well all I need is the air I breathe and a place to rest my head (tyler)

Évidemment, comme tout bon programme gouvernemental qui ne veut pas payer trop longtemps pour les citoyens, Leónel était inscrit depuis un moment dans un soutien et aide à l'emploi. Cela concordait avec les recommandations de sa psychologue, qui jugeait important que Leónel recommence à faire partie intégrante de la société - comme si, en étant inapte au travail, il ne faisait plus partie de ce monde. Ça l'avait d'abord froissé, puis il avait compris ce que sa psychologue voulait dire. Depuis plusieurs années maintenant, il s'isolait, il se coupait des autres, il ne sortait plus que pour faire les courses. Il n'était plus stimulé et ce rythme de vie morose contribuait sans doute à le maintenir dans sa dépression. Leónel avait besoin de s'occuper l'esprit. Les mains aussi, peut-être. Cela faisait plusieurs mois cependant qu'il refusait la plupart des offres que son agente d'aide à l'emploi lui proposait. Il prétextait ne pas avoir d'intérêt ou ne pas se sentir prêt pour ce type d'emploi. La vérité était qu'il lui semblait que tout l'effrayait. Devoir parler à des gens dans le service à la clientèle. Devoir fixer un écran toute la journée dans le travail de bureau. Devoir retourner dans un hôpital, pour toutes ses propositions de soutien aux professionels du domaine médical. Certes il en avait les compétences, mais pas l'envie. Et surtout, s'il n'y retournait pas comme neurochirurgien, il n'y retournerait jamais. Il ne pourrait côtoyer ce monde tout en étant si loin.

C'est à la fin du mois de novembre que son agente l'avait contacté à propos d'une offre de cueilleur de pommes. C'était saisonnier, c'était pour donner un coup de main sur la ferme d'un habitant de Bowen. Ce serait parfait pour lui, jugeait-elle. Et, à bien y réfléchir, Leónel aussi. Il avait l'habitude du travail d'agriculture, ses parents étant fermiers au Chili. Il avait grandi là-dedans. Certains de ses frères et soeurs avaient repris la ferme, dans son pays natal. C'était dans son sang. À la plus grande surprise de son agente d'aide à l'emploi, il avait accepté d'aller rencontrer le propriétaire, Tyler Jones. C'est même lui qui avait fait les démarches téléphoniques - il n'avait pas vraiment eu le choix, en fait, cela faisait partie de son processus de guérison, de reprendre le contrôle sur sa vie et de faire les choses par lui-même.

C'est ainsi qu'aujourd'hui, le Chilien avait conduit jusqu'à la ferme en périphérie de la ville. Il se stationna sur les terres de l'homme qu'il s'apprêtait à rencontrer, un mélange de peur, de fébrilité et d'angoisse en-dedans de lui. Il éteignit le moteur et sortit de sa voiture, respirant une grande bouffée d'air frais en faisant un signe de la main à l'homme qu'il repéra un peu plus loin dehors.

Au loin, Leónel vit le signe de la main du propriétaire - sans doute - qui lui intimait de le rejoindre. Pour lui-même plus qu'autre chose, il hocha la tête, comme pour se convaincre, comme pour se donner un peu de courage. Il prit par ailleurs une grande inspiration, dans le même objectif. Malheureusement, rien ne taisait l'anxiété qui le gagnait. Cette boule dans sa poitrine ne disparaissait pas. Il mit tout de même un pied devant l'autre ; c'était le début à tout. Il marcha jusqu'au fermier qui était jusque-là accroupi au beau milieu des allées de fraises. Lorsque le Chilien arriva à sa hauteur, il se releva, retira ses gants et lui serra la main avec une chaleur à laquelle il n'était plus habitué, Leónel. Cette bienveillance au premier regard lui faisait du bien. Le quadragénaire serra la main du propriétaire avec fermeté, pour montrer qu'il en avait dedans, même si en réalité il était plutôt vide depuis quelques années. « C'est ça, Leónel. » Affirma-t-il bien que sa manière à lui de le prononcer, avec son accent chilien, n'était pas tout à fait la même que son potentiel employeur. « Ok, Ty'. » Dit-il en hochant la tête, le regard un peu fuyant mais pas par manque de respect, plutôt par curiosité de tout ce qui l'entourait. Il écoutait quand même attentivement tout ce que l'homme lui mentionna par la suite. « On ne m'a pas dit grand chose sur l'entreprise, mis à part le titre de l'emploi j'arrivais pas mal dans le brouillard, je t'admets. Mais je connais un peu la façon de faire, mes parents étaient agriculteurs. Alors je suis prêt à te suivre. J'ai des bras. » Ça pouvait sonner ridicule, c'était juste manière de dire qu'il était prêt pour le travail physique. En réalité c'était pas mal tout ce qui lui faisait envie, présentement. De se donner à fond physiquement en espérant que ça ne lui engourdisse pas que les muscles, mais aussi l'esprit. Il avait besoin de se changer les idées et peut-être que cet endroit était la clé. Leónel suivit avec plaisir Tyler à travers la ferme, hochant la tête silencieusement à chaque lieu présenté. Ça lui rappelait son enfance. Ses parents aussi avaient une petite boutique où ils vendaient les surplus que les camions n'emmenaient pas. Une fois à côté du quad, Tyler lui demanda s'il avait des questions. « Il y en a beaucoup, d'autres cueilleurs, c'est une grosse équipe ? » Ça le rendait peut-être un peu anxieux, ça aussi, de se retrouver avec d'autres personnes en permanence pour bosser. Il avait envie de conserver sa petite bulle pour le moment, cette petite bulle dans laquelle il s'était enfermé depuis plus de quatre ans. Il n'était pas encore tout à fait prêt à la briser, à la délaisser. Ce qui justifiait également la prochaine question : « Mon rôle, ça se limite vraiment à n'être que cueilleurs ? Tu parlais de la boutique, tout à l'heure ... Je dois t'avouer que pour le moment, servir les clients, tout ça, ce n'est pas trop dans mes cordes. » Pourtant, Leónel était si doué avec les autres, avant. La bienveillance qui émanait de Tyler, Leónel l'avait un jour possédée. Les récents événements de sa vie avaient enterré une partie de lui, qu'il espérait déterrer un jour, peut-être bientôt qui sait, au beau milieu de ces vergers. À leur retour de la visite, il faudrait également que Leónel aborde un peu ces détails-là, pour que Tyler ne soit pas surpris si un matin, il l'appelait parce qu'il était tout simplement incapable de se présenter au travail. Il ignorait s'il avait été en contact direct avec son agente d'aide à l'emploi, s'il était déjà un peu au courant de ce dans quoi il s'embarquait en l'embauchant.

À la question de Tyler, Leónel secoua la tête brièvement, en signe de dénégation. Il aurait bien aimé que sa famille soit ici, dernièrement. Peut-être que leur présence aurait permis de chasser les démons qui avaient élu domicile dans sa tête. Des visioconférences c’était révolutionnaire, salutaire, mais ça ne remplaçait pas le véritable contact humain. « Ils sont pas d’ici, non. Mes frères ont repris la ferme familiale, à San Jerónimo au Chili. Mes parents faisaient de l’élevage bovin et porcin, en plus d’avoir quelques cultures diverses. J’ai pu toucher à un peu tout ça pendant mon enfance, on aidait beaucoup. » Parfois au lieu d’aller à l’école. Souvent à la place d’aller jouer avec les amis. Leónel ne s’en plaignait pas de ça, hormis pour ce qui était des journées de classe manquées. Il était un intellectuel avant un manuel, ses parents l’avaient vite compris, ça. Et rapidement respecté, aussi. Il avait bien hâte de voir la tête qu’ils feraient lorsqu’il leur apprendrait qu’il bossait maintenant sur une ferme en périphérie de Bowen. Sans doute en profiteraient-ils pour le rapatrier au Chili, auprès de ses frères. Peut-être qu’il y songerait vraiment, cette fois. Pour le moment il tenterait sa chance ici, au sein de cette petite équipe que lui décrivait Tyler. Ça lui allait, à Leónel. Pas trop de monde à qui se raconter. « Mes journées sont longues peu importe où je suis et ce que je fais, alors aussi bien utiliser ce temps-là pour faire quelque chose de bien, d’utile. » Il esquissa un sourire. Pour ce qui était de la bonne humeur il s’abstint de tout commentaire, il y reviendrait. Et puis, Leónel était capable de bien paraître, il n’était pas celui qui siffloterait en travaillant mais il ne serait pas non plus celui qu’on évite en raison de sa attitude exécrable. Il était vide en-dedans de lui, il était nostalgique de sa vie d’avant, il était paralysé par la peur, mais il n’était pas méchant. Le Chilien fut soulagé d’apprendre qu’il n’aurait pas à s’occuper de la boutique. C’est ce qui l’aurait sans doute fait hésiter à revenir demain. Pour l’instant, aucun drapeau rouge ne s’élevait. C’était une première. « Ok. Je te dirai s’il y a quoi que ce soit. » Mais Leónel ne serait sans doute pas en mode analyse, dans les prochaines semaines, dans les prochains mois. L’objectif était de mettre son cerveau à off et de laisser faire ses mains. Mais qui sait où ce job le mènerait ? Pour l’instant c’était à l’arrière de ce quad que le quadragénaire se retrouva, jusqu’à l’intérieur des terres de Tyler. À leur arrivée au verger, deux cueilleurs hochèrent la tête pour les saluer. Ils semblaient du genre minding my own business et ça aussi, ça rassurant le Chilien. Il leur rendit un hochement de tête avant de débarquer du quad, une caisse sous le bras. Il regarda les gestes de Tyler, prêt à les répéter ensuite, non pas sans écouter les questions de son futur employeur. La dernière le mit un peu mal à l’aise, il savait que la réponse serait étonnante, mais à quoi bon mentir ? Tout en s’attelant à la tâche, il répondit : « Hum, … J’étais neurochirurgien. D’abord au Chili, puis ici à l’hôpital de Bowen. » Admit-il, marquant une légère pause, jetant un regard à la dérobée vers Tyler, avant de continuer le travail. « J’ai vécu quelque chose puis … j’ai arrêté de pratiquer. Et là … j’avais besoin de changement … de m’occuper l’esprit. Et peut-être de revenir un peu aux sources. » Il haussa les épaules discrètement.

Ce qu’il connaissait surtout de la culture de l’avocat, Leónel, c’était que la demande était si grande au Chili qu’elle occasionnait des problèmes en approvisionnement d’eau. La géographie du Chili en faisait un environnement parfait pour qu’on le cultive et évidemment, cela venait avec énormément d’exportations du produit. Et un désastre écologique relié à tout ça. « Oui, c’est magnifique. » Avait d’abord répondu Leónel, avant de rebondir sur la question des avocats : « J’avais quelques amis dont les parents avaient des plantations d’avocatiers. De là à m’y connaître, je ne sais pas … Mais je pourrai jeter un coup d’oeil, oui. Il me semble avoir lu que le Queensland avait pourtant, avec le New South Wales, le meilleur climat pour les cultiver. Ce sont des arbres de variété Hass ? » Demanda Leónel, curieux. Il ne pensait pas être autant intéressé mais visiblement, il avait l’impression d’être un peu comme à la maison. Il se sentait à l’aise, ici, et avec Tyler aussi. Une simplicité et une bienveillance émanaient de lui. C’est sans doute pour cette raison que le Chilien osa se dévoiler un peu plus, en révélant son ancienne carrière, malgré le malaise qui s’était installé en lui. Leónel hocha la tête avec un sourire en écoutant la confidence de Tyler. Au lieu de devenir avocat, il les cultiverait, songea-t-il. Il aurait pu lâcher cette remarque amusante à haute voix, mais Leónel n’avait plus l’habitude de faire des blagues. « Je me le souhaite aussi. » La médecine avait été sa passion, mais qui a dit qu’un homme ne pouvait avoir qu’une seule passion au cours de sa vie ? Visiblement, Tyler avait vécu quelque chose de douloureux, lui aussi, qui l’avait fait se tourner vers la terre. Ils se ressemblaient peut-être davantage qu’il ne l’aurait cru. « Merci, Tyler. Je t’avoue qu’en venant ici, ce matin, je n’étais pas certain de rester bien longtemps. Je n’ai pas travaillé depuis un bon moment et je n’étais pas certain d’être prêt, mais … Tout m’indique, pour le moment, que c’était la bonne décision à prendre. » Et il y était pour quelque chose, cet employeur au ton amical. Leónel baissait même un peu ses gardes, enfin … jusqu’à ce qu’une grosse détonation se fasse entendre au bas de la colline. Il sursauta, bien plus qu’un réflexe normal, sentant son coeur s’affoler, ses muscles se raidir, son visage blêmir. Des images terrifiantes submergeaient ses pensées, l’horreur lui revenant à la mémoire comme dans un cauchemar. Il ne vit même pas le regard de Tyler se poser sur lui, il remarqua d’ailleurs à peine le signe qu’il lui fit en dévalant le champ. Leónel resta figé là, un bon trente secondes, comme dissocié de son corps, avant de revenir à lui-même et de constater qu’il n’y avait aucun danger. C’était la pompe du puits, en contrebas, qui venait de briser. Tyler y était déjà. À son tour, il dévala le champ et rejoignit son nouveau patron - peut-être plus pour longtemps. « Désolé. Je suis là. Qu’est-ce que je peux faire ? » Ça, ça dépassait carrément son niveau de connaissances. Cinq minutes plus tôt il se sentait bien, à sa place, et voilà que le mauvais sort le suivait encore.