Fire (w/Isaiah)

Ce parking abandonné, Isaiah en avait souvent foulé l’asphalte crevassée et les lignes de peinture effacées. C’était son endroit de prédilection, autrefois, pour vendre son herbe sans risquer qu’une voiture de patrouille passe dans les parages. C’était tellement reculé de la ville et laissé à l’abandon que même les dealers et les policiers ne s’aventuraient pas jusqu’ici. Sauf lui, à l’époque, et les personnes qu’il rencontrait. Aujourd’hui, et depuis quelques années maintenant, Isaiah ne vendait plus rien et s’était totalement retiré de ce domaine. Il avait une famille maintenant, et même s’il avait toujours été assez tranquille et pas trop menaçant même lorsqu’il dealait, il avait préféré s’assagir. Alors pourquoi revenait-il sur le lieu de ses forts anciens crimes, désormais ? Pour la tranquillité. Il avait eu besoin de se reposer l’esprit, l’âme. La plupart des lieux à Bowen étaient pas mal fréquentés, au moins par quelques groupes de personnes, et aujourd’hui c’est le silence qu’il cherchait. Même la forêt n’était plus aussi paisible maintenant que la randonnée était devenue si populaire. Il avait donc enfourché son vélo et pédalé jusqu’à la sortie de la ville, jusqu’à ce parking déserté, mais qui ne l’était pas totalement ce matin, étonnamment. Isaiah s’arrêta derrière une femme accroupie devant un tableau, briquet allumé. Elle sursauta en l’entendant freiner. « Désolé, c’était pas l’intention. » S’excusa-t-il. Il fronça légèrement les sourcils. « Me dites pas que vous vous apprêtiez à faire ce que je pense … » Demanda-t-il avant d’ajouter sans attendre : « Mettre le feu à un aussi beau tableau ? » Il n’avait pas besoin de demander mais pourquoi ? puisque cette question se lisait à même sa phrase, à même son ton de voix et à son regard surpris et confus. Isaiah portait l’art dans son cœur, l’art sous toutes ses formes. Qu’on brûle un livre, une toile, une sculpture, peu importe, il en aurait le cœur brisé de voir s’envoler en cendres les efforts artistiques, l’inspiration et le message d’un artiste. Sans doute parce que lui-même en était un, artiste. Sans doute parce qu’il savait toute l’émotion que l’auteur déversait dans son œuvre. Il était loin de se douter qu’en fait, cette jeune femme, c’était elle l’artiste. Et que le fait de brûler son tableau faisait autant partie de la thérapie personnelle que de la peindre, cette toile.

D’une voix dénuée d’émotion, d’une voix sèche et assurée, la jeune femme lui avait répondu que si, ce qu’elle s’apprêtait à faire, c’était exactement ce à quoi Isaiah songeait. Il fronça les sourcils, ne comprenant pas pourquoi on poserait un geste aussi drastique à l’encontre d’une œuvre d’art. Le message que cette toile portait était-il à ce point dévastateur pour elle, qu’elle devait en retour la détruire d’un élément si fort de la nature ? Elle déposa le briquet sur le capot de la voiture qui était sans doute la sienne, et déclara que ce n’était que de la peinture sur une toile, que ça n’avait aucune valeur. « Oh, je ne suis pas d’accord. » Déclara Isaiah en débarquant de son vélo, l’immobilisant sur la petite patte qu’il abaissa pour le tenir en équilibre, légèrement penché d’un côté cependant. Il s’éloigna de sa bicyclette et s’approcha de la toile qu’il regarda plus attentivement. « Des coups de pinceau aussi nets, des détails aussi précis, sur les rides au coin des yeux, les froissements de la chemise, la pénombre du décor qui fait écho à celle du regard … » Détailla-t-il en pointant les différents éléments du tableau. « Ce ne sont pas que des couleurs sur un tableau. Y’a toute une histoire derrière cette toile, une histoire que l’artiste a voulu raconter. » Ne raconter qu’à elle-même, s’apprêterait-il sans doute à comprendre. Mais pour le moment, Isaiah continuait de se mêler de ce qui ne le regardait pas, outré par le violent geste d’enflammer l’art comme si on devait le punir sur le bûcher. Du coin de l’œil, Isaiah vit les ongles de la jeune femme gratter les initiales de l’artiste en question, comme si elle voulait faire disparaître cet artiste au même titre que son œuvre. Perdu dans ses pensées, il n’en ressortit que lorsqu’elle lui suggéra de reculer comme ça pouvait brûler rapidement. « Je vous l’achète, si vous voulez à ce point vous en débarrasser. » Ça lui semblait déjà un meilleur sort, même s’il se doutait qu’Aisling ne voudrait pas accrocher le portrait d’un homme aussi lugubre. Ce n’était pas un décor très jovial pour les filles, et pour eux non plus.