We'll talk, then we'll cry, then we'll laugh 'til we're done + Rory

Léo avait ses habitudes au Tea’rese, il avait plus ou moins sa table, celle à laquelle il s’assaillait quasiment à chaque fois lorsqu’il venait travailler. Il ne cherchait pas être à côté de la fenêtre, ni trop près du comptoir, il préférait être un peu au fond de la salle, tranquille et surtout, près d’une prise de courant pour charger son ordinateur. C’était finalement bien pragmatique. Il n’avait pas de bureau à proprement parlé, son bureau c’était le monde ou une table constamment en bordel aménagée dans son sous-sol à côté de sa chambre noire. Il y faisait la plupart de ses retouches, avec son double écran et ses logiciels à la pointe de la technologie. Mais des fois ça lui donnait le cafard de bosser de chez lui sans sortir de la journée. Dans ces moments-là il venait généralement dans ce salon de thé tranquille, commandait une bonne pâtisserie et des litres de café. Cet après-midi c’était donc l’un de ceux-là, il avait pris son MacBook sous son bras et il était sorti. Et quand il avait reçu un message de Rory lui demandant s’il avait du temps à perdre, il n’avait pas réfléchi longtemps avant de lui proposer de le rejoindre ici. Il y avait de ces amitiés improbables, dont personne n’aurait jamais pu se douter. Celle de Rory et de Léo en faisait assurément partie, ils étaient en tout point différents et leur rencontre lors d’une soirée pour les médias sociaux relevait presque de l’absurde, pourtant, contre toute attente, ça collait bien entre eux. Le photographe avait refusé de prendre le britannique en photo, parce que ce genre de travail ne l’intéressait plus, mais il n’hésitait pas à le conseiller sur le sujet quand l’autre en avait besoin. Ou sur tout un tas d’autres sujets d’ailleurs. Quant à Rory, c’était une telle crème, il était facile à aimer et puis il offrait à Léo un regard neuf et ouvert sur une société qui changeait, ce qui ne lui faisait pas de mal. Il leva les yeux de son écran et vit le brun arriver, il lui fit signe tout en refermant son ordinateur avant de le ranger.

@Rory Sainte-Rose

Jour de repos pour toi. Ça veut dire séance de muscu le matin, comme souvent et ensuite, un petit tour sur la plage pour un peu de surf, du ménage, parce qu’il faut bien le faire et ensuite il te reste encore un bon bout de la journée pour toi. Plutôt que de tourner en rond, tu envoies un message à l’un de tes amis, Léo, pour voir s’il serait disponible pour un café ou autre, ça fait un petit moment que tu ne l’as pas vu. Vous vous êtes connus à l’époque où tu étais en plein boom sur Instagram et où tu pensais un peu devenir connu, même si ce n’était pas ça qui t’intéressait en premier. Tu avais postulé à cette télé-réalité sans grand espoir d’être pris, mais un mec trans plutôt beau gosse, c’est du pain béni pour les chaînes de télé en quête de drama et d’audience. Alors tu as été pris, tu as eu un faux mariage avec Amy, une femme plutôt sympathique avec qui tu t’es bien entendu, vous êtes même restés en contact. Question amour ça ne l’a pas fait entre vous, mais l’amitié était bien là. En revanche, sur les réseaux sociaux, les choses étaient moins calme, il y avait d’un côté ceux qui étaient heureux de voir une personne trans dans un programme aussi visible et les autres, ceux qui n’étaient pas d’accord, le plus modérés, ceux qui te harcelaient, qui voulaient même ta mort parce que tu n’es pas ordinaire, pas vraiment un humain, selon leurs mots. Tu as essayé de faire abstraction pendant un moment, poursuivant une forte activité sur les réseaux sociaux, pour profiter de ta célébrité nouvelle et faire passer des messages qui te tiennent à cœur, ce n’est pas tous les jours qu’un homme trans a de la visibilité, tu voulais en profiter. C’est dans ce contexte que tu as rencontré Léo, peu avant de complètement lâcher Sydney, l’influence et tout le reste, pour revenir à ta vie d’avant, une dépression en plus à gérer. A présent tu as arrêté le mannequinat, à part si des amis veulent que tu poses, tu le fais volontiers, tu as clôturé ton compte Instagram pour en faire un privé où tu sélectionnes les gens qui te suivent, histoire de te faire oublier un peu. En arrivant dans le salon de thé, tu fais un signe à Léo puis va commander ta boisson qu’on t’apportera plus tard, et viens t’installer à la table de ton ami. « Salut ! » dis-tu avant d’ajouter « T’étais en train de bosser ? J’voulais pas te déranger si t’avais prévu de travailler cet après-midi. » Faut dire qu’en semaine, pas mal de gens travaillent les après-midi, tout le monde n’a pas des jours de repos aléatoires comme toi.

Léo n’avait rien d’un influenceur ou quoi que ce soit de ce genre, du moins il détestait ce mot. Depuis le boom des réseaux sociaux, il en profitait pour montrer son travail, c’était le moyen le plus simple et le plus efficace pour être vu. En quelques années il avait gagné en notoriété et si son compte Instagram n’était qu’une vitrine pour ses photos, il s’était facilement pris au jeu. C’était chronophage et énergivore, de trouver LA photo qui ferait des vues, mais c’était un bon moyen de plaire à un public novice, au grand public en somme. Et il avait la chance de travailler avec des magazines de renom qui publiaient régulièrement son travail sur papier glacé et le relayait également sur les réseaux, c’était une sorte de cercle vertueux. Parfois quelques marques, lui demandaient de collaborer avec elles, il n’avait aucune envie d’être un panneau publicitaire humain alors il sélectionnait drastiquement, seulement ce qui avait un rapport avec le voyage, le tourisme, ou la photographie professionnelle, mais c’était déjà pas mal. Il s’était donc déjà vu proposer un séjour tout frais payé par des hôtels somptueux pour en faire la promotion ou des rencontres avec des animaux sauvages dans des refuges pour sensibiliser le public aux dérives du tourisme de masse, ce à quoi il était totalement attaché. C’est de cette façon qu’il avait atterri à cette soirée, à Sydney, auprès de têtes connues des réseaux, dont lui  n’avait, pour la plupart, jamais entendu parlé. C’était le cas de Rory, jamais il n’avait regardé Mariés au Premier Regard, il avait même été surpris qu’une personne transgenre fasse partie du casting. Il avait eu de la peine pour lui, comme l’impression que le pauvre garçon était traité comme un animal de foire alors que ce n’était qu’un homme qui recherchait l’amour, comme à peu près tout le monde. Mais sa personnalité lui avait plu et ils avaient passé toute la soirée ensemble, discutant de tout, de rien. A chaque fois que Léo revenait à Sydney il passait le voir, prenant soin de lui changer les idées quand il est tombé dans la dépression et quand Rory avait emménagé à Bowen il l’avait accueilli à bras ouverts, lui faisant découvrir sa ville et espérant qu’il trouve dans l’anonymat d’une petite ville, un peu de répit. Il semblait aller mieux depuis quelques temps, Emerson en était soulagé. Salut ! Il le laissa s’installer. Je ne t’aurais pas dit de venir si je n’avais pas envie d’être dérangé. Je bosserai plus tard cette nuit, à cause de toi ! Il plaisantait, c’était tout l’avantage de son métier, Léo pouvait bosser n’importe où et n’importe quand. Il pouvait ainsi s’adapter aux horaires des autres et se rendre disponible. Sans parler du fait qu’il ne savait pas dire non quand on lui proposait du bon temps. Tu es en repos aujourd’hui ? Une serveuse arriva pour prendre leur commande. Léo lui tendit son mug. Je veux bien la même chose s’il te plait. Et un muffin au chocolat aussi. Il avait ses habitudes ici, toujours son café noir et une pâtisserie en fonction de l’humeur du jour.

Avec Léo vous auriez bien pu vous rencontrer à Bowen, des années plus tôt, grâce à des amis communs ou par hasard, mais finalement c’était à Sydney que vous vous étiez vus pour la première fois. Peut-être que de retrouver quelqu’un de ta ville natale parmi toute cette foule d’influenceurs t’avait poussé à aller lui parler et passer la soirée avec lui. A ce moment-là, sans trop vouloir te l’admettre, tu avais besoin de choses à quoi te raccrocher pour ne pas totalement perdre pied. Tu pensais être fort et réussir à résister à toutes les critiques, au harcèlement, aux gens qui se pensaient bienveillants mais qui ne te voyaient pas comme un gars normal, qui n’arrivaient pas à te traiter normalement, faisant toujours des allusions à ton identité. Tu sais qu’ils ne faisaient pas forcément exprès, que les choses partaient d’une bonne intention, mais ce n’est pas pour autant que ça ne te faisait pas du mal. Alors quand en voyant les différentes photos exposées pour présenter le travail des invités, tu avais reconnu une photo de Bowen, tu avais foncé trouver la personne qui l’avait pris, pour retrouver un semblant de normalité, en espérant que cette personne ne rejoigne pas le lot de ceux qui te pensaient anormal ou étaient bien trop curieux. Mais non, Léo a été très respectueux et c’est sans doute ça qui t’a fait tenir un peu plus longtemps à Sydney avant de revenir à Bowen et de lâcher définitivement cette idée de devenir influenceur et de tenter de rendre le monde un peu plus tolérant. Les gens ne sont pas tolérants et tu as préféré, un peu tard, te préserver de tout ça et tant pis pour ton envie de donner un modèle à toutes les personnes nées dans le mauvais corps, ta santé mentale doit passer avant, tu avais besoin de te préserver. En arrivant, tu remarquas que ton ami était en train de travailler mais il te rassura, à moitié, te disant qu’il pourrait travailler plus tard. Tu lui souris avant de répondre à sa question. « Oui, j’ai fait une garde hier du coup aujourd’hui j’ai repos. C’est un peu comme toi, mes horaires sont pas vraiment classiques. » D’autant plus que tu n’as pas d’enfants alors bien souvent tu fais parti de ceux qui ont les horaires les plus chaotiques. Tu pourrais refuser certaines gardes ou demander à avoir certains jours de repos, mais tu es plutôt arrangeant et tu te dis que si un jour tu as des enfants, tu serais content que quelqu’un prenne des créneaux qui ne t’arrangent pas. La serveuse arriva avec ta commande, un smoothie multi fruit vitaminé, un de tes pêchés mignons même si tu sais qu’il faut faire attention au sucre dans ces trucs là. « Tu en es à ton combientième de café pour l’instant ? » demandas-tu, sachant que contrairement à toi qui n’en boit pas, Léo a plutôt tendance à les enchaîner.

Il fallait bien l'avouer, au départ Léo n'avait pas compris que Rory connaissait déjà Bowen et qu'ils auraient pu s'y rencontrer, au lieu d'attendre Sydney. Il aurait dû tilter, pourtant, quand le jeune homme avait montré de l'intérêt à ses photos sur Bowen plutôt que celles de paysages plus connus ou plus impressionnants. Seulement on ne pouvait pas forcer les choses et s'ils ne s'étaient jamais croisés ici auparavant c'est que ça ne devait pas se faire, tout simplement. Emerson était d'avis qu'il fallait profiter des opportunités qui nous étaient offertes, mais jamais au détriment de ses valeurs, de son intégrité ou encore de soi-même, tout simplement. Rory avait été dépossédé de lui-même à cause de cette foutue télé-réalité et le photographe le déplorait, il ne méritait pas un tel traitement. Lui-même, à une bien moindre échelle, avait été et était encore sujet de rumeurs, de jugement, dans une petite ville comme Bowen, le fils Emerson passait sous tous les radars. On l'avait souvent jugé pour durement pour ses comportements, pas forcément correctes, mais simplement humain. Léo n'était pas parfait, mais il n'était pas un monstre non plus. Souvent il avait été agacé que sa vie se voit affichée dans les colonnes d'un blog comme celui des Writers, mais au fond il s'en moquait, il prenait ses distances, il faisait en sorte que ça ne l'atteigne pas, parce qu'il savait qui il était, c'était le principal. Rory, lui, avait trop subit, il était une cible facile et finalement Léo espérait que cette vie, peut-être moins excitante, mais plus tranquille, à Bowen, lui faisait du bien. Il avait l'air plus apaisé en tout cas. C'est sympa de penser à moi ! Le photographe n'était pas son plus grand ami, mais peut-être était-il le plus disponible en journée. La serveuse repartie avec son mug, Léo sourit à la question de Rory. Il faut vraiment compter ?! Il savait bien qu'il buvait trop de café, c'était un peu son carburant en journée, il pouvait en boire une bonne quantité, jusqu'à tard dans la soirée parfois, quand il fallait qu'il reste éveillé pour travailler. Sûrement qu'à ce stade l'effet excitant ne fonctionnait plus tellement, mais il se persuadait que ça l'aidait, comme un placebo ou un truc du genre. Il était souvent excessif, Léo, dans ses comportements, ou dans ses consommations diverses, il en avait conscience, surtout ces derniers temps où l'addiction était entrée dans sa vie comme un poison destructeur. En ce moment je me couche à pas d'heure et il me faut de quoi me lever le matin et tenir la journée, on fait comme on peut je suppose. Rory le connaissait, il savait que Léo n'avait pas la vie la plus saine

Voir du monde est une activité principale pour toi. Tu partages ton temps libre entre les sorties, voir les gens, faire du sport et tricoter, ce sont tes principales occupations. Alors quand tu te retrouves à avoir du temps libre en journée, tu proposes souvent à quelqu’un d’aller boire un verre, de faire une petite sortie. Tu aimes garder contact avec les gens et tu sais que lorsque tu es parti à Sydney, tu ne l’as pas assez fait. Tu as perdu de vue certaines personnes qui comptaient pour toi, parce que tu étais trop pris dans le tourbillon de la médiatisation pour prendre le temps de discuter. Tout allait trop vite, le temps filait et tu n’avais pas vraiment de temps pour te poser, pour toi. Après ça, quand tu es revenu à Bowen, tu as mis du temps à revoir du monde, tu te renfermais sur toi-même, tu avais peur de sortir, du regard des gens, des menaces. Tu as pu compter sur quelques amis tenaces qui t’ont beaucoup aidé même si sur le moment tu voulais qu’ils te laissent tranquille, aujourd’hui tu leur en es reconnaissant. Tu as connu Léo à cette période un peu particulière de ta vie, pour toi votre amitié a forcément un côté unique, malgré vos différences. « Des fois ça remet les choses en respective. » réponds-tu à propos du café. Toi tu comptes les choses, pas les cafés puisque tu n’en bois pas. Mais tu fais attention aux autres choses que tu t’autorises. Tu fais attention à ne pas tomber dans l’extrême inverse, à trop compter, à trop tout contrôler mais tu es plutôt regardant sur toutes les choses que tu fais et qui pourraient, à haute dose, devenir une addiction. Ton pire ennemi reste le sucre, parce que tu ne peux pas le bannir mais tu sais que c’est une des choses les plus addictives et qu’il est facile de tomber dedans. Tu peux paraître un peu trop rigide, un peu trop raisonnable, mais ce n’est pas pour autant que tu ne sais pas t’amuser ni profiter. Léo aussi sait s’amuser et profiter mais lui ne le fait pas de manière aussi raisonnée que toi, ni raisonnée tout court. « Je t’imagine très bien le matin à te réveiller qu’après ton café. Tu sors en boîte ? » Beaucoup de gens ont besoin de leur café le matin et pas uniquement parce qu’ils font la fête toute la nuit. Tu n’es pas au courant de tout le train de vie de ton ami, mais tu l’imagines sans mal sortir jusqu’au petit matin et avoir du mal à se réveiller le lendemain.

Léo ne comptait pas, il était désordonné, pour bien des choses, pas mal je-m’en-foutiste aussi, pour les détails en tout cas. Il prenait la vie comme elle était, il en profitait. Voir même il la brûlait par les deux bouts, trop conscient depuis toujours que tout était éphémère, notre passage sur Terre, les sentiments, les relations, la jeunesse et la beauté, l’humain n’était pas fait pour rester, pourtant il prenait toute la place. Ce qui comptait pour lui c’était de découvrir, les gens, le monde, il rêvait de tout connaître, de tout savoir, c’était son véritable moteur, cette soif de savoir. Il n’était jamais repu, il avait encore la capacité à s’émerveiller devant un coucher de soleil ou un paysage sublime. Seulement à tout vouloir, il abusait, souvent. Il en avait perdu des amis qui ne comprenaient pas ce mode de vie, qui préféraient un quotidien rangé, sécurisé, sérieux, plutôt que d’avoir un sac à dos toujours prêt dans un coin de sa chambre. Il voulait profiter, se coucher à pas d’heure, quitte à avoir des cernes et la tête explosée le lendemain, quitte à boire des litres de café. Un jour il le payerait, peut-être, mais il préférait ça plutôt que de s’ennuyer ou de regretter. Il sourit à la réflexion de Rory, le jeune homme était bien plus raisonnable que lui, c’était une certitude, il était comme une sorte de Jiminy Cricket, sa conscience, encore fallait-il l’écouter ! Si je mettais tout en perspective je me ferais peur. Il était parfaitement au courant de ses comportements excessifs, mais du moment que ça n’était pas préjudiciable pour les autres, il n’y prêtait pas attention. Je suis sorti en boite oui, à une époque, beaucoup, maintenant beaucoup moins. Je vieilli je crois. La dernière fois qu’il avait fait ce genre de soirée il ne s’était pas senti à sa place et en plus il y avait croisé Alba qui ondulait sur la piste, sous le regard des autres. Elle ne dansait pas pour lui, plus maintenant et ça l’avait rendu triste. Tu sors en boite, toi ? Il savait que Rory était réservé, mais la nuit on pouvait être quelqu’un de totalement différent.