and know that the door will always be open wide (iris)

Samedi matin. L’avant-veille, Woody avait appris la nouvelle la plus surprenante qui soit. Le genre de surprise à laquelle on ne s’attend pas. Ce n’était pas comme une fête surprise le jour même de son anniversaire. Ce n’était pas un cadeau de Noël qu’on a demandé à demi-mot. En trouvant Charlie, en pleurs sur le plancher de la salle de bain, Woody s’était attendu à une chute, une mauvaise nouvelle dans sa famille, un incendie chez Imogen, plein de scénarios du genre lui avaient rapidement passé par la tête. En réalité, Charlie était enceinte. Le surlendemain de cette révélation, Woody ne savait pas encore tout à fait comment il se sentait. Sans doute Charlie était-elle dans le même état d’esprit. Mais il ne pouvait s’empêcher de parfois laisser son cœur s’emballer à l’idée d’être père. Il avait tellement longtemps souhaité fonder une famille, dans l’espoir que ça arrive avant que ses symptômes ne deviennent trop lourds à porter. Il voulait profiter du jeune âge de ses enfants, pouvoir être un père fort sur lequel ils pouvaient se reposer. Le temps lui avait filé entre les doigts et la fausse couche de Freja avait à l’époque été signe que c’était fini pour lui, ce doux rêve de famille. L’annonce de la grossesse de Charlie était un brin d’espoir. Il avait envie d’y croire. Il avait envie de laisser cette lumière-là pénétrer sa vie. Parce qu’au fond, la pâtissière était arrivée au meilleur moment de sa vie, comme une fleur qui pousse à travers les craques du ciment.

Perdu dans ses pensées, Woody était en train de faire cramer les gaufres dans le gaufrier. C’était samedi matin, c’était l’heure du brunch avec Olympe et Iris, petite tradition qu’ils avaient instaurée depuis que les deux invitées étaient débarquées chez Woody au mois de mai. C’est la petite, du haut de ses neuf ans, qui alarma l’adulte en accourant dans la cuisine pour souligner l’odeur de brûlé. « Oh fuck. » Rouspéta Woody en ouvrant le gaufrier dans un nuage de fumée. « T’as rien entendu de ce que je viens de dire, Oly. » Il esquissa un sourire amusé en tournant le dos, s’occupant de rescaper ce qu’il restait de la gaufre – c’est-à-dire pas grand-chose. Il déposa les morceaux brûlés dans une assiette qu’il tendit à la gamine. « Voilà, ton petit-déjeuner. » Elle râla, comme attendu, sous les rires du trentenaire.

Une odeur de cramé et le rire de ma fille me firent sourire tout d’un coup. Olympe était aux anges depuis que nous vivons - squatons - chez Woody, elle adorait son parrain qui le lui rendait bien. Elle était sortie en trombe de la chambre, moins d’un quart d’heure plus tôt, se rappelant que mon cousin avait promis de lui faire des gaufres ce matin. Toujours au lit, moi, j’étirai un bras pour attraper mon iphone, posé par terre, à défaut d’avoir une table de chevet. Je scrollai instagram, répondis aux messages de mon assistante à New-York et checkai rapidement mes mails.
— Mamaaaaaan ! appela ma fille depuis la cuisine.
— J’arrive, j’arrive !
Je lâchai mes affaires new-yorkaise, m’étira rapidement, puis sorti de la chambre, les cheveux en pagaille, les yeux collés du maquillage que j’avais oublié d’enlevé et la tension à deux et demi. J’avançai jusqu’à ma fille et déposai un baiser sur le sommet de son crâne.
— Tonton a tout fait cramer, dénonça Olympe en croisant les bras.
— Arrête de râler, on dirait ta mère, répliquai-je en riant.
Olympe leva les yeux au ciel.
— Bah c’est sûr, on sait pas si ça vient de mon père…
Je m’arrêtai net, levai les yeux vers mon cousin, puis fronçai les sourcils.
— Olympe ! la réprimandai-je avec fermeté.
— Pardoooon, soupira ma fille en saisissant une nouvelle gaufre - non cramée cette fois - que lui tendit Woody. Ma fille avala son petit déjeuner plus rapidement que nous. Et quand je terminai de nous faire couler du café, elle demanda si elle pouvait aller jouer. Je l’y autorisai et me retrouvai seule avec Woody.
— C’est moi où elle met souvent le sujet sur le tapis, ces temps-ci ?
Olympe, plus jeune, s’était contenté de mes réponses floues concernant son géniteur mais cela devenait de plus en plus difficile pour elle d’admettre que son père était pour moi un parfait inconnu et qu’elle ne le rencontrait par conséquent jamais.

C’était beau, la solidarité, dans cette famille. On aurait cru entendre Avery qui appelait leur mère quand Woody et Sean préparaient un mauvais coup. À la place, c’était Olympe qui hurlait à sa mère pour qu’elle descende contempler l’ampleur des dégâts. Dès qu’Iris débarqua dans la cuisine, Olympe dénonça effectivement celui qu’elle appelait son tonton, son oncle, en l’accusant d’avoir tout fait cramer. Woody leva les yeux au ciel en soupirant, un sourire scotché aux lèvres malgré tout, et jeta un coup d’œil à Iris en haussant les épaules. « C’est l’ancien gaufrier de ma mère, tu te souviens comment tu peux pas tourner le dos deux secondes sans que ça crame. » Se défendit-il alors que clairement, c’était parce qu’il avait été happé par des pensées préoccupantes. Iris gronda gentiment sa fille en mentionnant qu’elle râlait comme sa mère, et Woody rit de bon cœur à cette réplique, avant que ce rire ne se perde dans un bref silence de malaise alors qu’Olympe répondait que ça ne pouvait être autrement, puisqu’elle ne pouvait savoir si ça venait de son père. Woody leva un regard mi-inquiet, mi-désolé vers Iris avant de sortir la gaufre sur laquelle il avait gardé un œil cette fois-ci. Pour dévier le sujet, Woody la lui déposa sur une nouvelle assiette. « Allez, celle-là elle est pas cramée, tu peux mettre ce que tu veux dessus j’ai tout mis sur le comptoir. » Olympe grimpa sur le haut tabouret de cuisine et éparpilla des fruits et versa du sirop sur sa gaufre, avant de l’engouffrer en quelques bouchées. Quand elle quitta pour jouer, Woody saisit la tasse de café que venait de lui faire couler sa cousine, et il s’adossa au comptoir en trempant ses lèvres dans le liquide noir. « C’est probablement normal à son âge, ça doit beaucoup parler des parents à l’école, et elle sent peut-être que sa situation est un peu différente des autres, non ? » Demanda Woody. Il devait y avoir d’autres familles monoparentales ou éclatées dans ses classes, ce n’était quand même plus aussi rare qu’avant, mais quand même. « Tu lui réponds quoi ? » Ajouta-t-il, plutôt curieux. Et il ne put s’empêcher de se demander ce qu’il adviendrait de son enfant à lui. Est-ce que Charlie et lui traverseraient les obstacles de la vie ensemble et resteraient unis ? Est-ce que cet enfant verrait même le monde ? Son cœur se serra.

Ma fille lançait de plus en plus de pic, au sujet de son géniteur, qu’elle ne connaissait pas, contrairement à la majorité des enfants de son âge, mais je savais qu’elle ne faisait pas dans le but de me faire du mal. Elle avait un besoin de s’exprimer sur le sujet, un besoin qui revenait assez régulièrement depuis quelque temps. Quand je posais la question à mon cousin, pour tenter de savoir si je me faisais des idées ou non, celui-ci acquiesça.
— Oui, j’imagine qu’elle arrive à un moment de sa vie où les questions doivent l’assaillir…et à l’école, probablement, qu’elle doit se sentir différente.
Cela m’ennuyait. Je n’avais jamais eu honte de mon rôle de mère célibataire, je consacrais ma vie et mon temps à ma fille, elle ne manquait de rien…hormis d’un modèle masculin. Un vide que j’avais du mal à savoir comment combler avec le temps.
— Je ne peux pas lui dire que son père est un parfait inconnu qui a eu le malheur d’oublié de foutre une capote…
Un inconnu, plus ou moins. J’avais fréquenté son père, à peine quelque mois. Rien de sérieux, et encore moins d’exclusif. Quand j’avais appris que j’étais enceinte, j’avais fait le choix d’élever ma fille seule. Si Olympe ne connaissait pas son père, j’étais la seule responsable. Et malgré les difficultés que je rencontrais aujourd’hui, je ne regrettais pas mon choix.
— Tu lui parlerais toi ? Je sais que ce n’est pas vraiment ton rôle, et je ne veux rien t’imposer mais…je sais que tu représentes pour elle ce qui se rapproche le plus d’un père…

Olympe avait beau ne plus être à l’âge où le mot pourquoi semblait être le seul de son vocabulaire, il semblait tout de même normal aux yeux de Woody qu’elle commence à poser davantage de questions sur son père. Ou plutôt, sur l’absence de son père. Elle était en âge de voir, d’analyser, de comprendre, même si ses réflexions demeuraient bien enfantines, même si elle ne voyait pas nécessairement toutes les profondeurs possibles aux réponses. Elle avait quand même besoin de saisir ce qui lui échappait. « Elle verra vite que ce n’est pas une différence qui est … mauvaise. Faut juste qu’elle trouve des réponses à ses questions. Et elle va encore plus réaliser à quel point sa mère est extraordinaire, après ça. » Woody esquissa un sourire. Il n’était pas du genre à faire tant de compliments. Mais avec Iris, c’était différent, souvent. Il trouvait qu’elle était une femme si forte, si belle à voir aller. Il trouvait important, parfois, de souligner ce genre de détails aux autres. Mais pas trop souvent ! « Peut-être pas dit comme ça, non … » Lâcha l’aîné des Rutkowski dans un rire. « Y’a sans doute moyen de le dire, sans tout dire. » Olympe pourrait peut-être l’apprendre plus tard, ça, quand elle saurait elle-même comment ces relations se forment, se vivent et s’en vont. Woody manqua de s’étouffer avec un bout de gaufre qu’il venait de découper avec ses mains et de mettre sur sa langue, quand Iris lui demanda s’il pouvait parler à Olympe, lui. « Hum, t’es sûre ? Si elle pose des questions et que j’sais même pas la réponse … » Lui-même ne connaissait pas tout de la vie d’Iris et c’était très bien comme ça, quand il s’agissait de ses fréquentations. Il ne connaissait pas grand-chose du père d’Olympe. Mais cette discussion serait sans doute une bonne pratique, pour quand ce serait son tour à lui de parler à son propre enfant …