leger ' Soraya & Alister

Nous étions mi mai.

Alister commençait à trouver ses marques à Bowen. Faut d'avoir trouvé un club où échanger quelques mots d'esprits à l'ombre feutré de boiseries plusieurs fois centenaires, dans les effluves de cuir patiné, de tabac brun, de brandy et d'eau de toilette de chez Floris, il avait quand même trouvé un endroit pour le tea time.
Certes la clientèle était nettement plus... rustique et éclectique, locale en un mot, et le mobilier un peu ordinaire. Mais, bien que sensible à ce genre de détail, Alister ne refusait pas de s'ouvrir aux charmes potentiels des lieux, leur reconnaissant une rassurante propreté, un choix de qualité concernant les produits servis, qu'ils s'agissent des thés ou des pâtisseries, et surtout une atmosphère calme, propice au repos de l'esprit ou à la lecture dominicale du Times.

La blonde serveuse, aussi lumineuse que le soleil qui inondait la salle par les grandes baies vitrées, lui semblait familière.
Certes, il avait depuis une semaine pris ses habitudes en ces lieux, et sans doute n'était-ce pas la première fois qu'elle lui apportait son Lapsang Souchong de 5 heure.
Mais il lui semblait l'avoir déjà croisée à une autre occasion.
S'il avait eu l'esprit à badiner, peut être qu'il aurait saisi ce prétexte pour l'aborder, mais en ces lieux et à cette heure de la journée, c'était une respiration qu'il s'octroyait.
Une pause compromise par le souvenir de cette fille aux contours flous, donc intrigants, donc facteur d'agitation corticale... et conséquemment à clarifier au plus vite pour enfin savourer simplement le thé.
Au lieu de se borner à lui sourire mécaniquement et à la remercier avec une courtoisie quasi innée comme il l'avait probablement fait les autres jours de la semaine, il lui prêta d'avantage d'attention, cherchant à relier sa vison à sa mémoire.
Et le lien se fit lorsqu'elle replaça sa longue chevelure d'un petit coup de tête un peu sec, pour avoir le plaisir de la faire voler un peu dans la lumière dorée du jour, persuadée surement que sa fière crinière le valait bien!
C'était lors de ce concert donné à l'extrémité opposée de la plage au bord de laquelle se trouvait sa maison qu'il l'avait déjà vue.
Maudite guitariste qui avait gâché son plaisir à se laisser bercer l'oreille par le ressac apaisant.
Sa quiétude étant perdue, il s'était montré curieux de voir à quoi ressemblait la bruyante fête.
Les rires insolents de la jeunesse, des cris, une odeur de bière et de sueur mêlées et un nuage d'esprit de cannabis aromatisaient l'air marin.
C'était somme toute bien ordinaire, à l'image de la musique qu'il entendait, et il s'était senti amèrement vieux, lorsque ce sentiment désabusé l'avait percuté au milieu des ces gens en liesse.
Il regrettait l'innocence qui avait été sienne à l'âge ou ce genre d'évènements était encore assez nouveaux pour piquer sa curiosité

Consciente de son regard, sans doute, La jeune fille s'était retournée. Que pouvait-il faire d'autre que lui sourire, probablement un peu niaisement?
Sans doute crut elle voir dans cette mimique de circonstance une invitation à faire demi tour, car elle revint, le visage lumineux de bonne humeur qui semblait autrement honnête que celle du vieux cabotin. Elle semblait même si honnête qu'il eu honte de ne pas se laisser gagner par la liesse simple et quasi juvénile qui irradiait de son sourire. Et s'il était un brin tatillon sur l'esthétique et les convenance, il était encore d'avantage ombrageux quant à l'estime qu'il se portait, aussi ne pouvait-il se cantonner dans une attitude qu'il jugeait si peu digne de la noblesse qu'il estimait devoir être sienne.

Et voila ou le conduisait trop souvent cette nécessité incontrôlable d'être en connexion quasi permanant avec le monde. Et l'irrépressible besoins d'analyser et corréler ne faisait qu'aggraver les choses, induisant une recherche accrue d'information...
Cercle vicieux qui virait parfois au vertige. Une ivresse souvent jouissive, Alistair ne pouvait qu'en convenir, ce qui ne l'empêchait pas d'être aussi fatigante. Et justement, les routines héritées des traditions familiales lui servaient de temps mort...des gestes convenus, des scènes rejouées maintes fois, qui venaient créer autour de lui comme une toile relationnelle préfabriquée, contraignant dans ses mailles les interactions avec le monde, laissant quelques minutes de réparateur répit à son mental.
Damnée réminiscence qui s'étaient imposées, perturbant le processus routinier, et induisant un retour à l'interpénétration entre le monde et lui.
Tout ça pour aboutir , dans une ultime tentative à un retour à l'isolement par l'acte reflexe, à une réponse standardisée
- Certes...Je prendrais volontiers ... une tartelette aux poires!

C'était illusoire, et il le savait
le jeune couple, l'odeur de confiserie, la rumeur de la circulation qui filtrait à travers les vitres mal jointes. cette femme avec sa large bouche aux lèvres un peu rugueuses dont le gloss gras retenait des miettes de sables brunes sur sa surface luisante et rose... Une cuillère qui heurte le carrelage dans l'arriéré salle. le claquement des chaussures de la serveuse sur le sol... Une fissure sur le pilier qui lui faisait face...
La vie, opiniâtre et impérieuse puissance, s'imposait à lui par tous les sens, y compris ses papilles qui frémissaient sous les tanins brulants aux saveurs de fumées.
Un sentiment de lassitude mêlée de résignation face à l'adversité le gagnait tandis qu'il massait l'arrête nazale pour symboliquement tenter de s'opposer à la ré investiture de son espace intérieur.
La raison lui dictait la seule conduite possible. Lorsqu'on perd un combat, que reste-t-il pour sauver l'honneur si ce n'est le fair play?
Alors, , concentrant sa perception sur sa langue et son palais, il chercha les notes d'agrumes un peu amères, presque zestées parmi les aromes tourbés, originales, amusantes, qui lui avaient faites élire domicile ici pour son rituel five o clock.
Tout à sa dégustation, refugié dans un univers qui retrouvait progressivement une certaine simplicité, il ne prit garde à l'insidieuse glissade qu'entamaient ses lunettes le long de son nez.
Le craquement qui rompit la régularité du martellement des semelles de la serveuse à nouveau en approche de sa table lui imposa cette part de réalité.
Il baissa les yeux par pur reflex, pour définitivement confirmer qu'elle venait bien d'écraser la monture aux verres bleutés.
Alors, son regard suivit le guide de ses fines jambes. Puis il se perdit un instant dans les fronces de son tablier avant de croiser la bifurcation d'un bras, se prolongeant en un fin poignet, terminé d'une main gracile soutenant une assiette bien blanche contenant une petite tarte bien dorée.
Jubilant de pouvoir faire montre d'un flegme dont il était des plus fier, il dit simplement

-merci... c'est parfait!

Alister était perplexe...et aveuglé. La clarté brutale, que ses verres ne tamisaient plus lui brulait la rétine. A ce feu s'ajoutaient une désagréable distorsion, créant des zones de flou un tantinet agaçante dans son champs de vision rapprochée. La presbytie vicissitude inéluctable de l'âge, qu'il maquillait à l'aide de montures fantaisie, qui de surcroit dissimulaient les pattes d'oies naissantes aux commissures de ses paupières. S'agacer de la situation n'aurait en rien résolu son problème,...taut au mieux y aurait-il gagné de se gâter l'humeur, ce qui n'aurait fait qu'aggraver la sévérité de ses traits, le renvoyant à coup sur encore plus à sa cinquantaine. Il ressentait un décalage certain, qui lui semblait aller croissant, entre ses enthousiasme parfois infantiles et son corps, qui par de subreptices raideurs, se sclérosait avec une lente et morne régularité au fil des ans.
Il était perplexe, disons-nous...
Parce que la serveuse qui avait, certes fortuitement, écrasé ses lunettes ne semblait s'être aperçu de rien.
Etait-elle d'une distraction suffisante pour n'avoir rien remarqué?
L'hypothèse conjuguée à l'imagination conduisit à l'imaginer prises un joyeux tourbillon de maladresses burlesques, l'invitant à observer la jeune femme retournée à ses occupations , derrière le comptoir réfrigéré garni de patisseries colorées, espérant ainsi être le témoin de quelque épisode coquasse.
Mais il apparut que la supposition était infondée. En effet, jonglant entre la vérification de sa caisse, le dressage presque artistiques de montages pâtissiers aux équilibres précaires et leur acheminement à bon port jusqu'aux tables des clients ressemblait d'avantage à un ballet soigneuse ment chorégraphié qu'à une pantomime grotesque.
Mais, si le spectacle d'une jeune et jolie femme évoluant gracieusement dans la lumière chaude de l'été était certes agréable, il lui semblait tout de même un peu trop banal pour longtemps à lui seul l'amuser.
D'autant que la question de la raison de l'indifférence à l'incident restait sans réponse.
Son attitude avenante, presque prévenante avec certains dégustateurs, rendait improbable qu'elle eut agit ainsi par indifférence , voir même mépris envers les consommateurs oisifs.
il en vint à la logique conclusion qu'il s'agissait chez elle d'un sens de la retenue, rare chez le personnel de service, qui se croit trop souvent obligé de se montrer servile avec obséquiosité, croyant ainsi accroitre le sentiment de prestige de ceux qu'ils servent, et par là même gonflant leur propre importance.
En fait, Alistair voyait d'avantage dans ce genre de comportement la grossière enflure d'un jabot de dindon turgescent , n'impressionnant au fond que la basse cour.
Balayer par l'indifférence les contretemps, pour en minimiser autant que faire ce peut l'importance, et donc en atténuer la portée, c'était une stratégie tellement plus élégante.
Une marque de délicatesse, qui fit songer à Aliter que c'était tout à fait le genre de personne qui conviendrait pour régler ses soucis d'intendance...

Profitant de ce qui semblait un temps plus calme dans l'activité de la jeune fille, prenant soin de bien repérer les obstacles sur son chemin, tant qu'il pouvait observer le parcours avec une distance suffisante pour ne pas être victime de son handicap visuel Alistair résolu de gagner le comptoir.
La jeune fille déplaçait, sans nécessité apparente, autre, que de donner au clients le sentiment qu'elle n'était pas payée à ne rien faire, de la vaisselle sur une desserte

- Excusez-moi... Auriez vous quelques instant à m'accorder

Elle interrompit poliment sa tache pour tourner son visage vers celui d'Alistair

- Voila... c'est délicat! J'aurais une proposition, disons, particulière à vous faire...

Passant sur l'incident des lunettes brisées, il accepta l'invitation à s'asseoir de la jeune fille, et voyant que ses propos sibyllins piquaient au vif sa curiosité, il poursuivi le jeu.

- Hé bien, c'est un peu embarrassant à évoquer ici, voyez-vous...

Certes, la plaisanterie amusait Alistair, mais il ne voulais pas non plus que celle ci soit au dépends de la jeune fille. Certes, il n'avait jamais du travailler pour vivre, mais il n'était pas candide au point d'ignorer que pour une majorité de l'humanité, le travail était chose sérieuse

- Hé bien, c'est une proposition qui peut vous rapporter pas mal d'argent en tout cas, mais exigeant de la disponibilité, de l'attention, et un peu de don de soi...
Toujours partante pour en parler?

Même si débaucher du personnel directement sur son lieu de travail était un peu cavalier, qu'avit-il au fond à risquer, si ce n'était un refus?

- Alors, allons droit au but:
Je recrute une aide à domicile!

Manifestement, Alistair faisait fausse route, ce qui n'était guère surprenant au fond. Il savait fort bien que l'argent n'achetait pas tout, même si il pouvait bien souvent permettre d'obtenir un confort appréciable. Il avait bien remarqué que la jeune fille semblait épanouie dans son emploi présent. C'était même en grande partie à cause de cette impression de bien être qui émanait d'elle qu'il avait eu l'envie de lui proposer cette embauche... Enfin, c'était surtout parce qu'il sentait poindre la lassitude d'avoir à se préoccuper de détails qui pourtant lui empoisonnaient la vie lorsqu'il les négligeait.
Il ne lui restait plus qu'à se montre beau joueur, et à filer chez l'opticien!

- En ce cas, mademoiselle, pardon de vous avoir fait perdre votre temps...Si vous savez vous contenter de ce que vous avez, inutile de songer vous convaincre que vous pouvez avoir mieux...

Il n'avait pu s'empêcher finalement de tenter malgré tout de remporter son adhésion.
Le gout du défi, surement, mais surtout, cette vanité qui lui faisait refuser parfois hors de toute raison la résignation.

Alistair était vexé. Il n'aimait pas mal anticiper les choses, faire fausse route. Ey contrarié de se blesser aussi facilement l'orgueil. Son intelligence lui faisait sentir tout le ridicule de sa vanité. Vanité qui lui permettait de si bien dissimuler ses sentiments, y compris les plus vils!
Et quoi de mieux , au final, pour panser un égo meurtri, que se rassurer sur ll'image que l'on pouvait donner? Se croire séduisant, le faire avec une conviction suffisante pour y parvenir. Le faire même si plus le temps lui faisait cortège plus le succès était incertain...Et justement, la difficulté rendait le pari d'autant plus amusant, d'autant plus digne de son orgueil

En revenant sur cette stupide maladresse, elle offrait une accroche

- He bien, puisque vous tenez à vous acquitter d'une dette que vous n'avez pas... Accompagnez moi tout à l'heure chercher ma nouvelle monture..