#30 - une chose est sûre, on restera la meilleure famille qu'on n'ait jamais eue - aura

Je ne vivais jamais très loin de ma soeur. Même si cela faisait plusieurs années qu'on ne vivait plus sous le même toit, on avait gardé le même lien, la même fusion. Ces dernières semaines avaient été .. éprouvantes. Je crois que le terme n'est même pas suffisamment puissant pour décrire la tempête dans laquelle on s'était tous un peu retrouvé. L'accident de Livio avait eu l'effet d'une bombe. La peur nous avait tous tenaillé. Dans ce flot d'émotion, Aura avait donné naissance à son deuxième enfant. Un peu trop tôt, certainement pas au bon moment, mais nos coeurs avaient été un peu attendrit par l'arrivée de la petite Milla. J'entretenais déjà des liens assez forts avec mon neveu et j'étais heureux que la famille s'agrandisse.

Après un échange rapide de texto avec Aura, j'avais pris en plein vol son invitation. Impossible de résister à la cuisine italienne de ma soeur jumelle et surtout, je savais qu'elle avait besoin de soutien pendant ce passage un peu délicat. Cela dit, elle menait tout ça avec une main de maître. Elle était impressionnante, ma soeur. J'm'étais préparé vite fait, j'avais enfilé un pantalon et un t-shirt (c'est suffisamment exceptionnel pour le souligner), j'avais empoigné la dernière bouteille de Chianti qui se trouvait dans la petite cave à vin encastrable de notre cuisine et j'me mettais en route. J'arrivais rapidement devant la maison d'Aura et je frappais à la porte, tout doucement. J'voulais pas sonner, avec un nouveau né, il fallait être prudent. J'étais content de retrouver ma soeur. J'pouvais pas vivre très loin d'elle trop longtemps. Question de survie mentale.

@Aura Manzoni

Cuisiner a toujours été pour moi un moyen de m’exprimer. C’est en quelque sorte mon langage de l’amour, ma manière de prendre soin de ceux que j’aime, de leur dire aussi, à quel point je les aime. Cette héritage-là m’a été transmis par ma grand mère sicilienne. Je garde un souvenir tendre des moments que j’ai passé avec elle dans la cuisine, à apprendre les recettes qu’elle me transmettait avec tout son coeur. L’aubergine est un produit que j’aime particulièrement travailler, et cette recette, je l’ai déjà préparé mille fois. Pour moi, la cuisine est aussi un moment calme, où je ne me concentre sur une seule tâche, où je lâche l’esprit. C’est presque méditatif en un sens. J’ai besoin de ça en ce moment.
Si je suis soulagée que Livio se soit réveillé de son coma, tout n’est pas rose pour autant. De plus, l’arrivée de notre fille en avance a chamboulé notre quotidien. Leandro, mon fils ainé, a du mal à comprendre ce qui se passe, et ce n’est pas toujours facile de lui expliquer. Nous rendons visite à son père tous les jours, mais il ne comprends encore pas pourquoi ce dernier doit rester dormir à l’hôpital. C’est bien compliqué pour un petit garçon sensible de vingt-et-un mois de comprendre ce qu’il se passe.
Je viens à peine d’endormir mes enfants quand j’entends mon frère Orso frapper à la porte. Les aubergines à la parmigiana réchauffent dans le four et l’odeur a imprégné la maison. Cela va me faire du bien de passer cette soirée avec lui. En général, il n’a pas besoin de dire ou de faire grand chose pour que je me sente bien, sa seule présence suffit. Un sourire se hisse sur mes lèvres dès lors que j’ouvre la porte. Puis, sans que je ne l’ai vu venir, mon corps tout entier se fige. Quelque chose me traverse la colonne vertébrale et les larmes affluent au coin de mes yeux sans que je ne puisse les contrôler. J’ai la sensation qu’un poids déleste soudain mes épaules. Quand mon regard rencontre celui de mon frère, je craque complètement et fonds dans ses bras.

J'avais frappé doucement à la porte. C'était toujours un plaisir de passer du temps avec Aura. Pendant près de 25 ans, on avait vécu ensemble. Chaque jour. Chaque nuit. Des inséparables. Nos deux âmes étaient connectées, c'était indéniable. Quand j'avais reçu son message ce soir là, j'avais pas hésité une seule seconde. C'était l'occasion parfaite pour passer un peu de temps ensemble, faire le point sur tout ce qui agitait notre sphère ces derniers temps. M'assurer qu'Aura allait bien, qu'elle tenait le coup, c'était primordial pour moi.

J'avais entendu derrière la porte qu'elle approchait, déjà un sourire s'affichait sur mon visage. Nos regards se croisent, et en une fraction de seconde, je vois son visage changer d'expression. Elle reste figée avant que des larmes  ne viennent border ses magnifiques yeux. Les mêmes que notre mère. Elle se précipite dans mes bras, et déjà elle fond en larme. Ca me serre le coeur d'la voir comme ça. Mes deux bras passent autour de son buste et j'la serre fort contre moi. J'dépose une multitude de baisers sur la haut de sa tête. Et j'lui murmure "Andrà tutto bene piccolo coniglio bianco". Tout ira bien, petit lapin blanc. C'est l'italien qui est sorti de ma bouche. Instinctivement. Petits lapins blancs, c'est comme ça que nos proches nous appelaient quand on était enfant. On s'le redit pas souvent, mais là, c'est sorti du coeur. Parce que j'veux qu'elle sache que je serais là, et que tout finira par s'arranger. J'ferme un peu les yeux, de voir ma jumelle comme ça, c'est dur. Mais j'peux pas craquer là, j'dois être fort, pour elle. Elle doit pouvoir sentir qu'elle n'est pas seule et que c'est ok si tout ça, c'est un peu trop lourd pour ses épaules. J'sais pas exactement combien de temps on reste comme ça, l'un contre l'autre, à s'échanger notre énergie, dans le silence. J'desserre un peu mon étreinte, j'plonge mon regard dans le sien et j'viens essuyer ses larmes de mes pouces, déposant par la suite un baiser sur son front. On est encore sur le pas de la porte, l'obscurité  nous enveloppe un peu. "Reste pas dehors, j'veux pas que tu attrapes froid." C'est mon côté protecteur qui ressort. Comme toujours avec Aura. Je referme la porte derrière moi, j'regarde Aura, dont le regard est toujours rougit par les larmes. "Journée difficile?" que j'lui demande presque rhétoriquement. Elles le sont toutes depuis l'accident.

Je ne m’attendais pas à fondre en larmes de la sorte. Je me suis sentie tout d’un coup submerger par l’émotion, au point que je n’ai rien pu contrôler. Les bras de mon frère jumeau m’accueillent et se referment autour de moi. Je lâche prise. Complètement. Il me murmure des mots dans notre langue maternelle, ce qui ne fait que faire redoubler mes pleures. Cependant, je me sens soudain comme envelopper dans un cocon doux. Ca a toujours été le cas avec Orso. Il est ma safe place, depuis toujours. Depuis l’adolescence, il fait deux têtes de plus que moi, si bien que mon oreille, à ce instant, se retrouve plaquer contre sa poitrine. Les battements réguliers de son coeur m’apaisent. On reste là, indéfiniment, l’un contre l’autre. J’ai besoin de ça, de le sentir là, de savoir qu’il me rattrapera toujours. Quoiqu’il arrive. Je ferme les yeux, laisse ma respiration s’apaiser. Il a toujours su comment faire, même lorsque je faisais mes crises d’angoisse, plus jeune. Il était souvent le seul à me faire retrouver mon calme. Je crois que c’est naturel chez lui.
Quand il rompt notre étreinte, j’ai l’impression que plusieurs heures viennent de s’écouler. Objectivement, il n’a du se passer que quelques minutes pourtant. Ses yeux noirs me réchauffent quand ils plongent dans les miens. Je laisse Orso essuyer les sillons humides sur mes joues et embrasser mon front. Un sourire se dessine sur mes lèvres lorsqu’il me propose d’entrer à l’intérieur. Son côté protecteur ressort, ça me fait toujours sourire. Je ne discute pas cela dit et retourne à l’intérieur de la maison. « Non, enfin…pas plus pas moins. On ne sait toujours si Livio pourra remarcher ou pas. Les… » ma voix s’enroue mais je tâche, cette fois de maitriser mon émotions. « Les médecins disent que c’est trop tôt pour savoir » Mes yeux tombes sur la bouteille de Chianti que mon frère à apporter et je me dirige aussitôt dans la cuisine pour extraire deux verres du placard. Tout en les posant sur le bar, je lève les yeux vers Orso, qui m’a suivi jusque là. « Je crois que je prendrais bien un peu de ça, j’en ai bien besoin. » je lâche avec un rire sans joie.

J'avais vu le regard de ma soeur changer d'expression, j'avais vu ses yeux se border de larmes et elle avait fondu. Elle avait le droit, Aura, de craquer. Après tout ce qu'elle vivait depuis quelques temps, c'était normal. Et j'devais lui montrer que j'étais là pour elle. On était unis, on était ensemble. Jamais je ne la laisserais tomber. Et l'étreinte qu'on s'était donnée là, elle était puissante, intense, j'voulais surprotéger ma petite soeur. (Oui, c'est ma petite soeur, qu'elle le veuille ou non.) Notre câlin, il dura quelques bonnes dizaines de seconde. J'la serrais fort et j'sentais ses sanglots s'espacer de plus en plus, à mesure que j'la berçais un peu. Finalement, j'desserrais mon étreinte et j'lui conseillais de rentrer. J'voulais pas qu'elle attrape froid. J'étais toujours aux aguets quand il s'agissait d'Aura. J'voulais pas qu'elle s'abime, d'aucune manière que ce soit. Et ce qu'elle vivait avec l'accident et la naissance de Milla, c'était déjà beaucoup à supporter.

On entre dans la maison, j'la suis de près. J'lui demande des nouvelles, supposant qu'elle a vécu une journée difficile après les sanglots qu'elle vient de laisser éclater. Je l'écoute attentivement. Les nouvelles ne sont pas réjouissantes. Les jours de Livio ne sont en danger certes, mais il reste encore tout un tas de mystères autour de sa futur santé. Je grimace un peu, tout en soupirant. "On va attendre, et croiser les doigts. On peut pas faire plus de toute façon. Comment il se sent Livio ?" Aura regarde la bouteille et elle se dirige vers la cuisine. Elle sort deux verres et ses mots me font sourire un peu. "Ca sera ton premier verre depuis la naissance de Milla?" Si c'est le cas, il faudra bien doser, l'ivresse fauche plus vite après une longue période d'abstinence. J'ouvre l'un des tiroirs, à la recherche d'un tir bouchon. Chez Livio et Aura, j'me sent à l'aise. J'finis par dégoter ce qu'il me faut et je débouche la bouteille, avec des gestes experts. Le vin, chez les Luciano, c'est sacré! J'nous sers deux verres, et j'vais exprès de mettre beaucoup moins dans le verre d'Aura. Ca m'amuse mais c'est aussi encore une manière d'la protéger. J'veux pas qu'elle se sente mal en buvant trop. J'hume le liquide bordeaux dans le verre et j'souris un peu. "Ca sent bon l'Italie." Toujours un peu nostalgique de notre pays natal.

Je ne savais comment il arrivait à faire ça, quel était son pouvoir, mais Orso parvenait toujours à trouver un moyen de m’apaiser, et bien souvent sans même rien dire. Sa seule présence suffisait, depuis que nous étions petit. Son étreinte me ressource. Je crois que j’avais simplement besoin que quelqu’un me prenne dans ses bras et me dise que tout irait bien. Orso, Fede et Emi avaient été présents, bien sûr, depuis l’accident de Livio et la naissance de Milla, mais c’était la toute première fois que mon frère et moi prenions cette pause. Juste pour se rappeler qu’on était né ensemble et qu’on serait ensemble encore pour longtemps, quelles que soient les épreuves.
On finit par rentrer à l’intérieur de la maison, à reprendre contact avec la réalité en quelque sorte. Je soupire puis hoche la tête quand Orso m’enjoint à la patience quant aux informations données par les médecins de Livio. « Je sais, oui…j’essaie de faire preuve de patience et d’avoir un maximum d’espoir et d’optimisme mais…tu connais Livio. Etre privé de ses jambes, ne pas pouvoir bouger…je sais qu’il finira par avoir l’impression d’être prisonnier de son propre corps et je redoute ce moment. Je sais qu’il en sera malheureux. » Livio était, comme Orso, un homme d’action. Il aimait bouger, faire des activités à l’extérieur, parfois extrême. Il était curieux, on ne l’arrêtait jamais. Ce sera un gros changement pour lui.
Je me dirige automatiquement vers la cuisine et sors deux verres à vin de mes placards, rappelant à ma mémoire la bouteille de Chianti qu’avait apporté Orsoni. « Oui, ce sera le premier depuis de trèèèèèès long mois » je confirme à mon jumeau lorsqu’il me demande si ce verre sera le premier depuis la naissance de ma fille. Je regarde mon frère nous servir et me laisse presque envoûté par le liquide bordeaux qui rempli peu à peu nos verres. Je lâche un petit rire quand mon frère hume presque religieusement son vin, avant de lever mon propre verre. « Salute ! » je déclare avant de porter mon verre à mes lèvres. Je savoure la première gorgée, admettant qu’il est doux de partager ce moment, en se souvenant du pays qui nous a vu grandir.

Tout avait bougé très vite depuis l'accident. Et je crois bien que c'était la première fois qu'on se retrouvait juste tous les deux. La connexion qui nous unissait, elle était puissante, incontrôlable. Aura, elle avait craqué en me voyant, déversant ses larmes. Mais elle s'était peut-être laissé aller parce qu'au fond, elle savait que dans mes bras, elle trouverait le réconfort dont elle avait besoin. Ca avait toujours été comme ça entre nous. Quand on pensait que rien ni personne ne pourrait nous remonter le moral, la fusion de nos êtres, l'étreinte gémellaire qu'on pouvait se donner, c'était ça la réponse à nos maux. Bien évidemment, j'étais pas magicien, et un simple câlin ne résoudrait pas tous les problèmes. Mais c'était simplement le fait de savoir qu'on était là, tous les deux, dans notre bulle.

Je sais à quel point la situation est critique pour Livio. Je le connais, je sais qu'il aurait beaucoup de mal a accepter sa condition si les choses ne venaient pas à s'arranger. "Tout ce que tu fais pour lui, Aura, ça compte beaucoup. Faut pas perdre espoir. L'attente c'est le plus difficile." Je marquais une pause et j'essaye de me mettre à la place de Livio. Perdre l'usage de mes jambes s'était inenvisageable. Je pouvais facilement imaginer la tourmente dans laquelle Livio pouvait être plongée. "Si ça doit arriver, alors faudra être présent pour lui mais aussi lui laisser le temps d'encaisser." Accepter une telle chose, ça pouvait prendre plusieurs années. Les perspectives n'étaient vraiment pas très roses. La seule chose qu'on pouvait faire à ce stade, c'était d'attendre et de croiser les doigts.

Une fois dans la cuisine, Aura avait sorti de verre, manifestant son envie de goûter le délicieux Chianti que j'avais ramené. Ce vin, on le connaissait par coeur, nos parents ne manquaient jamais de nous en ramener quand ils venaient en visite à Bowen. Mais pour Aura, c'était un verre depuis très longtemps, il aura une saveur particulière, certainement. J'regarde ma soeur, toujours un peu protecteur. "Alors bois pas trop vite hein. J'veux pas que tu te sens mal." J'lui tends le verre et j'hume le mien avec théâtralité. Tout ce qui nous ramène à l'Italie, c'est l'équivalent d'une douce vague de nostalgie. J'lève mon verre en même tant que ma soeur. "Salute Aura!" On en boit une gorgée, dans un moment de silence. Comme si on dégustait religieusement ce vin venu d'Italie. J'repose mon verre, un petit sourire aux lèvres. "Délicieux, comme d'habitude." J'pose mes deux avants bras sur le comptoir, comme pour me mettre à l'aise et je regarde ma soeur tendrement. "Comment se passe les premiers jours de Milla?" Je l'avais rencontré ma petite nièce à la maternité, mais je n'avais pas réellement profiter de ses premiers jours avec tout ce qui se passait autour de nous.