it is better to protest than to accept injustice (noam)

A chaque fin de manif, je ressens tout un mélange d’émotions, parfois contradictoires. Il y a l’excitation d’avoir partagé un moment avec des gens qui partagent les mêmes valeurs que moi, la tristesse d’avoir encore besoin de manifester pour des choses qui, selon moi, devraient être acquises depuis longtemps et la colère de devoir sans cesse descendre dans la rue pour se faire entendre. Je me sens épuisée d’avoir crié, marché, fui devant la police lorsqu’ils ont fini par disperser notre manifestation mais je sais que tout ça en vaut quand même la peine, il vaut mieux rester un peu optimiste sinon je crois que je passerais mon temps à déprimer en me disant que tout ça ne sert vraiment à rien. Après la manifestation, j’ai récupéré quelques banderoles et pancartes appartenant à notre association pour aller les ranger dans notre local. C’est moi qui suit de corvée cette fois. Noam m’accompagne. On s’est vu plusieurs fois lors de manifestations et d’événements divers liés aux associations où nous sommes. Il semble aussi très engagé sur les sujets qui me tiennent à cœur et peut être même d’autres que je ne fais que suivre de loin car je n’ai pas le temps de m’engager dans tout. On n’a jamais trop eu l’occasion de vraiment discuter, je compte bien rattraper ça durant le rangement. Il ne devrait pas nous prendre une éternité, il faut seulement rejoindre le local, enrouler correctement les banderoles et trouver un coin où mettre tout ça sans que ça soit trop le bazar. Les bras chargés, je le retrouve au bout de la rue où s’est terminée notre manifestation. Le calme est revenu et sans les quelques détritus qui traînent par terre, on pourrait presque croire qu’il ne s’est rien passé. « On devrait peut être ramasser les trucs qui traînent par terre avant d’aller mettre ça au local non ? » Même si notre manif n’était pas pour l’écologie, j’ai un peu de mal à voir des trucs traîner par terre.

Les week-end de Noam étaient souvent bien occupés. Entre les activités diverses qu'il pouvait mener, ses recherches pour acquérir de nouvelles plantes rares, et son implication dans les associations... Il avait peu de temps pour s'ennuyer. Mais c'était probablement ce qu'il recherchait. Il n'aimait pas avoir trop de temps à ne "rien faire". Ca le faisait un peu trop réfléchir, et souvent, ça ne le rendait pas heureux, de trop réfléchir.

Aujourd'hui, il avait participé à une manifestation. Que les policiers avaient fini par venir disperser. Ce n'était clairement pas le moment qu'il préférait. Surtout qu'ils étaient tout à fait pacifiques. Enfin. Noam s'était porté volontaire pour ranger les banderoles et autres pancartes. Il était en binôme avec Vega. Il ne la connaissait pas très bien, elle était bien plus jeune que lui. Il devait sûrement passer pour un vieil homme ennuyeux. Cette pensée le fit sourire.

-Oui, tu as raison, on ne peut pas laisser la rue comme ça.

Il posa ce qu'il avait dans les bras dans un coin et sortit un sac poubelle qui faisait parti des éléments qu'il avait emporté avec lui pour ranger. Il s'accroupit, commençant à ramasser ce qui trainait.

-Tu as passé une bonne après-midi ? Je trouve qu'on a eu un temps plutôt agréable, on a déjà fait pire.

Il esquissa un sourire. Définitivement, il devait passer pour quelqu'un de barbant.

-Tu fais des études Vega ?

Au final notre rangement va nous prendre un peu plus de temps que prévu mais je n’ai pas envie de laisser des trucs traîner par terre. Après c’est un coup à avoir un article sur notre manif qui parle à moitié des détritus laissés sur place. Ils aiment bien faire ça, pas parler des raisons de la manif mais plutôt des quelques personnes violentes dans le lot, celles qui cassent des trucs, les déchets laissés, bref pas des choses qui aident vraiment notre mouvement. J’y suis habituée mais ça m’énerve toujours que ça soit ce qui ressort de notre action. Noam est d’accord avec moi, au moins il me laisse pas toute seule pour ramasser. Il a même un sac poubelle sur lui, j’en ai un moi aussi, un peu plus petit, que j’ai toujours dans ma poche en manif. On sait jamais, ça peut servir à plein de choses un sac poubelle. Je me baisse pour commencer à ramasser les trucs qui traînent par terre en essayant de penser à autre chose que pourquoi les gens laissent traîner leurs mouchoirs, qu’est-ce qu’il peut bien avoir dedans, bref pas des trucs très ragoûtants. « Ouais, c’est toujours plus sympa quand il fait beau. Il faisait pas trop chaud non plus. » je lui réponds lorsqu’il me parle de la météo. A Bowen on a plutôt de la chance là-dessus, il fait assez beau en général, on n’a pas trop de pluie mais par contre des fois, en été surtout, ce n’est pas simple de passer son après-midi à manifester, il faut embarquer pas mal d’eau. « J’ai arrêté y’a un moment, ça m’plaisait pas. En ce moment j’bosse à la bibliothèque, je verrais si ça dure. » je hausse les épaules, le sujet de mon avenir n’est pas un truc qui m’emballe beaucoup, ça me fait flipper depuis des mois. Même si ça va un peu mieux, je sais toujours pas ce que j’ai vraiment envie de faire dans la vie. « Et toi, tu fais quoi comme boulot ? Parce que bon j’imagine que t’es plus étudiant. » On sait jamais mais les chances sont minces.

Vega n'étudiait pas, donc. Il ne la connaissait pas assez pour être surpris. Ou le contraire, d'ailleurs. Il n'avait pas d'à priori sur la question, Noam, même si évidemment, de part sa profession, il était enclin à encourager les jeunes à étudier. Mais tout le monde n'était pas fait pour ça, il en était bien conscient.

-Ton travail à la bibliothèque te plaît ou c'est juste un job alimentaire ?

Noam s'intéressait simplement aux états d'âme de Vega. Sans dénigrer qui que ce soit, elle était dans un âge où on se cherchait. Lui, il ne s'était probablement pas assez cherché à cet âge-là.

Il eut un petit rire quand elle lui fit remarquer qu'il n'était plus étudiant. Leur différence d'âge sautait aux yeux, il n'allait pas essayer de lui faire croire le contraire. Même si...

-Presque !

Il esquissa un sourire et ramassa un nouveau déchet qu'il mit au fond de son sac poubelle.

-En fait, je suis de l'autre côté de la barrière, je suis professeur. De biologie.

Il tourna un visage souriant vers sa camarade.

-J'espère que ne vais pas passer pour un méchant, ou un ringard après cette révélation.

Il semblait s’intéresser un peu à moi, sans doute en parti pour faire la conversation mais ça me fait plaisir d’apprendre un peu à le connaître. Après tout en dehors de notre goût commun pour les manifestations et défendre nos idées, je ne sais pas grand-chose de lui. « C’est sympa, c’est pas mon rêve mais c’est mieux que le fast-food où je bossais avant. » Je lui réponds alors. Oui mon boulot me permet de pas vivre dans la rue c’est déjà ça, il est assez cool aussi mais ce n’est pas le boulot de mes rêves. Le problème c’est que je n’ai pas de boulot rêvé donc en attendant de trouver ma vocation, je fais ça. Je suis étonnée lorsqu’il me dit qu’il est presque étudiant. Est-il plus jeune qu’il n’en a l’air ? Non, il est prof en fait. Il est passé de l’autre côté de la barrière, d’étudiant à prof. Je suis pas assez pédagogue pour être prof, les élèves m’agaceraient trop rapidement je crois. « Ah mais carrément, j’te vois plus du tout pareil….nan j’rigole ! J’ai rien contre les profs t’inquiète pas. Mais j’ai toujours été hyper nulle en biologie, en sciences tout court d’ailleurs. » Je lui réponds tout en continuant à ramasser les détritus sur le sol. Parler fait passer le temps plus vite. « Et ça te plaît ou c’est juste un boulot alimentaire pour toi aussi ? » Peut être qu’au début il était plein de rêves en devenant prof et qu’à présent il est totalement blasé de son boulot.

Noam hocha doucement la tête alors que Vega lui avouait préféré travailler à la bibliothèque qu'au fast-food. Pour lui, clairement, ça ne faisait pas un pli. Mais il était professeur, donc forcément de parti pris ! Cette idée le fit sourire.

-J'imagine qu'il y a moins de pression. Et sûrement un cadre de travail plus agréable.

Les odeurs de nourriture, le gras, les liquides qui tombaient par terre, bref, l'environnement global des fast-food ne devait pas être très agréable. C'est la vision qu'il se faisait des choses en tout cas.

Il sourit quand elle lui dit qu'elle n'allait pas changer de point de vue sur lui pour autant. Il savait que parfois, vis-à-vis des jeunes adultes, ou des étudiants, il pouvait être difficile de trouver sa place.

-Nous n'avons pas tous les mêmes affinités avec les sciences, c'est normal.

Il avait souvent entendu des gens, des amis à lui, lui dire à quel point ils étaient nuls, pour faire la conversation. Dans ces moments-là justement, Noam essayait de ne pas "être prof". Parce que sinon, il serait capable d'essayer de comprendre où est-ce que ça coince, et ses interlocuteurs n'en avaient pas forcément envie.

-Tant que tu as les bases sur comment fonctionne ton corps, c'est le principal.

Oui, lui trouvait les mécanismes des corps humains mais aussi des plants, des arbres, complètement fascinant. Mais ce n'était pas le cas de tout le monde.

Il se redresse alors qu'il a fini de ramasser les déchets de son côté du trottoir pour aller un petit peu plus loin, toujours à distance de voix de Vega.

-Oh, non, ça me plaît vraiment. En fait, c'est déjà une reconversion. Je faisais... autre chose, avant. Mais enseigner me plaît. Et la ville me plaît. Je n'ai pas à me plaindre, de ça, ni de mon salaire d'ailleurs.

Surtout qu'il vivait seul, qu'il avait personne à charge, et qu'il n'était pas très dépensier par ailleurs. En dehors de quelques billets d'avion pour rendre visite à sa famille et ses plantes rares que coûtaient parfois très chères.

Niveau cadre de travail c’est clair qu’il n’y a pas photo entre un fast-food et une bibliothèque. Et puis c’est plus tranquille maintenant, même si je ne suis qu’à mi-temps, il n’y a pas toujours beaucoup de monde à la bibliothèque donc je peux lire au travail sans qu’on me regarde bizarrement. J’aime bien lire des livres et aussi préparer des petites sélections thématiques. J’ai l’impression de faire bouger les choses à mon échelle lorsque je mets en avant des livres écrits par des autrices ou ceux traitant du féminisme, du racisme ou de l’homophobie. Si je peux aider les gens à mieux accepter les autres à travers les ouvrages que je propose, j’ai un peu l’impression d’être utile. Un peu plus qu’en cuisinant des burgers à la chaîne. « Oui, être entouré de livres c’est assez cool pour bosser. » Lui en temps que prof doit peut être aimer ça aussi. Même si la biologie ça doit un peu plus se travailler en laboratoire que le nez dans des bouquins. En tout cas je ne lui cache pas que je suis assez nulle dans son domaine mais ça n’a pas l’air de le déranger. Je suis bien contente qu’il n’essaie pas de me faire la morale en me disant que c’est quand même hyper utile, bien plus que la littérature par exemple. Il me dit que du moment que je sais comment fonctionne mon corps tout va bien. Je ne peux m’empêcher de sourire parce que la première idée qui me vient en tête n’est sous doute pas ce à quoi il a pensé. J’ai l’esprit mal placé des fois. « Oui ça je sais. J’ai vu des dessins-animés qui en parlaient quand j’étais petite. » Donc j’ai des bases en anatomie à peu près équivalentes à celles d’un enfant de huit ans, tout va bien. Je continue mon ramassage, qui à deux avance assez vite. Plus qu’un bout de la rue et nous aurons terminé. Noam m’explique qu’être prof est une reconversion, que ça lui plaît, qu’il n’a pas vraiment à se plaindre de sa vie. Il ne dit rien sur son métier d’avant. J’avoue que je suis assez curieuse de savoir ce qu’il faisait mais étant donné qu’il donne si peu de détails, j’ai peur de tomber sur un ancien baron de la drogue reconverti ou un autre truc que je préférerais ignorer. « C’est cool si tu as trouvé ce que tu aimes faire et que t’es bien ! J’pense que c’est un peu le goal de tout le monde. Le mien aussi mais pour l’instant j’suis loin d’avoir atteint l’objectif. » J’ai l’impression de ne pas avoir beaucoup avancé en un an et ça me blase un peu.

Vega abonde dans le sens de Noam en confirmant qu'être entouré de livres était plutôt agréable. Clairement, le professeur n'imaginait pas mieux pour lui : des livres, et des plantes, un environnement parfait. Enfin, son travail le comblait et même si en plus des livres et des plantes il y avait les élèves, enseigner dans le supérieur faisait que c'était globalement gérable pour lui, dont ce n'était pas la vocation première.

-Je te rejoins là-dessus.

A la réponse de Vega, Noam leva son nez des détritus qu'il ramassait pour poser un regard interrogateur sur la jeune femme, haussant un sourcil. Il n'était pas bien sûr... Des dessins-animés, vraiment ?

-Tu sais que tu ne me rassures pas vraiment là ?

Leur mission avançait bien et ils en auraient bientôt terminé tous les deux. Bon, pas que Noam avait hâte de quitter Vega, par contre, être accroupi ainsi lui faisait un peu mal au dos, il se sentait si vieux !

-Je crois que tout le monde n'attend pas la même chose de sa vie professionnelle. Je ne peux pas dire que je n'aimais pas ce que je faisais avant d'ailleurs mais... c'était beaucoup de pression. Je peux vivre ma vie plus sereinement ici, que ce soit professionnel ou personnel. Savoir ce qu'on veut faire, et comment on veut le faire, je crois que ça demande un énorme travail sur soi-même.

Avec son travail, il voyait beaucoup de jeunes chercher leur voie professionnellement et ce n'était pas facile. Il se disait d'ailleurs qu'avec l'époque actuelle, c'était encore plus dur. Les jeunes étaient concernés par beaucoup de grande cause et leur travail devait être en accord avec leurs valeurs, il comprenait tout à fait ces choix. D'ailleurs n'étaient-ce pas pour leurs valeurs que Vega et lui étaient ici aujourd'hui ?

-Dis... Qu'est-ce qui t'a poussé à t'engager ? Enfin, quand on nous voit tous les deux, c'est sûr qu'on a une petite idée mais...

Ils étaient tous les deux racisés, il n'y avait aucun doute sur le fait qu'ils avaient subi le racisme. Et Vega devait, en plus de ça, avoir subi un certain sexisme.

J’étais sûr qu’il allait approuver pour les livres. En même temps un professeur qui n’aime pas les bouquins, je ne sais pas si ça existe ou alors il ne doit pas être très heureux dans son travail, Noam a l’air de plutôt bien aimer le sien. Je lui explique que moi la biologie, le corps humain, j’en ai des connaissances plutôt rudimentaires, venant pas mal de dessins animés. Je ris lorsqu’il me dit que ça le rassure pas vraiment. « Mais si, c’était un dessin animé très bien fait ! » Comme si un truc destiné aux 6-8 ans pouvait être complet. En tout cas au quotidien ça me suffit. Pas de quoi savoir comment sauver une vie mais même si je savais je pense que je serais trop flippée pour faire quoi que ce soit. J’aurais trop peur de faire un truc pas bien et blesser encore plus la personne. On parle ensuite projet professionnel, le mien étant plutôt à l’arrêt pour l’instant. Noam semble être à l’opposé de moi et avoir eu deux boulots différents dans sa vie mais deux qui lui plaisent. Je comprends totalement qu’il ait eu envie de changer pour quelque chose de plus tranquille. Enfin prof ça peut être de la pression mais j’imagine que son ancien boulot c’était pire, vu comment il en parle. « Oui c’est ça, j’ai essayé un peu tout pour trouver quoi faire mais je crois que je suis un peu trop exigeante sur ce que je veux, du coup je trouve rien. » Un boulot éthique, passionnant, en accord avec mes valeurs et dont je possède les compétences, pour l’instant je ne l’ai pas trouvé. Enfin le boulot à la bibliothèque n’est pas si mal mais ça manque d’envergure pour moi, j’ai des rêves un peu trop grands je crois. Il me demande ensuite ce qui m’a poussé à m’engager, même si en me voyant c’est assez obvious. « J’ai toujours aimé dire ce que je pense et que ma voix n’ait pas la même valeur pour des gens parce que je suis pas un mec blanc riche de 40 ans, ça m’a pas mal agacé. Et puis j’ai aussi vu que si personne gueule, jamais rien ne change. » Je pense que je ne suis pas la seule à ressentir ça, ce besoin d’égalité. « Et toi ? »

Noam arqua un sourcil mais finit par rire, secouant doucement la tête. Il savait bien qu'il y avait des choses très bien faites pour les enfants... Mais ça n'empêche que ça s'adressait à un public enfant et il était parfois nécessaire que les adultes savent un peu plus de choses. Enfin, Vega semblait être une jeune femme plutôt saine et équilibrée, il n'avait probablement pas de soucis à se faire pour elle.

-Admettons ! Mais si jamais tu as des questions, hein, n'hésite pas.

Noam secoua la tête de gauche à droite alors que Vega disait être probablement trop exigeante, puisqu'elle ne trouvait rien qui lui convenait vraiment.

-C'est normal d'être exigeant. Il s'agit tout de même de quelque chose dont on doit s'acquitter quelque chose comme 38h par semaine. Le prendre à la légère, c'est se causer de gros ennuis à soi-même sur le long terme.

Être heureux au travail était primordial pour Noam. Parce que cela participait grandement à être heureux tout court.

Il finit par aborder le pourquoi de l'engagement de Vega, même si, pour une jeune fille de son âge et de sa couleur de peau, c'était assez évident, il aimait entendre les histoires de ses camarades. Il y avait parfois plus qu'on pouvait bien le croire.

-J'ai failli mourir.

Sa réponse avait été concise, sans appel à une quelconque compassion, juste une explication. Il se redressa, refermant son sac poubelle plein de déchets.

-Être une femme, et être racisée, je n'imagine pas à quel point ça doit être dur. Moi-même, quand j'étais à New-York j'ai vécu beaucoup de racisme, d'antisémitisme... Tout le monde pense que ça a disparu. Et évidemment, ça n'a rien à voir avec la période du nazisme, mais ça n'empêche.

Il haussa doucement les épaules.

-C'est difficile d'entendre "sale juif" ou "rentre chez toi" quand on est petit. Parce qu'on ne comprend pas vraiment pourquoi c'est une insulte, et qu'on a pas d'autre "chez nous". Parce que ceux qui nous le disent ne comprennent pas eux-mêmes et qu'ils font que répéter ce que disent leurs parents. Adulte on l'entend encore, mais on sait mieux faire la part des choses. On apprend à passer outre, bon gré, malgré. C'est ce qui pousse certaines communautés à se refermer sur eux-mêmes. La mienne ne fait pas exception. C'est triste, et c'est difficile de changer ça.

Je souris quand il me dit que si jamais j’ai des questions concernant la biologie ou l’anatomie, je peux lui poser. Je m’imagine l’appeler en pleine nuit pour lui poser une question stupide plutôt que d’aller sur internet. Je suis sûre qu’il serait moins sympathique avec moi si je le faisais. J’évoque brièvement mes difficultés à trouver le travail de mes rêves et il m’explique que c’est normal d’être exigent pour quelque chose qui occupe autant de notre temps. C’est ce que je dis souvent aux gens mais ils ne semblent pas toujours partager cet avis. Certains se contentent d’un travail où ils ne vont pas à reculons mais moi j’ai besoin de plus. « Exactement ! Mais du coup j’arrive pas à me contenter de ce que j’ai. » Alors qu’en soit le travail à la bibliothèque ne me déplaît pas. Ce n’est pas ce que j’avais comme ambition à la base mais je ne me réveille pas la boule au ventre à l’idée d’aller bosser. Juste je sens que ça ne me comble pas comme j’aimerais que mon travail me comble. Mais au moins je peux feuilleter tous les livres de la section orientation sans problèmes. Je sais que j’aimerais avoir un travail proche de mes valeurs et où je puisse faire bouger les choses mais ce n’est pas si simple, surtout pour une grande gueule comme moi. J’explique à Noam que ça vient un peu de là mon engagement, que j’ai envie qu’on m’écoute comme on écoute des types incompétents. Même si je me doute un peu ce qui l’a poussé aussi à s’engager, je lui pose tout de même la question. Et je ne m’attendais pas à cette réponse. Il me dit simplement qu’il a failli mourir, sans donner davantage de détails. Je ne sais pas ce qui a pu lui arriver mais les violences contre les minorités sont tellement banalisées qu’une partie des gens qui manifestent avec nous les ont déjà subies. J’aimerais en savoir plus mais je me dis qu’il m’en parlera s’il se sent prêt, je n’ai pas envie de lui forcer la main. Il ajoute que pour lui c’est le racisme et l’antisémitisme qu’il a vécu qui font de lui un homme engagé. « Même si on essaie de pas tenir compte de tout ce qu’on entend, faut pas qu’on oublie que tout ça c’est pas normal, que dès qu’une communauté n’agit pas comme la majorité veut, elle est stigmatisée alors qu’on ne parle pas de tout ce qu’elle subit au quotidien. » Je finis par me relever, après avoir ramassée les derniers détritus. Je me dirige vers nos pancartes pour en attraper une partie. « Plus qu’à aller ranger tout ça maintenant. » Et après on pourra reprendre nos vies chacun de notre côté jusqu’à la prochaine fois. « Je suis désolée pour ce qui a pu t’arriver...si jamais tu veux en parler, je suis là. » Même si on n’est pas proches je me dis que quelque part on est un peu dans le même panier tous les deux.

Quelque part, Vega faisait l'expérience de la barrière entre ce qu'il était réaliste d'attendre de la vie, et de son travail plus particulièrement, et de ce qui était idéaliste. Il était normal pour les jeunes d'être idéaliste, et pour Noam, mieux valait qu'ils restent idéalistes le plus longtemps possible. Sinon, c'est qu'ils étaient confrontés à de cruelles réalité bien trop tôt. Aux urgences, il en avait vu, des enfants au regard vide.

-Tu as encore le temps d'explorer pour trouver ce qui te correspond le mieux. Je pense que c'est normal de ne pas t'en contenter pour le moment.

A force de chercher peut-être qu'elle trouverait enfin quelque chose qui correspond à ce qu'elle s'imagine d'idéal. C'est tout ce qu'il pouvait lui souhaiter. Il avait vu tellement de gens abandonner, s'assoir sur leurs valeurs, parce que, que pouvait-ils faire d'autre ? L'idéalisme n'avait sa place dans leur monde capitaliste.

Ils abordèrent ensuite le sujet de leur engagement et Noam décida d'être franc même s'il ne voulait pas trop entrer dans les détails. Il se doutait que cela ferait sans doute l'objet de questions, mais il aviserait. Il acquiesça d'un signe de tête aux mots de Vega.

-Il est plus facile de dire dans les médias que les étrangers ne font pas d'efforts pour s'intégrer, plutôt que de dénoncer ce qu'ils subissent au quotidien.

Noam était toujours désespéré devant certains médias d'informations. De ce fait, il évitait d'en regarder. Un sac poubelle dans une main, il attrapa le reste des pancartes de l'autre.

-Oui, on va enfin réussir à boucler ça !

Il sourit aux mots de Vega. Il ne savait pas trop si elle était réellement une oreille attentive ou s'il s'agissait d'étancher sa soif de curiosité. Mais même dans le second cas il ne pourrait pas lui en vouloir.

-J'étais urgentiste avant, à New-York. Enfin je sais que certains le remarquent à mon accent. Un jour quelqu'un est entré avec une arme et les choses ont dégénérées.

Les mots de Noam me rassurent, il n’essaie pas de me dire que je devrais avoir trouvé mon métier idéal ou que je devrais me contenter de ce que j’ai actuellement, tant que ça paie les factures. Non il me dit de continuer à chercher, que j’ai le temps et que c’est normal si je n’ai pas envie de rester toute ma vie à faire un boulot qui me plaît à moitié. Autour de moi les gens s’en contentent un peu parfois, je ne connais pas tant de gens que ça qui font le boulot dont ils rêvent. Mon problème c’est que je n’ai pas de boulot dont je rêve et que malgré mes efforts, je n’ai toujours pas trouvé celui qui me donnera l’envie de me lever tous les matins. J’aime bien bosser à la bibliothèque mais c’est un peu trop tranquille pour moi. Il n’y a pas tant de gens et je n’ai pas vraiment l’impression de pouvoir faire bouger les choses de là où je suis. J’essaie bien d’orienter les lectures des gens vers des sujets qui me touchent ou des auteurs qui ne soient pas des hommes cis blancs hétéros mais je ne vois pas quel impact je pourrais avoir en plus. « Un jour peut être je serai blasée de tout ça et je m’en contenterai. » Peut-être que je suis dans la fougue de la jeunesse et qu’un jour je me prendrai le poids de la vie en pleine tête et je renoncerai au métier idéal. Nous parlons ensuite de notre expérience personnelle vis-à-vis des discriminations. J’apprécie toujours parler à quelqu’un qui peut un peu comprendre ce que je ressens. Chaque personne, chaque vécu est différent mais on y trouve parfois des similitudes. « Ça impliquerait de se remettre en question et les gens aiment pas beaucoup ça. Ils préfèrent entendre que ce n’est pas de leur faute et qu’ils ont raison de craindre les gens qui ne sont pas comme eux. J’regarde plus les infos, ça me déprime trop. » Même si les choses changent, le traitement fait dans les médias de chaque événement impliquant un étranger ou une personne racisé, me fait bondir. Je préfère suivre des comptes instagram inclusifs qui partagent les mêmes informations mais avec un prisme différent. C’est tout aussi déprimant de lire qu’une personne est morte uniquement en raison de sa couleur de peau mais au moins ils n’essaient pas d’excuser l’assassin avec des raisons débiles. Finalement, nous finissons de ramasser tous les déchets et récupérons les pancartes pour partir en direction du local. Après avoir dit à Noam qu’il peut compter sur moi s’il veut se confier sur les choses qu’il a vécu, celui-ci s’ouvre un peu à moi, m’expliquant son passé. Il ne dit pas ce qu’il s’est passé après que l’homme soit rentré dans l’hôpital mais j’imagine bien qu’il n’avait pas un pistolet à eau pour amuser la galerie. Et je comprends comment il a pu frôler la mort. « J’imagine pas ce que ça doit être...j’ai toujours eu peur de ce genre de choses. C’est pour ça que tu es venu ici et que tu as changé de domaine ? » J’imagine qu’après ça retourner au travail le matin, sur les lieux où les choses se sont passées, doit être un traumatisme permanent.

Noam haussa doucement les épaules aux propos de Vega. Oui peut-être, et il avait envie de dire : sûrement. Beaucoup finissaient comme ça après tout. Mais Vega, elle était peut-être différente de la plupart des gens. Elle avait l'air un peu différente. Déjà, elle était ici avec lui. Ca montrait qu'elle était pleine de rêve et d'ambition. Sinon pour elle, au moins pour l'humanité.

-Je ne te vois pas comme ça.

Un rictus se dessina au coin des lèvres de Noam. Malheureusement il avait pu le constater, oui, que les gens n'aimaient pas se remettre en question. Et il se demandait toujours pourquoi. Après tout, l'être humain commettait des erreurs, c'était bien normal, on ne pouvait pas être parfait. Alors, pourquoi était-il si dur d'y réfléchir et de corriger le tire ?

-Tu as bien raison. Il est difficile d'en tirer quoi que ce soit de bien.

En dehors du racisme et de la xénophobie ambiante, il y avait bien sûr tout un tas d'autres sujets, mais rarement quoi que ce soit qui donne le sourire.

Noam avait toujours du mal à parler de ce moment de sa vie. Parce qu'il n'aimait pas y penser. Mais il avait aussi apprit qu'il fallait parfois un peu s'ouvrir aux autres pour qu'ils s'ouvrent en retour, ou pour qu'ils puissent faire confiance. Il acquiesça d'un signe de tête à la question de Vega, ça avait évidemment été le point de départ de tout.

-Ouais, je peux te dire que ça m'a fait un sacré choc. Après ça... j'étais plus le même. Je n'arrivais même pas à sortir de chez moi. Il a bien fallu trouver une solution.

Même si on ne se connaît pas beaucoup, j’ai l’impression que Noam me cerne plutôt bien. Il comprend que je ne suis pas trop le genre à me contenter des choses si je ne suis pas satisfaite. Je ne me plains pas tout le temps non plus mais j’ai envie que les choses bougent et je fais mon maximum pour que ça arrive. Je pense que les gens qui m’agacent le plus sont ceux qui se plaignent sans rien faire, qui disent qu’ils n’aiment pas leur boulot sans essayer d’en changer, qu’il y a des injustices sans essayer de les combattre. Je crois que c’est ça le pire. « Tu me connais déjà si bien. » Je lui réponds en souriant avant d’exprimer ma perte d’espoir face aux chaînes d’information et aux gens. Il semble être comme moi, à préférer éviter d’allumer la télé pour tomber sur des reportages sensationnalistes à moitié faux ou qui restent toujours en surface des problèmes et des actualités. Je crois que je suis un peu moins négative depuis que je ne suis plus les informations traditionnelles. Je vais pas sur des trucs complotistes, qu’on se rassure, ma source d’information n’est pas Facebook. Mais il y a plein de médias indépendants qui traitent de sujets qui m’intéressent plus que ceux traités par les grands médias. On change de sujet pour aller vers quelque chose de bien plus personnel. Noam me parle de l’événement qui l’a fait changer de voie et on ne peut pas dire que ce soit un petit truc. Ça l’a traumatisé, je pense pas que j’aurais été mieux à sa place. « C’est normal, on est humains, on n’est pas fait pour rester de marbre face à ce genre de trucs. Même si ça reste, maintenant tu n’as pas à revoir le même endroit chaque jour. »