you left behind more than memories (eun-ae)

Cela vous est-il arrivé de songer à une personne un matin, avec un sentiment étrange qui vous habite, une sorte de déjà-vu qui vous prend aux trippes ? De penser à cette personne que vous n’avez pas vue depuis belle lurette et qui, appelée par vos songes éveillés peut-être, apparaît dans votre champ de vision la journée-même de cette pensée inopinée ? Nova était loin de s’imaginer qu’aujourd’hui elle vivrait cette drôle de coïncidence qui lui donnerait l’impression d’être prophète, dotée d’une quelconque force surnaturelle. Pourtant en marchant sur la rue commerçante, c’est bien à Eun-Ae qu’elle songeait. Bon, dans ce cas-ci cela ne sortait pas trop de nulle part, elle conversait encore fréquemment avec son amie d’enfance, son amie de toujours, même si cette dernière était à l’autre bout du monde. Cela faisait plusieurs semaines cependant qu’elle n’avait pas pris de ses nouvelles, et vice-versa, ce qui n’arrivait en réalité pas énormément entre elles. Nova était toujours la première à envoyer à Eun-Ae un meme qui lui rappelait une anecdote de leur adolescence. Puisqu’elle avait son amie dans la tête et dans le cœur, Nova décida d’aller se chercher une douceur à déguster au Tea’Rese, cette pâtisserie végane qu’elles avaient fréquentée comme des dépendantes pendant leurs études. C’était leur lieu par excellence pour réviser à deux même si elles n’étaient pas du tout dans le même domaine. Puis, à leur graduation, Eun-Ae en psychologie et Nova en thanatologie, on avait cessé de les voir toujours assises à la même table, en raison du départ de la jeune femme vers la recherche de ses origines. La rouquine commanda un latté au lait d’amandes ainsi qu’un scone aux fruits, avant d’aller s’asseoir à la table qu’elle partageait autrefois avec Eun-Ae. Elle sortit de sa sacoche un bouquin qu’elle venait d’aller récupérer à la librairie au bout de la rue, et se plongea dedans sans mal malgré le brouhaha du quotidien tout autour.

Captivée par les univers auxquels elle n’appartiendrait jamais, Nova avait souvent bien du mal à s’extirper de la lecture de ses romans. Il lui fallait entendre un potin particulièrement croustillant ou bien une voix familière à qui elle avait envie de s’adresser, pour daigner relever le regard vers le monde l’entourant. Ce monde tout d’un coup si fade lorsqu’elle venait de quitter des personnages rocambolesques. Cependant cette fois, ce n’est pas à contrecœur que Nova avait délaissé les quelques lignes restantes à son chapitre. Si son cœur avait raté un battement ce n’est pas parce qu’on la laissait sur un énorme cliffhanger avant de tourner la page, non, si son cœur s’était affolé c’était parce qu’elle avait entendu une voix bien ancrée dans ses souvenirs l’interpeler par son prénom. Eun-Ae. C’est dingue, elle pensait à elle en pénétrant le Tea’Rese et voilà qu’elle apparaissait comme par magie devant elle, en chair et en os ! Cette coïncidence, ce petit miracle, cette si belle surprise, c’était bien plus attrayant que n’importe quel roman ! Elle en referma donc la couverture d’un coup sec, la bouche grande ouverte. « EUN-AE ! » S’exclama-t-elle en bondissant debout, se fichant bien des regards dérangés qui se tournèrent vers les amies d’enfance. La brunette s’était élancée vers la rouquine et cette derrière l’attrapa au vol, au creux de son être, dans ses bras. Elle la serra si fort contre elle qu’on aurait dit qu’elle souhaitait s’assurer qu’elle était bel et bien là. « Bordel, mais toi aussi tu m’as trop manqué ! Mais qu’est-ce que tu fous ici ? POURQUOI TU M’AS PAS AVERTIE QUE T’ÉTAIS DE PASSAGE ? » L’euphorie se poursuivait et bientôt, si elles ne calmaient pas leur attitude, on allait certainement leur demander de quitter pour que règne la paix à nouveau dans la pâtisserie. Incapable de lâcher-prise sur Eun-Ae, Nova tenait encore les avant-bras de son amie de ses fines mains tremblotantes de surprise et de joie.

Elle ne se serait probablement pas calmée, Nova, si Eun-Ae ne l’avait pas d’abord fait, reprenant un peu de contrôle sur sa réaction face aux regards des autres. Ce regard, celui des autres, Nova n’y faisait gaffe que si c’était par rapport à des aspects trop intimes de sa personne. Elle se cachait face aux autres, se couvrait d’artifices, d’un voile de confettis, pour attirer l’attention sur autre chose que la personne qu’elle était réellement. Mais là, ce n’était rien de bien personnel, c’était ses retrouvailles avec son amie d’enfance et elle avait bien envie de montrer au monde entier à quel point ça la remplissait de joie. Les deux jeunes femmes se tenaient maintenant les mains, avec des étoiles dans les yeux alors qu’elles se regardaient, sourires fendant leurs lèvres. Du côté d’Eun-Ae, cependant, ce sourire perdit rapidement de sa force lorsque la rouquine la questionna sur ce passage inattendu. La thanatologue fronça les sourcils, et en entendant sa voix tremblante, elle se douta qu’elle ne devait pas continuer à sauter de joie en apprenant qu’elle revenait pour de bon à Bowen. « Tu m’inquiètes, Eun. J’attends le moment d’te retrouver ici pour de bon depuis vraiment longtemps mais là, j’sens que c’est pas ce que t’aurais voulu, j’sens que y’a quelque chose qui s’est passé … Ici ? À Séoul ? » Demanda-t-elle en reprenant place sur sa chaise et désignant celle en face d’elle pour que son amie y prenne place à son tour. Au moins, si elles s’asseyaient, peut-être que les gens cesseraient de les dévisager et Eun-Ae se sentirait bien à l’aise de s’ouvrir sur les raisons de son retour à Bowen. Jamais Nova ne se serait doutée que la mère adoptive de son amie d’enfance était malade. Elle la croisait de temps en temps, par-ci par-là dans la ville, mais elles n’allaient pas prendre le thé ensemble ! Elle n’avait pas été mise au courant de son état de santé. C’est pourquoi elle n’avait pas du tout vu venir le retour d’Eun-Ae à Bowen, elle qui espérait depuis si longtemps retrouver leur amitié stable – et en présence physique.

Son enthousiasme du moment s’était rapidement transformé en inquiétude, maintenant que Nova pressentait que le retour définitif d’Eun-Ae à Bowen n’était pas motivé par de douces et belles raisons. Évidemment la rouquine avait souhaité depuis plusieurs années de retrouver son amie d’enfance en chair et en os dans le petit patelin qui les avait vues grandir. Mais pas comme ça. Pas si c’était forcé. Pas si c’était involontaire. Pas pour des raisons qui déchiraient ses entrailles et ses rêves. Nova s’était rassise dans un mouvement lent et prudent, ne quittant pas des yeux Eun-Ae, comme si elle allait s’évaporer avant de lui avoir donné des explications. « Oui, je sais bien que tu as développé un attachement au pays même si tu n’y as pas trouvé ce que tu cherchais … J’ai toujours respecté ça même si tu me manquais cruellement. Qu’est-ce qui a changé ? » Osa demander Nova. Jamais elle n’aurait osé imposer à Eun-Ae de revenir en Australie si elle se bâtissait une vie là-bas. Elle n’en aurait pas eu le droit, de toute façon. Leur amitié, aussi forte fut-elle, ne justifiait pas une telle requête. Alors elle se demanda si quelqu’un d’ici avait osé lui poser un tel ultimatum. Elle apprit rapidement que ce choix forcé ne provenait de nul autre que l’appel de la mort, qui s’apprêtait à prendre la maman adoptive d’Eun-Ae. Son cœur se serra dans sa poitrine qui tout d’un coup avait trop d’espace pour exister face à une telle injustice. Elle déglutit difficilement, n’arrivant pas à croire les durs mots qu’elle entendait : cancer, phase terminale. La main de Nova s’avança sur la table, prestement, allant chercher celle de son amie d’enfance. « Oh, Eun … Je n’en avais absolument aucune idée. J’ai croisé ta mère et ton père par moments … Je n’ai rien vu, je n’ai rien su. » Peut-être avaient-ils voulu garder cela dans la famille d’abord. Sans doute avaient-ils préféré que leur fille l’apprenne avant ses amies. Ou peut-être tout cela s’était-il fait très rapidement, sans prévenir personne, encore moins celle qui souffrait. En voyant les larmes couler le long des joues de son amie, la rouquine quitta sa chaise et la tira avec elle pour l’amener de l’autre côté de la table, à côté d’Eun-Ae. Elle la prit dans ses bras, contre elle. Les gens autour ne comprendraient rien à rien aux montagnes russes d’émotions qui les habitaient. « Je suis tellement désolée, mon chat. Elle souhaite probablement pouvoir profiter pleinement du temps qu’il lui reste pour être avec toi, Eun. » La chimiothérapie, ça l’affaiblirait, ça engourdirait son corps et son âme, et sans doute préférait-elle se sentir vivante pour un peu moins longtemps, que de se sentir léthargique pour quelques mois de plus. Nova pouvait comprendre, même si elle n’en dirait rien.