Summertime blues (az)

On en avait encore pour un bon mois, au minimum. Et encore, si les matériaux arrivaient tous dans les temps, ce qui n’était pas une valeur sûre. J’avais le sentiment que ce chantier n’avançait pas, ou bien à pas de fourmis, ce qui était frustrant au vu du travail qu’on fournissait chaque jour, les collègues et moi. L’objectif, rendre la commande avant le mois d’Août, pour que les étudiants de septembre puisse intégrer résidences toute neuve que nous étions en train de construire. Me rendre sur le campus chaque jour me rendait nostalgique du temps où, moi-même, j’avais fréquenté les banc de l’université, ce qui me semblait une éternité plus tôt. Objectivement, cela faisait juste dix ans, voire même un peu moins, que j’avais décidé d’abandonner mes études, tirant un trait du même coup sur profil d’ingénieur qu’avait imaginer mes parents pour moi.
Le bruit caractéristique d’une bière qu’on décapsule marque la fin de journée. Je remercie Azriel tandis qu’il me tend un 33 de blonde. Je prends place à côté de lui, sur un bloc de béton, puis porte le goulot à ma bouche, avant de soupirer longuement.
— Eh bah…je serai pas mécontent de le terminer celui-là !

@azriel shillinglaw

C'était une grosse journée, des grosses journées même, depuis quelques temps. Mais l'Italien ne s'en plaignait pas. Il avait l'occasion de travailler de ses mains, chose qu'il avait toujours aimée, et de travailler avec des gens sympa, aussi. Malgré la longue tâche qui les attendait pour tout l'été, Az était content de bosser. Sans doute parce qu'il avait aussi des projets excitants à côté, comme nettoyer et arranger un peu la maison du père de Lys à leur façon, ou plutôt à la façon de l'artiste, lui, il lui prêtait ses mains avec beaucoup de plaisir - entre autres parties de son corps -. Puis ils avaient leur projet à eux deux, aussi. Ça aussi, ça demandait un travail physique de leur part, mais un qu'ils avaient toujours été enchantés de fournir. Et pour couronner tout ça, Azriel avançait bien sur le livre illustré qu'il avait fini par mettre en forme. Ce n'était encore qu'un projet, mais c'était déjà plus concret que cette idée qui lui trottait dans la tête depuis un moment et qui été toujours restée une idée. Il avait rassemblé les tonnes de croquis qu'il avait dessiné pour Thaïs et Ivy au fil des mois, et il avait commencé à les assembler, à redessiner, à former une histoire. Alors au milieu de toutes ces avancées, Az était heureux. Il avait considérablement réduit ses shifts au Hendrix, histoire de pouvoir respirer un peu quand même, mais il continuait à y travailler chaque semaine ou presque, parce qu'il aimait ça, tout simplement. Oui, il pouvait le dire, il était un homme comblé. La journée touchait à sa fin et l'équipe rangeait les outils de chantier, prêts pour le lendemain, alors qu'Az allait chercher des bières. « Je préfère travailler tout l'été dessus plutôt que d'y rentrer en septembre et dormir sur les bancs de l'unif toute l'année, perso'. » répliqua l'Italien avec un sourire amusé, en faisant tinter sa bouteille de bière contre celle d'Elias avant de prendre une gorgée. C'était pas vraiment vrai, Azriel avait adoré son temps à étudier l'histoire de l'art. Mais ça appartenait à un passé lointain et bien trop enfoui pour qu'il ait envie de le revivre.

J’adorais mon métier, un metier que beaucoup pouvait qualifié d’ingrat pourtant. Il est vrai qu’on travaillait dans la poussière, qu’on malmenait notre dos, nos muscles et qu’il nous arrivait de devoir oeuvrez en plein cagnard parfois. Mais j’aimais ça, construire, réparer, ça avait toujours été mon truc, et l’avancer des travaux, bien souvent, était satisfaisant. C’était palpable, c’était concret, même s’il arrivait que certains chantiers prennent du temps, comme c’était le cas ici pour la nouvelle résidence étudiante. Après notre journée de boulot, Az et moi en profitons pour s’octroyer une pause et une bière bien mérité. Mon coloc et ami me tend une bouteille décapsulé qu’il fait teinter contre la sienne, je prends une gorgée en même temps que lui.
— Ouais, pareil, je soupire, ça ne me manque pas tout ça…
J’étends mes jambes devant moi et savoure ce moment de relâchement, prenant une nouvelle gorgée.
— T’as prévu quoi ce week-end ?

Azriel sourit d'un air entendu quand son ami acquiesça à ses dires. Ils avaient tous deux laissé tomber leur plan universitaire et les débouchés qui allaient avec. Et pourtant, ils n'en étaient pas plus malheureux. « Pourquoi t'avais arrêté, encore ? » demanda l'Italien alors qu'ils se détendaient de cette journée éreintante, avec leur boisson bien méritée. Il savait qu'Elias avait abandonné les études d'ingénieur, et lui savait qu'Az avait lâché ses études d'art en plein milieu du processus, mais ils n'en avaient jamais discuté plus longuement. Après tout, cela faisait bien des lunes, que cette partie de leur vie était révolue, aux deux trentenaires. « Je bosse au Hendrix vendredi soir, pour le reste, encore rien. Mais je réfléchis à quelque chose pour l'anniversaire de Lys, rien qu'à deux, comme elle a déjà prévu une grosse fête avec les potes. » sourit le garçon. On pouvait déceler sur son visage hâlé qu'il était foncièrement heureux de préparer l'anniversaire de sa copine. Il avait envie de lui faire plaisir, de leur faire plaisir, de fêter ça dignement comme ils en avaient l'habitude, mais sans fioritures inutiles.

Pourquoi ai-je arrêté l’université ? La question à 12 milliards. Mes parents n’avaient cessé de me la poser quand je leur avais annoncé que je n’allais pas continuer mon cursus, à l’époque. Je n’avais jamais trouvé de réponse qui convienne, car c’était difficile à admettre. Je ne me sentais pas à la hauteur, j’avais peur de me confronter à mes lacunes, de ne pas être le petit génie que ma mère croyait que j’étais. J’avais eu la trouille tout simplement. Mais pour le reste du monde, j’avais fait preuve de flemmardise et j’avais gâché mon potentiel. C’est peut-être aussi vrai en un sens. J’inspire longuement, portant mon attention sur Azriel.
— C’était pas pour moi, j’crois…
Je ne sais pas pourquoi je reste aussi évasif, en particulier avec Azriel qui est plutôt doué pour écouter et qui n’est absolument pas du genre à juger, mais c’est un reflexe dont j’ai du mal à me détacher. Je préfère faire diversion et poser une question bateau. M’intéresser à ce qu’il compte faire de son week-end me parait une pente bien moins glissante.
— Cool ! je réponds, t’as des idées déjà ?

Elias ne semblait pas avoir un parchemin à dérouler de toutes les raisons qui l'avaient poussé à abandonner ses études, ce qui pour le skateur, indiquait qu'il n'avait pas spécialement envie de s'étaler sur le sujet. Il n'insista donc pas, comme il le faisait souvent. Il était l'oreille prête à écouter, pas les lèvres impatientes de vous tirer les vers du nez. « En même temps, on nous demande de faire un choix définitif de vie alors qu'on n'est même pas encore vraiment sortis de l'adolescence. Ça me semble logique que plein de gens se rendent compte après coup que c'est pas leur truc. » répondit-il tout de même en hochant la tête, partant d'un fait général et avéré pour soumettre l'idée qu'il comprenait totalement Elias. Parfois, y avait pas d'explication plus complexe, on le sentait pas, voilà tout. Az n'était pas dans ce cas de figure, son départ de l'université étant dû à un événement bien plus violent, mais il savait que bon nombre de gens changeaient de voie de multiples fois durant leur formation supérieure. Et il trouvait ça tout à fait normal et compréhensible, comme il l'avait dit. « J'ai pas encore vraiment réfléchi à un truc concret. Oui, je sais, ça fait le type qui s'y prend en dernière minute et qui s'en fout, mais pas du tout. » répliqua l'Italien, avant d'esquisser un sourire amusé et enfantin. C'était pas qu'il était nul pour organiser des choses pour ses proches, au contraire, ça lui tenait à cœur de faire naître un sourire sur leur visage. Azriel n'était juste pas quelqu'un qui voyait les choses en grand et s'agitait dans tous les sens pendant deux semaines pour que tout soit parfait. Quelque chose viendrait, sonnerait juste et bien dans son imagination, et il suivrait son idée sans la presser.

Azriel n’avait pas tord, concernant les études et cela faisait écho à l’état d’esprit par lequel j’étais passé à l’époque où j’avais pris la décision d’arrêter complètement mes études. On était jeunes, et à un moment carrefour de nos vies qui pouvaient en effrayer certains, dont je faisais clairement partie. J’avais pris peu, et avais préféré fuir, estimant que c’était plus facile et plus confortable pour moi. Mes parents ne l’avaient jamais compris, bien qu’ils aient complètement respecté mon choix.
— Ouais, c’est chaud quand on y pense…et qui sait, peut-être que si j’avais été plus téméraire, je serai pas en train de me casser le dos sur les chantiers.
Ma mère, au moment où j’avais arrêter mes étude d’ingé, m’avait incité à commencer un cursus d’architecture, ce que j’avais refuser également. Cependant, aujourd’hui, je ne peux nier que l’archi m’intrigue, mais on ne peut pas retourner en arrière et reprendre des études à vingt-neuf ans me semble insurmontable. Le sujet dévie alors sur nos plans du week-end et en particulier ceux de mon coloc et ami. Je souris.
— Non, ça fait le type spontané qui connait vraiment bien sa meuf, et qui n’a pas besoin de se poser mille question pour savoir comment lui faire plaisir. Je veux dire…ça se voit, quand elle vient à l’appart que vous êtes de la même planète, que vous évoluer dans la même bulle et, pour être honnête, elle a l’air drôlement confortable cette bulle. Je suis presque jaloux…

Le jeune homme sourit à la réplique de son colocataire, percevant peut-être une minuscule pointe de regret dans ses mots. De son côté, Az ne savait pas s'il regrettait ou non son choix de tout plaquer. La situation à l'époque justifiait ces décisions catégoriques, et si on l'avait ramené à ce moment précis de sa vie, il aurait refait exactement la même chose. Et puis, ça ne l'empêchait pas de pratiquer ses talents artistiques au quotidien, bien qu'il n'en ait pas fait son métier. Si travailler dans le bâtiment et l'horeca pouvait donner l'impression qu'il était passé à côté de sa chance, il n'en était rien dans son esprit. Il aimait ce qu'il faisait. Il aimait créer, construire, échanger, faire plaisir, se rendre utile. Et si tous ces tournants de la vie qui l'avaient amené ici étaient dus à un événement tragique, dont il ne se remettrait jamais, il ne pouvait décemment dire qu'il regrettait la vie qu'il avait aujourd'hui. Très loin de là. « Tu comptes changer de voie dans un futur proche ? » demanda l'Italien pour en revenir au parcours d'Elias. « C'est sûr qu'on a une relation... Inébranlable. On l'a toujours eu, quelque part. » sourit Azriel quand son ami décrivit avec des mots si justes et touchés de chaleur l'image qu'il avait de Lys et lui. Et il était content, qu'ils peignent à deux ce tableau aux yeux du monde, représentatif de leur relation si fusionnelle, si fluide. « À ta place, je le serais un peu aussi, j'imagine. » rit-il avec un brin d'humour, trop honnête que pour répondre autre chose. Oui, Lys et lui avaient ce quelque chose de lumineux et d'incomparable qu'il n'échangerait pour rien au monde. Et il souhaitait à tout le monde d'avoir une personne pareille dans sa vie. « Mais n'y aurait-il pas un quelqu'un comme ça dans ta vie aussi ? » s'enquit le garçon avec une lueur malicieuse dans ses iris noisette, alors qu'il prenait une gorgée de bière.

La question d’Az créer une brèche dans mon esprit. Il ne s’en doute peut-être pas, mais cette idée de nouvelle voie est en toile de fond chez moi depuis des années. En fait, elle n’a jamais cessé d’être là, comme une ombre que je refuse de voir. Par peur de l’échec principalement, cette même peur qui m’a fait abandonner mes études des années plus tôt. Ma mère me tanne avec ça, elle n’arrête pas de prétendre que je pourrais reprendre mes études, et réaliser des rêves que j’ai enfoui jusqu’ici. Je ne suis pas sûr d’avoir envie d’en parler toutefois, aussi, la diversion offerte par mon coloc est plus que bienvenue. Parler de son couple m’apparait bien plus simple que d’aller creuser dans mes profondeurs. Mon collègue et ami me fait sourire. Il a conscience de la beauté du lien qui l’unit à sa petite amie, et c’est beau à voir. Il est heureux, ça crève les yeux. Je l’envie pour ça, et je n’hésite pas à le lui dire.
— Vous avez quelque chose de spécial, c’est certain.
Lorsqu’Azriel me demande si j’ai, dans ma vie, moi aussi quelqu’un de particulier, je hausse les épaules. Je ne suis pas en couple et ne l’ai jamais été, toutefois…le visage de Manny, un garçon que je fréquente depuis peu et rencontré sur BBT m’apparait. Je ne sais pas bien ce que cela signifie. Peut-être est-il un peu spécial à mes yeux…Je souris, béatement.
— Non, je n’ai pas encore cette chance, mais…qui sait, un jour peut-être…

Tu penses qu'on peut clôturer là ?

L’Italien n’avait aucune idée des réflexions qui taraudaient son colocataire et collègue, concernant leur premier sujet de conversation. Az lui-même avait peut-être des choses à creuser de ce côté-là. Mais, pour l’un comme pour l’autre, faire fleurir ces pensées, et peut-être ces projets futurs, n’était pas encore d’actualité. Elias lui demanda ensuite s’il avait des choses prévues pour le week-end, et la conversation glissa rapidement vers le couple du garçon, étant donné que l’anniversaire de Lys arrivait. Il sourit, de ce sourire malicieux et un peu infantile, quand ils évoquèrent sa relation avec la peintre. Azriel était bien d’accord avec son ami : Lys et lui avaient quelque chose de spécial. Ça avait toujours été le cas, même quand ils ne formaient pas encore un couple à proprement parler, même si quelque part, quels que soient les mots posés sur leur lien, cette connexion intense et presque viscérale entre leurs êtres était là, avait toujours été là depuis qu’ils se connaissaient, dans toutes les manières qu’ils avaient de l’exprimer. Il hocha la tête en terminant sa bière, jugeant qu’Elias avait résumé parfaitement et simplement, ce qui faisait vibrer le palpitant du barman. Az renchérit en demandant si du côté de son coloc’, il n’y avait pas un tel potentiel avec une certaine personne. Il acquiesça quand ce dernier répondit par la négative, cogitant sur le fait que cette question n’avait peut-être pas lieu d’être, ou n’avait en tout cas, pas autant d’importance que ce que la société voulait y porter. « Bien sûr. Désolé, c’était un peu con comme question, y a plein d’autres choses dans la vie qui sont tout aussi épanouissantes qu’une relation. » affirma-t-il, démontrant qu’il ne voulait aucunement par sa question, mettre la pression à Elias quant à une quelconque recherche de relation amoureuse. « Genre, se boire une bonne bière après le boulot avec un copain. » sourit-il avec cet étincelle sincère et chaleureuse au fond de ses iris noisette.

End.