesça à ses mots d'un petit signe de tête. Trop lourd pour eux... Elle devait effectivement l'être, la Russe. C'était peut-être pour ça aussi qu'elle avait été envoyée à l'autre bout du monde, pour soulager un peu ses parents qui ne savaient plus quoi faire. Elle n'allait pas leur jeter la pierre. Après tout, à ce moment-là, elle-même ne savait que faire de son propre corps.

-Je ne peux pas vraiment leur en vouloir. Après tout, chacun à ses problèmes... Porter ceux des autres, c'est compliqué.

Même si, dans le monde idéal d'Annushka, si tout le monde s'entraidait pour supporter ses problèmes, alors au final, les problèmes de tout le monde seraient bien moins lourds à porter pour chacun.

Elle esquissa un sourire quand Woody tenta de la rassurer. Elle s'en serait voulu, de tirer un peu plus le physiothérapeute vers le bas, alors qu'il n'avait déjà pas une vie facile, et des émotions joyeuses.

-Tant mieux. Moi j'aimerais... pouvoir rendre les gens plus heureux.

Et surtout ceux auxquels elle tenait.
Annushka esquissa un petit sourire alors qu'il la traitait de "vieille âme" et fit la moue alors qu'il affirmait que ses paupières se fermaient seules. Malgré son âge, elle se comportait encore parfois comme une enfant.

-Ce n'est pas vrai ! Je... Je suis tout à fait éveillée !

Comme pour venir directement la contredire, elle se mit à bailler de façon incontrôlable et se recroquevilla un peu plus sur elle-même.
Elle rit légèrement alors qu'ils étaient chacun dans un coin du canapé. Elle hocha la tête et la posa sur l'oreiller qu'il lui avait descendu.

-C'est très bien comme ça.

Le documentaire en fond, la jeune femme ferma les yeux. Il était temps de dormir, pour passer autre chose, pour que demain, elle ne se souvienne plus de ses doutes.

Tandis qu’Annushka pensait que ses parents l’avaient envoyée à l’autre bout du monde pour se soulager, Woody se demandait encore aujourd’hui comment tous les Rutkowski pouvaient encore le supporter. Ils étaient là, coûte que coûte, prêts à l’aider à surmonter les embûches et ce, même quand il se montrait d’humeur exécrable avec eux. « Yeah. Mais parfois, j’imagine que t’as pas nécessairement besoin qu’ils portent tes problèmes. Juste qu’ils soient là. » Lança Woody, parlant dans la position d’Annushka et non pas dans la sienne, lui ne serait pas prêt à admettre qu’il avait besoin que des gens soient là pour lui. Mais s’il mettait le doigt dessus aussi facilement, c’est parce qu’à quelque part, il le pensait également. Entre eux deux, de toute façon, la question ne se posait pas. Comme il le disait, ils étaient sur la même fréquence, alors ni l’un ni l’autre ne se tirait vers le bas. Ils s’entendaient, tout simplement. « C’est une mission impossible que tu te donnes là. » Fit remarquer le trentenaire quand la russe affirma vouloir rendre les gens plus heureux. Personne n’avait ce pouvoir sur les autres. Chacun pour soi pouvait se le trouver, son bonheur, s’ils y mettaient du leur. Woody, lui, n’y mettait absolument pas du sien. Par conséquence, il se retrouvait seul dans une maison trop grande pour lui, avec un grand trou vide dans la poitrine et une bien maigre poignée d’amis. Heureusement que parmi ceux-là, il avait des perles comme Annushka, qui s’endormait tout autant que lui sur le canapé d’ailleurs. « Mais bien sûr … » Se moqua le physiothérapeute en la regardant bailler. Il s’installa à son tour, couché dans le sens opposé de l’ancienne ballerine. Les pieds de l’un vers le visage de l’autre. Et c’était très bien comme ça, c’est elle qui le disait. « Good. J’me serais pas bougé. » Il sourit pour lui-même, débuta le documentaire, et s’endormit en moins de deux minutes.