my kingdom is wide, so wide-eyed I can't track the time (hana)

T’étais accoudé au comptoir, à regarder les gouttes de pluie ruisseler contre la vitre de la façade des Jardins de Circé, à l’opposé d’où tu te tenais. Ton linge pour nettoyer était sur ton épaule, t’avais le visage dans ta main, le portrait typique de l’employé qui ne fout rien. Heureusement que Circé ne te voyait généralement pas faire, quand elle était là tu te forçais quand même un peu plus. Mais là, il y avait deux personnes seulement dans le salon de thé, et elles discutaient entre elles depuis une heure sans déranger, sans te demander quoi que ce soit de plus, alors tu pouvais bien prendre une « petite » pause. La sonnette de la porte te sortit de tes rêveries et tu te redressas pour accueillir une jeune femme qui s’avançait vers le comptoir. On pouvait y passer les commandes mais on pouvait aussi s’y asseoir en solo, par la suite. C’était au choix : s’asseoir à une des tables du magasin, s’asseoir sur un tabouret faisant face au comptoir de pâtisseries et thé, ou s’asseoir sur un tabouret faisant face à l’extérieur, et aujourd’hui, l’extérieur n’était pas particulièrement joyeux à regarder. Il pleuvait pas mal, ça se voyait d’ailleurs sur les cheveux de la jeune femme. Tu lui souris. « Bienvenue aux Jardins de Circé. Vous venez pour les fleurs, les soins de beauté ou bien les thés et pâtisseries ? » Circé savait réunir toutes ses passions en une seule, ça ne faisait aucun doute. Le pire là-dedans, c’est que tu ne connaissais rien ni aux fleurs, ni aux soins de la peau, ni aux thés. C’était à se demander pourquoi elle t’avait engagé, et pourquoi elle te gardait dans l’équipe même après que t’aies prouvé à maintes reprises que tu étais le pire employé ever.

Quelle ne fut pas ta surprise quand tu vis la brunette, avant qu’elle ne rentre, éclabousser toute la vitre du magasin en sautant à pieds joints dans une flaque d’eau. Ça te fit d’abord sourire, parce qu’elle aussi avec les lèvres retroussées de bonheur après ce petit saut presque enfantin. Mais après, tu te dis que l’eau coulant contre la vitre allait laisser des traces, des coulisses, que t’allais devoir nettoyer à la fin de la journée. Tu soupiras. T’avais rebaissé la tête, ne pensant pas que la demoiselle dehors était une cliente, et tu relevas les yeux aussitôt que la sonnette retentit. C’était bien elle, debout, mouillée, qui s’avançait vers le comptoir en marquant chacun de ses pas d’un scouic-scouic de ses bottes de pluie. Tu souris, encore. C’était juste totalement random, et cocasse, comme situation. Comme individu, aussi. Tu lui demandas pour quels produits elle était ici aujourd’hui, et avec soulagement tu l’entendis te répondre qu’elle désirait des pâtisseries. Croissants, chocolatines, strudels, danoises, tout ça, tu pouvais gérer. « Ça tombe bien, ils sont encore tout fraîchement sortis du four … » Pendant que tu disais ça, la brunette s’égouttait et maintenant de l’eau un peu partout autour d’elle. La flaque n’était plus seulement qu’à l’extérieur. Tant qu’elle ne sautait pas à pieds joints dans son propre dégât … Tu ris en l’entendant redemander des pâtisseries, mais surtout une serpillière si tu avais. « Je vais la passer après votre départ. J’ai comme l’impression que j’aurais à le refaire, de toute façon, si je nettoyais maintenant. » Dis-tu avec un léger rictus, la regardant alors que de l’eau coulait encore de ses cheveux et de son manteau imperméable. « Pour les pâtisseries, la sélection est juste ici … » Tu indiquas, à ta droite, un comptoir vitré où étaient présentées toutes les viennoiseries et autres gâteries sucrées. « Je vous sers quelque chose à boire, avec cela ? Tous nos thés sont bios et naturels. » Tous les thés étaient-ils bio et naturels ? Pour toi, c’était l’essence même d’un thé, d’être fait à base de trucs provenant de la nature, mais s’il fallait que tu précises, il y avait sans doute une raison. Il faudrait que tu demandes à Circé, un de ces jours.

Un sourire se dessina sur ton visage alors que tu observais la jeune femme, qui elle, avait les yeux rivés sur le présentoir de pâtisseries. Son regard s’était illuminé dès que tu lui avais présenté tous les choix possibles. Tu la comprenais ; toi aussi, quand les petits gâteaux sortaient du four, t’avais envie de tous les manger les uns après les autres. Tu te rabattais sur le thé, c’était meilleur pour garder la forme et, surtout, ça justifiait tes allées et venues aux toilettes. Jamais assez de pauses. Quand tu fis le commentaire sur la serpillière, que t’allais devoir passer à son emplacement après son passage, elle s’excusa. Tu ris. « C’est pas grave. Ça me fera quelque chose à faire, c’est plutôt tranquille aujourd’hui. » La demoiselle reporta à nouveau son attention sur les pâtisseries et, finalement, elle fit son choix. Tu la regardas, ébahi, car en fait il ne s’agissait pas d’un seul choix mais plutôt d’une liste d’épicerie. « C’est pour emporter, tout ça ? » Te risquas-tu à lui demander. En réalité, tu ne la jugeais pas, mais tu te demandais bien franchement comment toutes ces sucreries pourraient rentrer dans un corps aussi fin. La seule explication possible : elle ramenait tout ça chez elle, pour les déguster avec sa famille ou ses potes. Quand la brunette réalisa qu’elle ne comptait que sept options, elle te demanda d’en ajouter une, à ton choix. « Huit, c’est le chiffre chanceux ? » Parfois les gens avaient des tocs, comme ça, et ne voulaient jamais s’arrêter sur un nombre impair ou un truc du genre. En tout cas, pendant qu’elle s’asseyait et s’installait, tu allas prendre un plateau de service sur lequel tu déposas le cupcake à la crème de marron, un cookie, un pain au chocolat, un craquelin au chocolat, un chou à la crème, un jus d’orange et un thé matcha impérial. Puis, tu zieutas le comptoir à pâtisserie à nouveau, et tu ajoutas un éclair au chocolat et au café. Tu revins vers la jeune femme et tu déposas le tout devant elle, impatient de voir si elle allait tout manger pendant sa visite. « Et voilà ! J’peux vous remballer ce qu’il restera, pour emporter, si jamais … Vous n’aurez qu’à me faire signe. » Tu ris légèrement, comme si tu te doutais que ce serait ce qui arriverait, et tu t’éloignas juste un peu pour aller nettoyer les miettes que tu venais de faire sur le comptoir en prenant les pâtisseries.

Encore une fois, la réplique de la jeune femme te fit rire. Elle avait de la répartie, ça ne faisait aucun doute, et aussi beaucoup d’humour. Si elle t’avait agacée avec le coup de la flaque d’eau propulsée contre la vitre du commerce, c’était vite oublié. Ce genre de remarque ne te froissait pas, après tout, t’étais bel et bien serveur. T’étais donc à son service. Certes, t’avais tes limites, mais en général les clients étaient respectueux et sympathiques. Tant qu’elle ne te demandait pas la Lune. « On peut dire ça comme ça, oui. » Tu désignas, d’un subtil coup d’œil et levé de menton, le couple à la table. « Quand ceux-là se décideront à partir, bien sûr. Ça fait deux heures qu’ils discutent et par politesse de serveur il faut que j’aille leur demander à peu près à toutes les quinze minutes s’ils veulent quelque chose d’autre, mais la réponse est toujours non. » Dis-tu d’une voix un peu plus basse pour que les deux personnes ne t’entendent pas. Au moins, la cliente devant toi, elle, elle désirait quelque chose et ne venait pas ici que pour passer le temps. Et des choses, elle en voulait … beaucoup ! Tu la regardas avec surprise t’énumérer toutes les pâtisseries qui la faisaient saliver, et surtout tu essayas de tout bien retenir. Tu lui demandas si c’était pour emporter, la main presque déjà posée sur les contenants de take-out. Mais non. Elle désigna le comptoir devant elle, désirant se le faire emporter jusque-là. Tu souris. « Oh. Ok. Pas de problème. » Ce n’était pas trop ton genre de faire un commentaire style vous avez un gros appétit, c’était offensant et puis, elle pouvait bien en manger la quantité qu’elle voulait, hein. Quand elle te demanda d’en ajouter un huitième selon tes goûts, tu lui demandas si c’était son chiffre chanceux, mais elle t’expliqua que c’était plutôt le nombre de doigts qu’elle avait en te sortant une théorie sur ses pouces. Tu fronças les sourcils, sans pour autant en perdre ton sourire amusé. Tu prenais ses pâtisseries avec des pinces et les déposais sur son plateau, tout en l’écoutant. « C’est une manière de voir les choses. Mais vos orteils, eux, ils sont bien au nombre de dix ? Puisqu’ils s’enlignent tous les uns à côtés des autres ? Ou bien vous avez aussi une théorie là-dessus ? » Demandas-tu un peu par moquerie, un peu par curiosité. Elle te faisait rire, cette mystérieuse cliente. La demoiselle ajouta que huit était aussi le seul chiffre à devenir un nombre en l’appelant huitaine, et aussi qu’en le plaçant à l’horizontal, il devenait l’infini. Encore une fois, cela te décrocha un sourire. « C’est ce qu’on verra dans quelques minutes, pour votre capacité infinie … » T’étais pas aussi doué qu’elle avec les phrases, tes réflexions n’avaient pas cette douce poésie derrière leurs mots. Un huit à l’horizontal devient l’infini. Tu te le répétas plusieurs fois dans ta tête. Tu déposas le plateau face à elle, dont les yeux s’agrandirent de bonheur à la vue des pâtisseries. Tu retournas à ta tâche de nettoyer les comptoirs, mais la jeune femme t’aborda à nouveau pour te proposer l’un de ces gâteaux. « Oh, mais non … Ils sont à vous. » Tu souris. Ça ne faisait pas vraiment, non ? L’employé qui partage un plateau de gâteaux avec une cliente ? Tu regardas autour de toi, le couple ne te prêtait aucunement attention et Circé n’était pas là. Oh, et puis … « Bon, et puis pourquoi pas ! Juste la moitié de l’éclair, ça vous dérange pas ? » Avec son accord, tu attrapas un couteau et coupas la pâtisserie au centre. Tu te fis couler un café, aussi, avant de t’installer face à la jeune femme pour partager cette pause-café avec elle.

Visiblement surprise que ceux-là désignait effectivement quelqu’un d’autre qu’elle, signe que le salon de thé n’était pas tout à fait vide aujourd’hui, la jeune femme tourna la tête vers l’endroit que t’avais subtilement désigné. Une petite table en fond où deux personnes parlaient à voix basse. Au moins, ils ne dérangeaient pas trop. Ils ne consommaient pas non plus, mais ils ne dérangeaient pas. C’était l’essentiel. La jeune femme t’aurait donc effectivement pour serveur rien que pour elle, hormis les quelques allers-retours que tu ferais jusqu’à cette table pour t’assurer que tout allait bien. La belle asiatique ne releva pas leur présence, se contentant de se retourner à nouveau face au comptoir, face à toi. C’est que t’ignorais toutes les choses qui venaient de lui traverser l’esprit mais qu’elle n’avait pas dites à voix haute. Sans doute que cela t’aurait fait sourire, une fois encore. Heureusement qu’elle n’en était pas au bout de ses surprises à t’offrir sous forme de monologues. Cette fois, ce fut à propos de la question que tu lui avais relancée, à propos de ses orteils. Si elle possédait une interprétation pour ses orteils comme pour ses doigts, tu voulais évidemment l’entendre. Au moins, ça occupait le temps, et la petite trotteuse faisait plus rapidement ses tours quand tu te perdais dans ses explications loufoques. Tu souris quand elle divagua sur des mains à la place des pieds. Ça te faisait penser à d’anciens collègues, du temps que tu faisais toujours partie du cirque Cirkaös. « Faut demander aux acrobates qui sont capables de jongler avec des assiettes avec leurs pieds … est-ce que pour eux, ce sont leurs mains ? Et puisqu’ils font ça la tête à l’envers, en équilibre sur leurs mains, est-ce que leurs mains sont leurs pieds, pour eux ? » Tu arquas un sourcil, l’air amusé. Évidemment, tu ne te posais pas réellement ces questions-là, c’était surtout pour embarquer dans son jeu et en rajouter à la plaisanterie. T’avais cependant l’impression que pour elle, ce n’était pas spécifiquement une blague, plutôt de vraies réflexions qui lui traversaient l’esprit. Bref, pour le moment, tu ne t’attardas pas davantage à ses idées un peu folles mais plutôt à sa soi-disant capacité infinie à manger tous les gâteaux face à elle. « J’espère que vous ne m’en proposez pas un seulement parce que vous réalisez que c’est effectivement trop … ce serait de la triche. » Tu lui souris, lui fis un clin d’œil moqueur, avant de venir t’installer face à elle avec ton café. Elle te questionna à propos de Circé et la sorcière. Tu fronças les sourcils. « Je ne connais pas cette sorcière. Non, Circé, c’est la patronne. C’est son prénom. » Lui appris-tu. Tout comme elle t’en apprendrait peut-être sur cette sorcière. Quand elle murmura toutefois que ça ne changerait rien pour elle, et que tout d’un coup toute la lumière émanant d’elle sembla s’éteindre, tu fronças un peu plus les sourcils encore. « Tout va bien ? J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? » T’inquiétas-tu.

16h15, Les Jardins de Circé…

Spoiler:

Ta réflexion à propos des acrobates de cirque dont on ne distinguait parfois plus les pieds des mains parut plaire à la jeune femme. En tout cas, dès que t’avais soulevé ce point, elle avait semblé commencer à réfléchir à cent miles à l’heure à son tour. Ça te fit sourire de la voir figée, comme ça face à toi, comme si ton intervention avait fait en sorte que le cadran s’était déréglé dans sa tête. T’avais fait péter tout l’engrenage de sa pensée ! Tu la scrutas du regard, attendant qu’elle sorte de sa transe, tout en te demandant ce qui était en train de se passer entre ses deux oreilles, là, maintenant. Elle semblait avoir tellement tout plein d’idées qui lui traversait la tête, cette femme, que t’aurais aimé pouvoir passer ne serait-ce qu’une minute dans son fil de pensées. Allait-elle surchauffer ? Heureusement, juste avant que tu ne te mettes à passer ta main devant ses yeux pour l’extirper de sa léthargie, elle se réveilla d’elle-même et te répondit enfin. Comme si ces longues secondes – une minute ? – ne s’étaient pas écoulées. Tu ris à sa réponse. « Oui, heureusement que vous avez encore vos dix doigts, alors. Enfin … vos huit doigts. » Rectifias-tu, voulant suivre la logique des pouces de la jeune femme. Elle avait beau se délecter par avance du festin, tu te permettais quand même de douter de ses capacités à tout terminer. Peut-être par politesse, peut-être parce qu’elle ne voulait pas paraître trop gourmande après ton commentaire, ou peut-être tout simplement parce qu’elle était elle, c’est-à-dire pleine de bonnes surprises, la demoiselle t’invita à partager quelques pâtisseries. Après un peu d’hésitation, tu acceptas, te servant un café avant de rejoindre à nouveau la cliente. Tu souris alors que tu venais de couper une moitié de l’éclair et qu’elle faisait mine de regretter. « Il est pas trop tard pour changer d’idée. D’toute façon, j’pourrai pas me montrer vexé. Ici, le client a toujours raison ! » Lanças-tu en bon employé alors que ce petit dicton d’employeur, t’y croyais pas trop. Ton lot de clients imbéciles, tu l’avais eu. La jeune femme, cependant, n’en faisait pas partie. Au contraire, même, elle était d’agréable compagnie, pour passer ce temps de journée pluvieuse. Tu lui parlas ensuite de Circé, brièvement – puisque de toute façon tu ne connaissais pas davantage ta patronne. Le silence qui s’installa sembla assombrir le visage de ton interlocutrice, mais quand tu voulus t’assurer de n’avoir rien fait de mal, elle t’assura que ça allait, répondant avec humour qu’elle était vexée de ne pas être prise au sérieux dans son appétit. « On va faire un deal, alors. Je prends quand même ma moitié d’éclair mais si, après vos pâtisseries, vous avez encore faim, alors je vous en offre une autre de votre choix. » Comme ça, elle te prouverait qu’elle aurait eu la place dans son ventre pour y accueillir un autre gâteau.

HJ: