Le bonheur est le meilleur cosmétique ft Conchobáhr Rosenbach

Si j’avais su, à ce moment précis, que l’adolescente en question était Penny, cette fille que j’avais vue grandir depuis plusieurs années maintenant, je n’en serais tout simplement pas revenu. Je connaissais tout de Penny, de ses allergies à ses premières histoires d’amour, de ses jeux préférés à ses disputes entre copines. Je vivais avec elle, à temps plein, après tout. Elle était ma colocataire autant que Perry l’était. Theodore aurait peut-être complètement flipper de savoir que je connaissais aussi bien sa fille. Que j’étais en quelque sorte un oncle pour elle. Moi-même j’allais flipper quand je ferais le lien. Pour le moment cependant, mon ami d’enfance ne m’avait pas révélé l’identité de la famille adoptive, alors il était impossible pour moi de comprendre que bien plus encore nous liait. Et que j’avais réponse à beaucoup de ses questions.

On passa plutôt à mes enfants, nous éloignant donc de cette bombe à retardement bien posée entre nous deux. Je ris quand il parla de mon rythme de procréation. « J’ai de bons nageurs. » Répondis-je en riant. Ils nageaient surtout en n’en faisant qu’à leur tête. J’avais beau aimer Maxwell et Lara plus que tout au monde, ni l’un ni l’autre n’avait été planifié. « Non, c’est vrai, ça n’a rien à voir. Et ça ne se passera jamais comme ça s’est passé pour moi, ça je m’en fais une promesse. C’est une famille quand même pas mal éclatée aussi, cela dit … Max’ et Lara n’ont pas la même mère. Et la mère de Max’ habite à New York maintenant, du coup j’te parle pas du casse-tête de garde partagée … » Je soupirai. C’est moi qui m’étais le plus fait avoir là-dedans sachant que je n’avais Maxwell que lors des vacances scolaires. Je le voyais quand même à tous les jours en FaceTime. Ce n’était tout de même pas assez pour moi, et j’avais peur que ce ne soit pas suffisant pour Maxwell non plus. Je ne voulais pas être le père absent, le père à l’autre bout du monde, le père qui l’avait abandonné. C’était faux. On me l’avait pris.

J’aurais aimé pouvoir l’amener voir un spectacle de magie avec moi, d’ailleurs, mon fils. C’aurait été un moment privilégié. Mais Theodore semblait croire que ce n’était pas un endroit pour les enfants. Certes, le Cabaret Delirium était un endroit pour adultes, mais s’il était en ma compagnie, rien n’arriverait, à mon avis. Tant pis, j’irais avec un ami ou une amie. « J’ai du mal à t’imaginer dans un sarrau. C’est trop sérieux pour ta tête. » Je souris, moqueur. Je trouvais que la voie qu’il avait choisie lui correspondait bien, même si pour ça il avait fallu qu’il se pousse à l’autre bout du monde. « J’dirais pas que t’es personne, j’ai pu te suivre de loin, y’a un tas de vidéos de toi. Ça se limite pas à Vegas. » Dis-je. Je n’avais pas tout suivi religieusement, j’avais quand même de la rancune envers Theodore alors constater son succès me faisait mal, sachant qu’il ne s’était jamais demandé comment ça se passait, de mon côté. « Y’a pas d’âge pour se poser ce genre de questions. J’ai bossé des années dans la construction avant de changer totalement de cap à vingt-cinq ans. » Bon, vingt-cinq ans, c’était encore assez jeune et bon nombre de jeunes adultes étaient encore à l’université à cet âge. Mais pour moi, ça avait été un 180 degrés de passer du domaine de la construction à l’ouverture d’un organisme communautaire. « Anytime. » Dis-je à propos de la salle de gym.

J'acquiesçai aux propos de Theodore. Ouais, je faisais du mieux que je pouvais pour Maxwell, même si trop souvent c'était à distance. Au moins, je m'arrangeais pour qu'il sache que je pensais à lui à tous les jours, que même en étant loin j'étais proche dans mes pensées, dans mon coeur. Maxwell savait que son père voulait plus que tout être dans sa vie, que si on ne se voyait pas si souvent que ça, c'était en raison de circonstances particulières. C'était beaucoup demandé à un enfant de cinq ans, mais il était futé, mon fils. J'espérais juste que sa compréhension actuelle n'évoluerait pas en rejet au fil du temps. Adolescent, il pouvait s'en passer, des trucs, dans une tête. Theodore me proposa généreusement de faire quelques tours de magie à Max, à son prochain passage. Un grand sourire illumina mon visage. « Ce serait vraiment amazing. Il serait trop content. Un magicien rien que pour lui ... » Peut-être qu'il voudrait inviter Jonah. Sûrement, en fait. Ça ne me dérangerait pas trop qu'Alba vienne assister au spectacle elle aussi, tout compte fait. Ahem, je m'égare.

« Nan, ça marche pour certains, le coup de les lunettes, mais pour toi j'crois que c'est irrécupérable. » Je ris. Je devais admettre que malgré la rancune, ça faisait du bien de retrouver ma relation avec Theodore. Les petites vannes par-ci par-là, c'était toujours marrant, encore plus quand c'était avec un ami de longue date. On aurait sans doute besoin de temps pour nous réapprivoiser sans que le malaise nous guette au-dessus de nos têtes, mais ça viendrait. « Prends pas la grosse tête, j'ai pas non plus tout regardé ... J'savais juste plus ou moins où t'en étais. » Dis-je, pour ne pas le flatter dans le bon sens du poil alors qu'il ne méritait pas ça. Il ne méritait pas mon attention, à ce moment-là, et je regrettais déjà de lui avoir fait part de mon intérêt pour sa carrière. Lui, il n'en avait rien eu à foutre, de ma vie. Theodore sembla lire dans mes pensées, ou alors il réalisa de lui-même qu'il ne connaissait effectivement rien de mon parcours d'adulte. J'haussai les épaules. « J'ai toujours plutôt mal choisi mes relations. » Amicales comme amoureuses, en passant. Je souris, cependant, pour ne pas que Theodore pense que j'étais à 100% sérieux. « On a passé du bon temps, Theo, à l'époque. Je regrette pas l'amitié qu'on a eue. » Je regrettais juste qu'elle ait été si facilement balayée sous le tapis.

« Et moi, tu crois qu'à l'époque du demi-marathon au lycée, le sport avait l'air de m'aimer ? » Je finissais toujours dans les derniers, à la marche, la tête rouge comme une tomate. Je détestais ça, si bien que souvent, les jours de course, je m'arrangeais pour être absent. Ma mère autorisait toutes mes journées de "petit malade" de toute façon ... elle n'en avait pas grand chose à faire que je rate les cours. Je souris quand Theodore parla de Thomas. « Je n'ai pas trop gardé contact avec tes frères, pour tout te dire. Je les croise de temps en temps aux événements de la ville mais sans plus. » C'était avec Theo que j'avais une amitié, pas avec ses frères, alors sans Theo ... il n'y avait pas vraiment eu d'occasion de les revoir.

Mon appétit à moi n'avait pas trop changé non plus, c'est-à-dire que j'étais capable de manger trois portions plutôt qu'une. J'avais changé mon alimentation, certes, optant pour des choix plus santé. Mais une glace de temps en temps ... il n'y avait pas de mal. Theodore se faisait rapporter la sienne, fondue, alors que mon contenant à moi était vide. Une fois la table débarrassée, je relevai les yeux vers Theodore. « Bon, on ne s'est quand même pas donné rendez-vous ici pour ne pas jouer quelques parties, pas vrai ? » Demandais-je, les mains posées sur mes cuisses.

Theodore avait visé juste, me faire parler de mes enfants était la parfaite méthode pour me faire oublier mes tracas et le reste du monde. Si j’avais su que c’était encore stratégique, j’aurais été blessé. J’aurais préféré qu’il s’intéresse réellement à ma petite vie de famille. Pour le moment je n’y voyais que du feu, j’entrais dans son jeu d’échecs comme un pauvre pion prêt à tomber face au roi. « Et après j’vais devoir le regarder se pratiquer pendant des heures et montrer ce tour à chaque personne qu’il croise ? » Je soupirai de manière exagérée. « Boooon, d’accord. Juste parce que je sais que ça le rendra fou de joie. » Je souris. Je feignais l’exaspération mais en réalité, je serais tellement fier de Maxwell. Et ravi de le voir passer un peu de temps avec Theodore, une personne qui avait eu une importance toute particulière dans ma vie, à une époque.

Face à l’engagement pris de Theodore à propos des lunettes, je secouai la tête en riant. « Berce-toi d’illusions si tu veux. J’ai bien hâte de voir ça. » Nous en étions déjà à prévoir d’autres rencontres ensemble, un petit verre par-ci, un petit café par-là. Je n’étais pas certain d’en être à cette étape de pouvoir revoir Theodore de manière casual, comme deux amis qui ne se sont jamais vraiment quittés. J’avais encore une petite boule dans le ventre quand j’y songeais. Sans doute la rancune qui me rappelait le sentiment d’abandon que j’avais ressenti quand mon ami était parti. J’allais faire des efforts, cependant. Ça ne servait à rien de vivre dans le passé. J’avais moi aussi fait des trucs dont j’étais peu fier, dans les dernières années, et s’il fallait que tout le monde m’en tienne rigueur, je ne serais pas sorti de l’auberge. Je me devais d’avoir la même bienveillance envers Theo, même si le cœur n’y était pas pour le moment. Ça viendrait, sans doute. « T’avais pas besoin d’être à deux endroits en même temps, Theo. T’avais juste à pas complètement oublier d’où tu venais. » Un coup de fil, un FaceTime de temps en temps, un texto, j’sais pas. N’importe quoi sauf le silence radio. « J’aurais aimé ne me souvenir que de ça moi aussi. Ça aurait été pas mal plus facile. » Avouais-je d’un sourire triste.

Je ris de bon cœur, cependant, quand on parla des cours de lutte. Option plutôt surprenante pour des adolescents. Mais j’avais adoré ces leçons-là. Pas mal les seules pour lesquelles j’avais un avantage. « Il fallait bien que je trouve un peu de confiance en moi à quelque part. » Je souris, avant de me reculer légèrement sur ma chaise pour laisser l’employé de la place débarrasser notre table. Je le remerciai avant de reporter mon attention sur ma conversation avec Theodore, et ma proposition de jouer aux arcades. « T’auras même pas l’occasion d’essayer de me laisser gagner. J’vais t’anéantir, bro. » On retrouvait bien vite la camaraderie, dans la compétition. Je levai les yeux au ciel quand il me laissa le choix du jeu auquel j’allais perdre. Mais oui. Pour le faire chier, je faillis choisir Dance Dance Revolution mais quand même, je n’allais pas pousser le bouchon – même si, comme vengeance, c’aurait été drôle. Je sélectionnai Final Fight, jeu de 1989 auquel on avait pas mal joué, gamins. « La magie t’sauvera pas ici. » Dis-je en insérant des jetons dans la machine.

J’avais effectivement eu à supporter Theodore, à l’époque, quand il pratiquait ses tours de magie devant moi. C’est dommage, j’avais à peu près tout oublié des trucs. À force de le voir essayer, se tromper, réessayer, réussir au bout d’un moment, j’avais moi-même appris quelques derrières de la magie. « Ouais, ben, c’est ça, j’ai assez donné je trouve ! » Répliquais-je, amusé. En vérité, si Maxwell développait l’envie d’être magicien, par une impossible coïncidence, j’allais évidemment le soutenir dans ce choix, dans ce projet, dans cette passion naissante. Et puis, je pourrais toujours l’envoyer vers Theodore quand je serais au bout de ma vie face à ses tours.

La conversation redevint un peu plus émotive quand je fis comprendre à Theodore que jamais je ne lui aurais demandé de rester à Bowen ou de revenir le plus souvent possible, alors qu’il était à l’autre bout du monde. Il avait fait ses choix et au fond de moi, j’étais fier lui, content qu’il ait créé son propre chemin. Mais je lui rappelai cependant qu’il aurait pu se souvenir d’où il venait. Ça, ça je me permettais de le lui demander, mais il était trop tard. Des années trop tard. Theodore ne répondit pas à mon affirmation, encore une fois il se défilait ou je-ne-sais-quoi. J’étais loin de me douter que s’il choisissait de se taire, c’était pour ne pas entretenir le conflit en n’étant pas d’accord. J’étais tellement ancré dans mon ressenti négatif, mes perceptions bien à moi, que j’oubliais de tenter de me mettre dans ses souliers.

Après que la table eut été débarrassée, on décida d’aller jouer un peu aux arcades, en souvenir du bon vieux temps. Final Fight était le choix le plus évident, qui nous mettait sur un pied d’égalité après toutes ces années. Je n’avais pas retouché à ce jeu depuis qu’on était gamins, et j’osais imaginer que lui non plus. Malheureusement, je perdis la partie endiablée. « Non mais quoiiiiiiiiiiii. » Je boudai un moment, mauvais perdant, pourquoi habitué à perdre dans pas mal toutes les sphères de ma vie. Je ris quand même en voyant nos deux noms dans le tableau des scores, même si celui de mon ami d’enfance était au-dessus du mien. « Ça leur apprendra à essayer de battre les vrais de vrais gens de 1990. » Ces petits jeunes-là étaient nés entre les années 2000 et 2015, genre, c’était flippant quand même. Je prenais un coup de vieux à chaque fois que j’y songeais. Il fallait bien que j’arrête de me mentir : j’étais papa de deux enfants. Theodore jeta un coup d’œil à l’heure et annonça qu’il en resterait sur cette victoire. Je fis la moue, avec un sourire quand même. « T’as juste peur que j’te détrône après cette partie d’échauffement. » Je ris légèrement. « Mais je devrais rentrer aussi. J’dois aller chercher Lara chez sa mère. » On se salua, sans trop en faire à propos de ces retrouvailles, sans trop se promettre quoi que ce soit pour la suite. Un au revoir comme un autre, pas de ceux qu’on avait pu se dire auparavant, quand c’était plutôt à demain qui était de mise à tous les jours. On était bien loin de ça. Mais rien que de l’avoir revu, fallait que je l’admette … ça faisait du bien.

HS – ouais ouais, t’as triché

FIN