i played with your heart, got lost in the game (leóma)

Quand elle est entrée et qu’elle l’a vu accoudé au bar, son cœur a manqué un battement. Selma a pris soin de choisir une table la plus éloignée de lui et de lui tourner le dos pour ne pas penser à sa présence durant toute la soirée. Elle avait rendez-vous avec un ami pour boire un verre et discuter un peu, prendre des nouvelles, les choses classiques. Finalement il faut croire qu’ils avaient plus de choses à se raconter qu’ils ne le prétendaient puisqu’ils sont restés là, une bonne partie de la soirée, enchaînant les verres de vin et grignotant par ci par là mais pas suffisamment pour que l’alcool ne fasse pas effet. Alors que l’heure est déjà bien avancée, son ami lui annonce qu’il doit rentrer, devant travailler tôt le lendemain et ne voulant sans doute pas se réveiller avec la gueule de bois pour sa journée de travail. Le verre de la jeune femme n’est pas entièrement terminé alors elle le salue, se disant qu’elle ne restera que le temps de finir les quelques gorgées restantes. Mais au lieu de rester bien sagement assise, elle décide de se lever, son verre à la main et de venir s’asseoir à côté de León, un sourire aux lèvres. « Bonsoir. » lui dit-elle d’une voix chaleureuse qu’elle n’a pas eu à son égard depuis bien longtemps maintenant. Sa robe noire se pose sur le siège, son regard se tournant vers le verre de son mari « Tu en veux un autre ? » Elle n’est pas du genre à encourager la consommation mais elle voit ça davantage comme une invitation à la discussion qu’à la perversion. Elle-même ayant déjà un peu trop bu par rapport à ses habitudes, elle n’a plus les idées aussi claires qu’en plein jour.

Ce n’était sans doute pas la stratégie la plus saine, de terminer un groupe de soutien en passant par le bar avant de rentrer chez soi. Ce n’était sans doute pas ce que l’intervenant recommanderait. Mais pour Theodore et Carter c’était souvent plus facile de s’ouvrir rien qu’entre eux, autour d’un repas, d’une bière, comme s’ils étaient des amis alors qu’ils n’avaient en commun que leurs cicatrices à l’âme. Les raisons étaient toutes plus différentes les unes que les autres. Et pourtant, ils se comprenaient, trouvaient un semblant de sécurité et d’espoir dans les paroles de l’autre, en quelque sorte. Leónel avait les yeux rivés sur sa pinte de bière, écoutant plus qu’autre chose, même s’il laissait passer quelques mots à travers ses lèvres pour commenter, acquiescer. Il était pas mal dans sa tête, ces dernières semaines. Il avait tenté d’articuler le fond de sa pensée, en vain. Il trouvait rarement les mots, León, pour bien expliquer ce qui le tourmentait. Perdu dans ce brouillard il n’avait évidemment jamais remarqué Selma assise derrière lui à une table du resto-bar. Ce n’est que lorsque Theodore quitta, suivi de près par Carter qui lui donna une tape sur l’épaule avant de s’éclipser, que le chilien eut conscience de sa présence. Elle était venue le rejoindre. Elle s’était assise à côté de lui. Lui qui s’apprêtait à quitter son verre vide. Lui qui s’apprêtait à rentrer pour ne pas davantage errer et se laisser tenter. Il tourna la tête vers son épouse, étonné du ton chaleureux qu’elle employait envers lui. « Bonsoir. » Il regarda par-dessus son épaule, également surpris de la trouver seule ici, alors il avait instinctivement cherché des ami-e-s à elle qu’il aurait pu reconnaître. Elle ne semblait pas accompagnée. Il regarda ensuite son verre vide puisqu’elle lui en proposa un autre. Soit il avait légèrement abusé et il s’imaginait des trucs, soit Selma avait oublié leur dernier échange. « Euh, oui … Si tu veux. » Il regarda de nouveau celle qu’il aimait d’un amour désormais douloureux. « J’étais avec des amis, tu sais. Ils viennent tout juste de partir. » Lâcha León, pressé d’expliquer sa présence ici, maintenant en solitaire, à Selma. Il était toujours dans les justifications, dans les dernières années. Parfois ses justifications étaient des mensonges. Aujourd’hui c’était la vérité.

La nostalgie l’avait frappé en plein cœur en voyant son mari dans le même bar qu’elle. D’ordinaire ils ne se croisaient pas en ville, seulement chez l’un ou chez l’autre, pour parler d’Izzy, leur seul sujet de conversation commun à présent. Le voir là lui rappelait tous les moments qu’ils avaient pu passer tous les deux, le soir, dans les rues de Bowen, pour une sortie au musée, une balade, une séance de cinéma ou un simple verre en amoureux. Cette époque manquait terriblement à Selma. L’alcool aidant, elle plongeait à cœur perdu dans ces souvenirs. C’est pour ça qu’elle était venue le voir, au lieu de faire semblant de ne pas l’avoir vu et de repartir chez elle comme si leurs chemins ne s’étaient pas croisés. La dernière fois, ils s’étaient même entrechoqués, finissant rapidement leur conversation par une dispute, une de plus et des reproches qui ne menaient à rien. La jeune femme n’est pas forcément du genre du genre rancunière et quand il s’agit de León, tout ce qu’elle est avec les autres n’est plus vraiment pareil. Elle lui en veut d’une certaine manière, mais elle s’en veut aussi beaucoup à elle même de cette impuissance. Naturellement, comme s’ils étaient de vieux amis perdus de vue, elle lui proposa un verre, qu’il accepta. Celui de Selma n’était pas encore vide mais elle interpella tout de même le serveur pour en commander un pour son mari. Celui-ci expliqua d’ailleurs sa présence ici. « Tu n’as pas à te justifier tu sais, tu fais ce que tu veux. » Il y a bien des choses qu’elle aimerait qu’il ne fasse pas mais elle a bien vu, au fil des dernières années qu’essayer de contrôler la vie et les pensées de quelqu’un est impossible. Elle ne peut pas juste réussir à l’aider parce qu’elle en a décidé ainsi. « De toute façon j’ai vu que tu n’étais pas seul. » ajouta-t-elle avant de boire une gorgée de son verre de vin. « Je suis contente de te croiser ici. » Tout simplement parce que cela veut dire qu’il n’est pas resté enfermé dans sa caravane.

« Je sais … » Il se justifiait toujours, Leónel, c’était plus fort que lui. Il savait que Selma, à quelque part, lui en voulait de ne pas se sortir de ce trou dans lequel il était tombé. Alors il tentait, par les moyens qu’il trouvait, de lui faire miroiter qu’il y avait encore de l’espoir pour lui, alors qu’en réalité il n’en savait absolument rien. C’est pour ça que dans les premières années de son trauma, Leónel avait à ce point menti à Selma. Il préférait lui assurer qu’il allait redevenir celui qu’elle avait marié, il préférait lui dire avec conviction qu’il ne fumait pas, qu’il allait prendre des marches dans le jour pendant qu’elle bossait, qu’il mangeait bien, qu’il ne buvait pas. Tout ce que les médecins et les psys recommandaient. Tout ce que lui-même se serait recommandé s’il avait été le traitant et non le traité. La vérité était qu’il restait vautré à la maison à se commander du take-out qu’il cachait ensuite pour que sa femme et sa fille ne voient pas à quel point il se laissait aller. La vérité était qu’il fumait de la marijuana pour se détendre le corps et l’esprit, en cachette. La vérité était que l’envie de s’en prendre aux bars de la ville avait été si forte ces dernières années. Maintenant que Selma et lui n’étaient plus ensemble, qu’ils ne vivaient plus sous le même toit, il n’avait plus à lui mentir. Et contre toute attente, c’était un soulagement. De pouvoir y aller à son rythme. Sans jugement. Sans attente. Sans les espoirs des autres à nourrir. Enfin, il restait Isidora, Isidora qui était désormais la seule victime des fausses promesses de son père. C’est d’ailleurs pour ça que Selma et Leónel s’étaient engueulés il y a deux semaines. C’est pour ça que le chilien était autant dans sa tête, à chercher l’issue. Peut-être qu’elle était droit devant lui, l’issue, la lumière. Avec une attitude détendue, Selma lui avait proposé un autre verre, ce qu’elle n’aurait jamais fait en temps normal. « T’es là depuis un moment alors ? » S’interrogea son mari, puisqu’elle avait eu le temps de l’apercevoir avec Theodore et Carter. Sa nouvelle bière bien remplie arriva. Ça avait souvent été comme ça. Leónel buvait sa bière et Selma préférait son vin. Ça le ramenait quatre ans en arrière et plus encore. « Tu l’es ? Vraiment ? » Osa demander le chilien, d’une voix plutôt douce même s’il évoquait implicitement leur dernier échange. Ça lui faisait du bien de savoir qu’elle arrivait encore à se réjouir de sa présence. Malgré la colère qui l’habitait parfois, pour Leónel, la présence de Selma était encore associée à un sentiment de sécurité.

En décidant de lâcher l’affaire, deux années auparavant, Selma s’était elle aussi libérée d’un poids. Elle n’avait plus besoin de se battre, plus besoin de voir chaque jour l’homme qu’elle aime continuer à sombrer sans jamais un espoir de sortir de cette spirale. Une partie d’elle s’en voulait d’avoir fui, de l’avoir laissé tomber mais elle ne pouvait pas continuer à le voir comme ça sans elle-même finir par mettre la tête sous l’eau et sans empirer les choses. Au moins maintenant, fini les mensonges et les faux-espoirs. Elle n’attend plus grand-chose de León même si une part d’elle à encore de l’espoir, raison pour laquelle elle ne s’imagine pas refaire sa vie ou signer définitivement les papiers du divorce, elle a toujours cette petite étincelle qui lui dit que tout pourrait un jour redevenir comme avant. La journaliste lui affirma que dans tous les cas il n’avait point besoin de se justifier puisqu’elle a effectivement pu le voir avec deux personnes avant qu’elle ne vienne l’aborder, elle sait qu’il ne ment pas et ça la rassure un peu même si elle aurait préféré y être indifférente. Elle aurait aimé qu’il la remarque aussi, comme elle l’a vu en arrivant et son cœur qui a fait un bond. Peut-être ne ressent-il plus rien pour elle mais n’ose pas officialiser les choses, n’étant pas franchement du genre pro-actif depuis quelques années. « Oui, je suis arrivé tout à l’heure pour voir un ami et finalement ça a duré plus longtemps que prévu. » Et en conséquence quelques verres de plus que ce qu’elle s’était imaginé pour cette soirée et un ventre assez peu plein pour absorber tout ça. Forcément ses idées ne sont pas les plus claires, ce qui adoucit sans doute son attitude vis à vis de son mari, qui semble étonné qu’elle soit réellement contente de le voir. La dernière fois ils se sont disputés et ont chacun dit des choses sous le coup de la colère, sans doute de manière plus violente que dans leurs pensées. Ce soir, Selma n’a pas envie d’y repenser. « Oui, je le suis. Et toi, tu es content de me voir ? » Elle a besoin de savoir ce qu’il pense d’elle et si une part d’elle s’accroche à quelque chose de voué à l’échec dans tous les cas.

Évidemment, lorsqu’elle parla d’un ami, Leónel eut un petit pincement au cœur. Il n’avait jamais vraiment été le genre d’homme jaloux, surtout il n’aurait pas pu l’être avec Selma qui était souvent partie hors du pays pour le travail. Toutefois, maintenant qu’ils étaient séparés, il ne pouvait s’empêcher de se demander si elle fréquentait à nouveau des hommes, si elle tournait tranquillement la page sur eux. Cet ami dont elle parlait était-il plus que ça, mais Selma n’osait pas le nommer autrement par peur de blesser Leónel ? C’était une possibilité plausible. Deux années s’étaient écoulées, après tout. Elle pouvait avoir eu envie de poursuivre sa vie, de recommencer à neuf, sans lui. En le quittant, c’était un peu le choix qu’elle avait fait. Leónel devait s’attendre à ce que ça se produise un jour. Qu’elle tombe amoureuse d’un autre que lui. Il ne voulait cependant pas être aux premières loges de cette histoire, et c’est pourquoi il se sentait plutôt rassuré de ne pas l’avoir aperçue, un moment plus tôt, en compagnie de cet ami, qui que ce soit. Le chilien préférait vivre dans le déni un peu plus longtemps encore. Il pensa à quoi répliquer. Tu t’es bien amusée, alors ? Il ne voulait pas le savoir. Ah oui, je le connais ? Ce serait encore pire s’il le connaissait. Tu t’es mise belle. Ça n’avait plus sa place. « Oh ok. » Leónel détourna le regard, le grincement incessant de ses dents faisant bouger le haut de sa mâchoire. Selma avoua être contente de le voir ici. Ici ou n’importe où, sans doute. Elle ne pouvait quand même pas se réjouir de le croiser dans un bar, précisément. « Bien sûr que je suis content de te voir, Selma. Je suis toujours content de te voir. Même si … Même si parfois ça se passe assez mal. » Il déglutit, prenant une gorgée de sa bière, une petite dose de courage. « Je suis désolé de t’avoir crié dessus, la dernière fois. » Il lui avait crié de s’en aller, de le laisser tranquille. Elle avait dépassé une limite chez lui, elle avait touché une corde sensible, mais ça ne justifiait pas une telle réaction.

La réaction de León à l’évocation du fameux ami, rassura un peu Selma. Elle sait que ça ne change rien à là où ils en sont aujourd’hui mais savoir que malgré tout, malgré les reproches et les disputes, il y a toujours quelque chose, toujours cet amour en lui, ça lui fait du bien. Elle ne comptait pas le rendre jaloux, elle n’est clairement pas le genre à manigancer ce genre de choses. L’homme qu’elle a vu est seulement un ami et elle sait que ça restera ainsi. La journaliste n’est pas le genre de femme qui se pose dans une relation, qui a un besoin d’un homme dans sa vie pour se sentir pleinement accomplie. Elle n’a besoin que d’elle-même, fière et indépendante. Il n’y a que León qui a su lui faire suffisamment tourner la tête pour qu’elle envisage de vivre une vraie relation et elle sait qu’il n’y aura que lui qui y arrivera, le grand amour ça n’arrive qu’une seule fois dans sa vie. Face aux mots de son mari, elle s’en veut elle aussi de s’être emportée. Si dans le fond, elle pense une partie des choses qu’elle lui a dit, parce qu’elle en a marre de voir celui qu’elle aime sans le reconnaître et ce depuis quatre ans maintenant, elle sait que ses mots ont été plus forts qu’elle ne l’aurait voulu. « Moi aussi, je suis désolée. » lui répondit-elle avant de boire une gorgée de son verre. « Tu me manques. » ajouta-t-elle en le regardant. Si elle s’écoutait, elle le verrait plus souvent juste pour l’avoir en face d’elle et s’imaginer qu’il est toujours là, que leur vie va bien, qu’ils s’aiment. Mais le voir sans qu’il soit vraiment là lui fait bien trop de mal. Ce soir elle se sent plus apaisée, les verres but dans la soirée relèguent les idées noires au second plan.

Selma et Leónel ne jouaient pas à ces jeux-là. Déjà, le chilien n’était pas du tout là dans sa tête. Et Selma, il savait qu’elle avait pour lui un profond respect malgré ce qu’ils pouvaient se dire, parfois, quand l’impatience et la colère prenaient le dessus. Ils n’usaient pas de stratégies pour rendre l’autre jaloux, pour tester les sentiments de l’autre. Ils savaient qu’ils s’aimaient encore, ils n’avaient pas besoin de se le prouver. Ils avaient juste besoin de se retrouver. Leónel, avait besoin de se retrouver. Ce n’était probablement pas au fond d’une pinte de bière vide qu’il y arriverait mais ce moment avec ses connaissances du groupe de soutien lui avait fait du bien, au fond. Ça lui permettait de sortir de sa mobile-home. Ça lui permettait de s’ouvrir, ne serait-ce qu’un tout petit peu. Selma s’excusa à son tour pour l’épisode dernier, cette querelle sur le terrain de sa caravane. « Tu me manques aussi. » Admit son époux, plongeant son regard dans le sien. « Tu n’imagines même pas à quel point j’aimerais que ça aille plus vite, moi aussi, à quel point j’ai hâte que tout ça soit derrière moi. » Elle lui avait reproché, Selma, de ne pas faire de progrès, d’avoir une psychologue qui visiblement ne servait à rien, de tourner en rond ou de stagner depuis quatre ans. De l’extérieur c’était sans doute l’image qu’il renvoyait, oui. Mais en-dedans de lui il savait qu’il n’était pas au même point qu’il y avait quatre ans, trois ans ou deux ans. « Mais c’est un pas à la fois. Et il faut que je m’autorise à ce que ça prenne le temps que ça prendra. » S’il se précipitait, s’il accélérait le pas avant d’avoir trouvé sa stabilité sur le chemin, alors ses efforts ne serviraient à rien. Ses fondations s’effondraient à nouveau. Leónel ramena son verre de bière à ses lèvres, sa moustache trempant dans la mousse blanche à la surface du liquide ambré.

Leur discussion n’a rien à voir avec la précédente qu’ils ont pu avoir. Comme si toute la colère était sortie pour ne laisser en cette soirée que leur amour et la nostalgie de leur histoire. En entendant son mari lui dire qu’à lui aussi elle lui manque, d’un ton sincère, son cœur se serre un peu. Elle pourrait être avec lui, elle le sait mais elle se souvient de la peine des deux premières années à remuer ciel et terre pour que les choses avancent, pour que les choses changent sans parvenir à aucun résultat probant. Savoir qu’il a tout autant envie qu’elle de redevenir comme avant, ça lui fait du bien, même si elle sait qu’il ne faut pas qu’elle ait trop d’espoir, si rien n’a changé en quatre ans, ce n’est pas en un instant que tout se résoudra. « Peu importe le temps, je t’attendrais. Pas comme tu l’espères, je sais, je ne suis pas le meilleur soutien mais sache que si tu reviens me voir dans des années, je serai là, à toi. » Selma sait que c’est égoïste de sa part d’attendre qu’il soit à nouveau l’homme qu’elle a aimé pour revenir réellement vers lui. « Et même maintenant, même si je ne suis plus autant là, je ne suis pas loin. » S’il l’appelle au milieu de la nuit parce qu’il a besoin d’elle, même si elle lèvera les yeux au ciel de s’être fait réveiller, elle viendra parce qu’elle ne s’imagine pas l’abandonner plus qu’elle ne l’a déjà fait. Elle accompagne ses mots d’un geste amical, attrapant sa main en souriant. Ce geste, aussi banal soit-il, est le plus proche qu’il ait eu depuis qu’ils ne vivent plus sous le même toit, depuis que leurs vies ont commencé à s’éloigner. Elle mentirait si elle disait que ça ne lui fait rien, elle sent un frisson la parcourir et son cœur se serrer à nouveau.

La réponse de son épouse laissa en lui un sentiment déconcertant, un mélange confus de douceur et d’amertume. Il ne savait pas comment accueillir cette promesse, Leónel, lui qui lui en avait toujours voulu, au fin fond de lui-même, de l’avoir lâchement abandonné alors qu’il était au plus bas. Elle lui confiait alors, dans un engagement aux allures si belles et invitantes, qu’elle l’attendrait, peu importe le temps, que s’il revenait vers elle lorsqu’il irait mieux, elle serait là. Il baissa les yeux, hochant la tête en regardant son verre de bière, tentant de taire le sentiment de trahison qui rugissait encore en lui lorsqu’il pensait à la finalité de leur histoire, parce qu’il avait été incapable de se relever assez vite. Il en voulait à Selma, il n’avait pas encore fait la paix avec sa décision de le quitter, et ses paroles réveillaient la rancune en lui. La douleur, aussi. Sentant probablement que Leónel n’ajouterait rien, c’est elle qui ajouta que même maintenant, elle n’était jamais bien loin. Il esquissa un sourire, relevant enfin les yeux vers elle. « Je sais. » She was just a phone call away. Il savait que Selma répondrait présente s’il avait besoin d’elle, peu importe quand, peu importe où. Elle savait qu’elle l’aimait encore mais il ne pouvait s’empêcher de penser plus loin, de se dire qu’il en avait peut-être encore pour quelques années à ne pas être prêt, ni pour elle ni pour qui que ce soit. Son épouse posa une main sur la sienne et cette chaleur et le contact de sa peau, ça le fit frissonner de tout son corps. Du pouce légèrement relevé, il caressa doucement la paume de sa main. « Et que feras-tu si tu rencontres quelqu’un ? Si tu tombes amoureuse d’un autre ? Tu ne pourras pas m’attendre éternellement, Selma. » Entre la tension et l’incertitude, Leónel se perdait dans ses sentiments confus. Il avait envie de la retrouver et il avait envie de fuir.

On dit souvent que l’amour est plus fort que tout, qu’un vrai amour ne meurt jamais et peut résister à tout. Leur amour n’est pas mort mais leur relation n’est plus la même, malgré ses sentiments qui persistent entre eux. Selma ne pouvait plus le soutenir autant qu’il le voulait, elle était épuisée de toujours faire des efforts en vain, sans qu’un semblant d’espoir ne se présente. Elle ne l’avait pas quitté pour aller refaire sa vie ailleurs, pour l’effacer de sa vie mais avec l’espoir qu’il pourrait avancer sans elle, peut-être mieux. Elle pense que parfois il vaut mieux être un peu loin des personnes qu’on aime pour mieux les retrouver. Comme lorsqu’elle partait en trek ou en reportage et qu’elle laissait León et Izzy à Bowen, chaque retrouvaille lui rappelait combien elle aimait être avec eux. Sa main dans celle de son mari, Selma se sent perdre un peu pied face à ce contact si proche après tout ce temps loin l’un de l’autre, à se disputer la plupart du temps. Cette discussion n’a rien à voir, l’alcool délie les langues et rend nostalgique. Elle boit une nouvelle gorgée, en profitant pour détourner le regard un instant, bien trop perturbée, comme s’ils étaient à leur premier rendez-vous tous les deux. « Je n’ai pas besoin de quelqu’un dans ma vie, je n’ai pas envie de rencontrer quelqu’un. Je sais que ça peut arriver sans qu’on s’y attende, tu en es la preuve. Mais je ne suis pas malheureuse en étant seule, ce qui me rend malheureuse c’est que tu ne sois plus là comme avant. Ce sera toi ou personne et tu me connais, je suis difficile à faire changer d’avis. » dit-elle en terminant par un sourire. Elle se fiche bien de ceux qui lui conseillent de tourner la page. Même si un jour elle se détache de León et qu’il n’y a plus aucun espoir pour que leur histoire renaisse, elle n’aura pas envie de rencontrer quelqu’un. Elle était encore jeune quand ils se sont rencontrés mais à ce moment-là, elle s’imaginait passer sa vie seule, sans dépendre de personne, sans personne qui ne l’attende quelque part, juste elle à parcourir le monde. Cette vie lui aurait plu, elle en est sûre.

Le cœur d’abord, les joues ensuite, le corps au complet et enfin l’être tout entier, tout s’enflamma chez Leónel lorsque Selma lui affirma qu’elle n’avait pas envie de rencontrer qui que ce soit d’autre, que c’était lui ou personne, et que là-dessus elle était tout autant bornée que sur tout le reste. Il savait que ce n’était pas qu’une réaction à la pinte de bière qu’il avait bue plus rapidement qu’il n’aurait dû. Le regard du quadragénaire se plongea dans celui de son épouse, touché par ses paroles, touché par le message et l’intention. Il voulait tellement y croire, Leónel, croire qu’un jour il baignerait à nouveau dans la lumière et qu’alors ils pourraient reprendre leur vie telle qu’elle était avant. Mais était-ce seulement possible ? Lorsqu’il reviendrait à lui, tout à lui, serait-il encore lui ? Leónel avait l’impression qu’il était en train de marcher dans un brouillard qui le transformait à chaque pas qu’il faisait dans une direction aléatoire. Il avait l’impression d’être en train de vivre de ces tristes promenades qui vous changent à tout jamais. Selma saurait-elle apprendre à l’aimer avec ses cicatrices à l’âme ? « Y’a pas une journée où j’m’imagine pas revenir à toi, Selma. Revenir à notre vie, revenir à nous deux. » Sa main se referma un peu plus sur celle de son épouse, qu’il n’avait jusque-là qu’effleurée de son pouce, par peur de brusquer le fragile équilibre qu’ils avaient réussi à garder malgré leur séparation. Ils avaient marché sur le fil, sur la corde raide, pour sauver les apparences auprès d’Isidora, pour ne pas se perdre à tout jamais pour un faux pas. Ce soir Leónel ne voulait plus être un funambule il voulait se perdre dans le regard de Selma, puisqu’il y avait bien longtemps qu’elle ne l’avait pas regardé comme elle le regardait en ce moment, leurs deux verres vides posés à côté de leurs mains enlacées.

Chaque moment où elle sentait que son cœur craquait un peu trop, elle buvait une gorgée de son verre de vin qui ne tardait à devenir vide. A aucun moment de sa vie elle ne s’était imaginée avec quelqu’un d’autre, si c’était évident pour eux du temps où ils étaient encore ensemble et heureux, à présent le doute était permis. Pourtant Selma n’a jamais conçu sa vie autour de l’amour, à la recherche désespérée de quelqu’un qui l’aimerait. Elle était tombée sur León, une chute dans les montagnes chilienne pour finalement tomber sur l’amour en peu de temps. C’était arrivé comme ça et elle ne s’imaginait pas que ça arriverait à nouveau avec quelqu’un d’autre. C’était lui ou rien, le rien ne la rendait pas malheureuse parce qu’une vie sans amour amoureux, ce n’est pas nécessairement une vie triste, elle peut être remplie de tout un tas d’amour différent. Ce soir elle n’a envie que de l’amour de son mari, cet amour qu’ils éprouvent toujours tous les deux mais qui reste enfoui sous tout un tas d’obstacles. Ce n’est pas si simple d’aimer, il ne faut pas seulement l’amour pour que les choses durent. Ce soir, sa main dans la sienne, elle a envie d’oublier tous les obstacles. Elle le croit quand il dit vouloir retrouver leur vie, elle sait qu’il en a envie mais elle ne se fait pas d’espoir, avec le temps elle a appris qu’il ne suffit pas d’en avoir envie pour que les choses se réalisent comme par magie. Ils se regardaient sans rien dire avant que la jeune femme ne finisse par répondre « Reviens-moi ce soir, rien qu’un peu. » Elle n’espérait pas pour la vie mais pour une nuit, elle avait l’espoir qu’il puisse être là. Sans attendre quoi que ce soit, elle sortit un billet de son porte monnaie pour le poser sur le comptoir et elle se leva, récupérant la main de León pour l’entraîner dans la nuit et le doux froid de l’hiver.

Les paroles de Selma résonnaient dans son être tout entier, les mots se renvoyaient des échos dans sa tête, ses pensées se mêlant à la mélodie pour lui implorer de céder. Il aurait voulu la retrouver, Selma, lorsqu’ils pourraient pleinement se retrouver. Pas la retrouver pour un bonheur éphémère, pas la retrouver pour panser des blessures douloureuses ce soir, pas pour se blottir dans la solitude de l’autre avant de se laisser, le trou plus béant encore. Cependant Leónel se sentait si faible face à cette requête à laquelle il cédait doucement, la tentation plus forte que la raison, que le gros bon sens qui aurait dû leur crier que c’était une mauvaise idée. Ils n’en ressortiraient que plus vides. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne semblait s’en soucier alors que leurs doigts s’entremêlaient. Il hocha la tête en guise de réponse, ne la lâchant pas du regard. Les quelques bières bues par le chilien lui donnaient des ailes, des ailes chaudes et brûlantes, mais il n’avait même pas besoin d’elles pour voler. Il avait seulement besoin de la main de son épouse qui retrouva la sienne quelques secondes après avoir payé pour leurs deux consommations. Il se leva et la suivit vers la fraîcheur de l’hiver, le vent de la nuit n’arrivant même pas à lui faire retrouver ses esprits. Selma était tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il désirait. « Ne devrait-on pas aller chez moi ? Isidora n’est pas à la maison ? » En tout cas, elle n’était pas chez lui, ce n’était pas sa semaine. Leónel ne voudrait pas risquer que leur fille les surprenne. Ce serait bien trop d’espoir à contenir pour leur enfant qui ne souhaitait qu’une chose : retrouver sa vie d’avant. Ce soir, elle ignorait à quel point ses parents étaient à la recherche de ce même objectif, même alors qu’ils le savaient vain.

Au fond d’elle-même, elle sait que suivre ses envies est une très mauvaise idée mais pour une fois elle a envie de vivre sans penser aux conséquences, sans penser à demain. Le retrouver dans ce bar, loin son habituelle caravane, habillé normalement, l’air normal en somme, plus normal que tout ce qu’elle a pu voir depuis bien longtemps, ça lui a donné terriblement envie de retrouver rien qu’un peu leur amour. Il accepte sa requête et elle ne met pas longtemps à ce qu’ils se retrouvent tous les deux dehors, ayant la même idée en tête que de trouver un endroit où se retrouver, rien que tous les deux et tout le monde autour bien loin. Il propose d’aller chez lui « Non, pas chez toi. » répond-elle directement. Cela paraît inconcevable pour Selma de mettre les pieds dans sa caravane sans immédiatement sortir de l’instant de magie qu’ils ont commencé à se créer. Leur fille est chez elle et ils savent tous les deux qu’il ne faut pas qu’elle se fasse d’illusion sur eux. De toute façon elle a envie de le retrouver sans avoir besoin de marcher sur la pointe des pieds. « Je sais. » dit-elle seulement en le tirant par la main, pressée de retrouver le confort d’un endroit rien qu’à eux pour la nuit. Elle sait qu’à quelques rues se trouve un hôtel relativement confortable, un endroit où personne ne pourra venir les déranger. En chemin, le cœur battant bien trop vite, elle ne peut s’empêcher de se retourner, se rapprochant de León, sans jamais s’arrêter, pour que ses lèvres viennent épouser les siennes et lui donner envie que le temps s’arrête éternellement. Elle a la sensation de revenir dans un endroit familier après l’avoir quitté bien trop longtemps, elle sait qu’elle n’y sera que de passage mais en cet instant, elle a l’impression de n’être jamais partie et qu’ils ne sont que les amoureux qu’ils ont toujours été, sortant d’un de leurs nombreux rendez-vous et pressés de se retrouver à deux, pour une belle conclusion.