With or without you | Juliette

Depuis que tu étais arrivé ici, tu avais rapidement repris tes marques. En même temps, il fallait bien admettre que tu n’avais pas vraiment la sensation que quoi que ce soit n’ait changé. Mis à part Rori, qui avait bien … Grandi – en âge, certainement pas en taille, depuis que tu l’avais laissé, gamin. Oh, bien évidement, tu avais pu t’en apercevoir, lorsque tu l’avais retrouvée totalement par hasard dans tes folles soirées londoniennes. Mais elle avait été tellement rapide sur la paire de claques que tu n’avais pu te focaliser que sur son doigté. Presque de l’art, d’en arriver à être aussi furtive, t’en avais été impressionné ! Depuis, les choses s’étaient calmées et arrangées. Tu avais cessé de jouer le mort et, pour ton plus grand bonheur, elle avait repris son rôle de meilleure amie, soutien indéfectible à tes côtés, tout comme Lily, ta cousine. Avec les deux filles à tes côtés, tu avais enfin retrouvé un équilibre. Tu te sentais quasiment entier. Quasiment, oui. Certains t’auraient dit ; ton père le premier, que t’étais pas fini, comme garçon. T’aurais ri jaune, grimacé d’un « hinhin, très drôle », et tu serais passé à la suite. Mais où que tu ailles, quoi que tu fasses tu avais toujours une pensée, de près ou de loin pour Caoimhe, au point que ça te tordait le coeur et l’estomac. Parfois, même, ça te prenait aux larmes. Mais tu n’étais pas de ceux qui s’apitoient ou chouinent ; plutôt crever. D’une pensée, tu la remerciais pour la vocation qu’elle avait réveillée en toi. Et pour le bout de chemin parcouru ensemble, bien qu’il n’ait probablement pas signifié pour elle : qui se souvenait de l’animateur d’un atelier réalisé ensemble au hasard ? Si t’avais pas eu à faire ce putain de remplacement, tout ça ne serait pas arrivé. C’était peut-être à Charlotte, l’animatrice malade ce jour là, que tu devais présenter tes remerciements ? Bref. Tu éteignais la radio, espérant que les interférences qui se jouaient dans ton crâne au même moment, elles aussi finiraient par se taire. Et tu commençais à manoeuvrer pour te garer, un peu perdu dans tes pensées, lorsqu’une autre voiture se glissait à la vas-vite derrière toi pour te piquer la place. Tu pilais et instantanément sortais de la voiture, fou de rage. Un peu plus, et tu lui rentrais dans le cul, à ce con ! Ou l’inverse, en l’occurence. Ta malle était plus proche du nez de sa caisse que l’inverse « hey connard ! T’as pas vu que j’étais en train de me garer ??? t’as failli me rentrer dedans ! Bordel, mais tu l’as eu où, ton permis ? T’as couché avec le moniteur ou... » tu te stoppais net en voyant la silhouette d’une femme sortir de la voiture, ton coeur éclatant en voyant sa crinière rousse. T’en croyais pas tes yeux qui se remplissaient de pourquoi. Ta voix se coupait et tu balbutiais « … quoi… ??? » finissant ta phrase, tout en marquant ton interrogation. Putain, on dirait bien que t’avais invoqué Bloody Mary, ou un truc dans le genre. Si t’avais su que ça marchait avec la rouquine, t’aurais essayé plus tôt.

Faire les courses. Encore une putain d'invention à la con faite pour te faire sortir de chez toi. Chez toi ? Non certainement pas. Ton père qui paie. Ton père et ses arnaques, avec la futile condition que tu te joignes à lui dans certaines. Comme si t'allais arrêter du jour au lendemain, comme ça. C'est lui qui t'as mis dedans et maintenant que Maxime n'est plus là, t'as besoin de ne pas être toute seule, même dans le merdier dans lequel tu te fous toute seule. Un jour ça te retombera dessus. Mais pas tout de suite. D'abord parce que tu te noies dedans en le faisant bien pour éviter tout ça, mais aussi parce que tout de suite, c'est le temps de trouver une place pour le marché. Quelle idée...

Heureusement, avec ta rééducation, tu arrives à faire le minimum, comme conduire. Marcher n'est pas toujours de tout repos et tes jambes flanchent souvent, mais tu arrives à te débrouiller, en prenant ton temps et en faisant un nombre considérables de pauses. Autrement dit, t'es pas rentrée de ce putain de marché à la con. Pardon, de ce marché où ton père t'a envoyée pour que tu ne finisses pas complètement affamée. Pfff.

Tu fais péter ton chewing gum quand tu trouves enfin une place. Enfin "trouves". t'as bien vu la voiture qui fait son créneau pour s'y mettre, mais tu la laisseras pas faire pour autant. Tu arrives à te glisser, mais tu finis par le regretter. Tu le vois sortir de sa caisse, mais tu le remarques pas, sinon t'aurais sans doute verrouillé tes portes et non pas entamé ta sortie. Tellement dans ton monde, t'en oublies tes béquilles, là pour t'aider - et accessoirement apitoyer les gens autour de toi - et ne remarques même pas que tu connais très bien cette voix.

- Mais putaaain mais c'est pas possiiibleee ! Non mais vraim... Tu l'as entendu faire ses petites vannes, c'est vrai, mais l'entendre se couper pour un "quoi", ça t'a coupée dans ton élan et tu ouvres de grands yeux devant lui. De grands yeux ronds... Et tu recules doucement, dans l'espoir de vite pouvoir rentrer de nouveau dans ta voiture et l'éviter. Peut-être pas la plus mature des réactions, mais quand a-t-on décidé que tu l'étais ? Tu l'aurais été, tu ne serais pas repartie dans tes sales combines.

Trop d’infos. Définitivement trop d’infos. A commencer par « quelles étaient les probabilités pour que vous vous retrouviez là, tous les deux ? » Bon. Ok. Bowen n’était pas si grande. Mais… qu'est ce qu'elle fichait là ? comment ? Et pourquoi ? Comment quoi ? Eh ben, simple non ? Comment est-ce qu’elle n’avait pas changé d’un pouce?? Toujours aussi belle, ton coeur se serrait. Vieux, reprends toi, tu vas passer pour un con! tu pris une grande inspiration, mordant fortement l’intérieur de ta joue en espérant que ça te ferait réagir, ou pour vérifier que t’étais vivant, tu savais plus trop. Et puis pourquoi… ? Pourquoi fallait-il que ton coeur démarre au quart de tour en croisant son regard ? T’étais un putain de fragile, un coeur d’artichaut. Tu tentais de faire croire à qui voulait l’entendre que t’étais un bonhomme, le genre inatteignable, qui ne s’attachait pas, mais la vérité était plutôt que tu n’avais aucune envie de t’attacher : si la montée était agréable, la chute, elle, n’en serait que plus violente. Tu mordais ta lèvre inférieure, pas plus calme mais plus en colère. T’en avais carrément oublié tes courses, le temps menaçant ou même le fait que t’allais être en retard dans ton programme, tout ça n’avait plus aucune importance pour toi et, bras ballants, tu restais sans réaction, stupéfait, comme statufié par sa vision, jusqu’à ce qu’elle ne se dirige vers sa voiture et que ça ne fasse tilt. « Putain Caoimhe ! Mais depuis quand tu marches ?! » ça non plus t’en croyais pas tes yeux. Tu te précipitais à sa rencontre, attrapant son poignet doucement pour éviter qu’elle ne ferme sa portière « attends, n’aies pas peur ! J’voulais pas t’inquiéter, tu m’as fait flipper tu comprends ? » et tu réalisais, soupirant, que c’était peine perdue. C’était certain : la pauvre devait être terrorisée, à deux doigts d’appeler les flics pour demander l’éloignement de ce dingue qui gesticulait beaucoup trop pour être normal, là, sur le parking du marché. Tu lâchais ton emprise pour ne pas lui faire peur d’avantage et posais ta mains sur le bord supérieur de la portière : tu ne la laisserais pas filer pour autant « je… tu te souviens peut-être pas de moi. J’m’appelle Nimrod. On… j’ai animé un atelier à l’hopital de Colombus. T’étais là. Et… j’voulais juste te remercier. C’est grâce à toi, si ... » tu te stoppais et eus un mouvement de recul : non. Fini de jouer le jeu dans lequel tu t’étais toi même mis « Come on, me dis pas que tu te souviens pas de moi. J’ai pas rêvé, tu sais aussi bien que moi, c’était cool, non ? Pourquoi tu dis rien ?! » son silence t’angoissait. Tu ne comprenais pas et tu commençais à douter : est-ce que tu allais te réveiller à tout instant ? Ca te semblait tellement réel, t’avais aucune envie de te rendre compte qu’une fois encore, elle disparaissait de ton horizon.

Dans quel merdier tu t'es encore fourrée ? De tous les endroits sur Terre, a-t-il vraiment fallu que ce soit là que tu te retrouves ? Pile là où la possibilité de te retrouver nez à nez avec lui est présente ?! Mais quelle vie de merde. Nimrod est jeune, plus jeune que toi, et autant dire que t'as d'abord culpabilisé pour ces sentiments envers lui, à peine plus âgé que ce que l'aurait été Maxime. Ton fils se serait bien foutu de ta gueule s'il t'avait vue, d'ailleurs. Mais...

"Depuis quand tu marches ?" Ton coeur se serre. Très étonnamment, alors que tu sais comment tu t'es présentée à lui, tu te serais attendue à ce qu'il prononce ton vrai prénom. Mais non, c'est vrai. Tu te mords la lèvre, te retenant à peine de sursauter quand il t'empêche de retourner dans ta voiture. Pas d'échappatoire, Juliette. Affronte ton bordel, merci.

Sans un mot tu le regardes. Peur ? Non, t'as pas peur. Pas vraiment. T'as juste envie de te sortir de là sans avoir à donner la moindre explication. Tes yeux passent de l'un à l'autre des siens. T'as pas envie de le lui dire et pourtant ça hurle dans ta tête "FOUS MOI LA PAIX". Ton coeur, lui, chante une autre chanson.

Non-sens, absurde, cette situation trouverait bien des adjectifs similaires pour la décrire. Mais au lieu de quoi, tu continues de te mordre la lèvre, l'envie de rire plus grande. Si tu te souviens de lui ? Mais il a perdu la raison, ou quoi ? Mais tu continues à ne rien dire, sale vermine que tu peux être si souvent. T'as peur de ne pas te souvenir d'exactement tout ce qu'il y a à dire, d'en dire trop, de te contredire : c'est bien pour ça que tu ne démultiplies pas les arnaques et que tu te concentres toujours sur la même jusqu'à ce qu'elle soit terminée. Au moins ça évite de te mélanger et une fois que c'est fait, on n'en parle plus. Mais Nimrod... Ton coeur se serre. Loin d'être une arnaque.

Tu restes sombres en choisissant finalement de t'adresser à lui, non sans te priver de soupirer lourdement.

- Ouais, c'est bon, je me rappelle de toi. En même temps, comment parler quand il te laisse pas le temps, et surtout pour quoi dire ? Enfin, je n'ai pas oublié, en tout cas. Mais tu la joues pas davantage sympa en répondant à ses questions ni en lançant la conversation : t'es bloquée ici jusqu'à ce qu'il décide de lâcher la portière de ta voiture et te permette de fuir une nouvelle fois, ça ne veut pas dire que t'as le coeur à faire la causette et expliquer ta désertion de Columbus. T'aurais été le genre à dire que t'as plus rien à perdre maintenant que t'as perdu tes deux fils, tous les deux définitivement bien que de deux manières différentes. Sauf que devant toi, il est la preuve que non.

Tu restes stupide, tu hésites, tu chancelle. Comme dans tes pires cauchemars, Caoimhe te recalait et déjà peu sûr de toi, du moins devant elle, tu redevenais un enfant laissé sur le banc de touche lors d’un match dans la cours de récré. Cette sensation désagréable, ça faisait des années que t’avais réussi à t’en défaire. Tu n’étais plus un enfant, tu ne te considérais pas non plus comme adulte même si t’en avais le starterpack des emmerdes administratives… En fait, tu avais beau retourner toute votre histoire dans ta tête, tu ne comprenais pas : tu ne l’avais pas rêvé, ce que vous aviez vécu à Colombus. C’était bien de l’amour, ou du moins, ça y ressemblait très fortement. Pourquoi faisait elle comme si rien de tout ça n’avait existé ? Prise de conscience froide et flippante : et si tu n’avais été pour elle qu’un passe temps, un moyen de passer un bon moment et rien d’autre ? Le cœur lourd, à deux doigts d’exploser, tu pinces tes lèvres presque rassuré lorsqu’elle finit par dire qu’elle se souvient de toi. Et en même temps, merde, si elle avait décidé de jouer celle qui ne se souvenait plus, t’aurais carrément pété un câble. Tu mordillais ta langue pour ne pas trahir ton agacement mêlé de surprise, et tu soupirais « Dieu merci. J’ai cru que tu te moquais de moi. Tu m’expliques ? » tu arquais les sourcils, croisant les bras sur la portière « j’ai tout mon temps. » Tu mordillais ta lèvre inférieure, nerveux, évitant soigneusement son regard. T’étais complètement déboussolé, t’avais besoin de réponses, mais à quelles questions ? Putain de merde, pourquoi fallait-il que tu tombes toujours dans des situations improbables ? Ça aurait été tellement plus simple, si tu avais décidé de rester en Colombie…

Tu ne sais pas trop ce qui t'a pris de faire marche arrière. Te retrouver face à Nimrod de cette façon alors même que t'as pas envie de te confronter à lui, aux raisons qui font que tu es là, alors même que tu as un tas de mensonges dans ton baluchon, t'es pas vraiment sûre que ce soit l'idée du siècle. Et puis cette tornade de sentiments en te retrouvant devant lui, c'est pas non plus ce que t'as envie de gérer, là, tout de suite. Eh merde ! Tu sais que toutes tes petites arnaques avec lui elles n'ont pas vraiment fonctionné et chaque fois qu'il était impliqué, de quelque manière que ce soit, tu n'étais pas loin de te fourrer. Maintenant que ton père est de retour dans l'équation, tu peux pas te permettre de réitérer cette expérience-là.

Tes yeux sont fuyants, tu sais pas trop quoi lui dire. Réflexe débile de fuir. En même temps, c'était Maxime qui te gardait les pieds sur terre et une fois parti, quand tu as rencontré Nim, il n'y avait vraiment que vous deux. La donne a changé depuis.

- Non, je ne me moque pas de toi. Et puis, comment aurais-tu pu oublier ? Je... je ne sais pas ! y a rien à dire. Je ne m'attendais pas à ce que tu sois là et... je sais pas, ça m'a semblé plus normal de tenter de fuir. Je suis désolée. C'est fouillis, c'est n'importe quoi, mais c'est le plus honnête et le plus proche de la réalité que tu peux lui apporter : tu ne sais pas. Quant au reste, tes deux jambes désormais un peu plus valides, c'est ainsi. Sauf que sans rien pour te tenir et supporter une partie de ton poids, sans tes béquilles restées à l'intérieur, tu vas finir par vite fatiguer.

T’étais complètement paumé en te retrouvant là, devant elle. Et pourtant, cette scène, tu l’avais imaginée des millions de fois. Rêvée, même. Raison pour laquelle, sans doute, tu avais d’abord pensé que t’allais finir par te réveiller seul dans ton appart, comme un con. Et pourtant, c’était plus vrai que nature : sa voix qui parfois se brisait, traduisant son incertitude, et son regard fuyant, que tu ne connaissais que trop bien et te brisait le coeur en miettes, comme si elle prenait soin de ne pas te montrer ce que tu pourrais voir au fond de son regard. Trahison ? Honte ? Mensonge ? T’avais aucune envie de savoir, ça t’allait bien, pour l’instant, cette vérité qu’elle te servait. Pour des retrouvailles, c’était assez. « j’m’attendais pas non plus à te trouver ici. Qu’est ce que tu fais là ?? qu’est ce que tu deviens ? » les small talks, t’avais toujours trouvé ça con. Pour être honnête, t’étais même un de leurs fervents détracteurs, tant tu passais ton temps à les éviter. Mais si ça pouvait te permettre d’entendre cette voix qui hantait tes nuits, alors oui, tu parlerais de la pluie et du beau temps. Et puis malgré toi, t’as ressenti le besoin de poser la question fatidique « comment ça « plus normal » ? si on s’était quittés en mauvais termes, j’aurais compris mais… pour... » t’as réalisé. Peut-être ne voulait-elle plus jamais avoir de tes nouvelles en quittant Colombus. T’as ravalé ta salive, un peu sonné, dépité et déçu, et t’as à ton tour baissé le regard. « Oh. Je vois. » l’air de rien, tu lui piquais ses clés discrètement, l’un des trucs que tu avais appris en l’observant : tout était dans la captation d’attention. Tu feignais de tomber à ses genoux et les attrapais au vol puis tu glissais ta main dans ta poche et haussais les épaules « je suis désolé. J’voulais pas te mettre mal à l’aise. Je ferais peut-être mieux de partir. Prends soin de toi. » baiser sur sa joue pour terminer de la déstabiliser – du moins tu l’espérais, et tu tournais casaque. Tu n’étais pas idiot, tu avais bien compris que quelque chose se tramait. Si tu avais été mauvaise langue, tu aurais même été jusqu’à soupçonner qu’elle te prenait pour un jambon. Mais tu n’étais pas aussi suspicieux, envers les gens que tu aimais; surtout lorsqu'il s'agissait de Caïomhe, et c’était peut-être là ton pire défaut.

Quand cette petite voix dans ta tête que je représente si bien te dit que tu vas vite finir par fatiguer, tu devrais l'écouter un peu plus, Juliette. Parce qu'elle est là, la fatigue, déjà. Tu ne pensais pas qu'elle viendrait aussi vite, mais après avoir forcé sur tes jambes pour conduire, est-ce vraiment surprenant ? Ta respiration est vite plus instable, mais tu t'efforces de donner le change. T'es comme ça, tu donnes le change tout le temps. Parce que c'est ton caractère, oui, mais parce que c'est aussi comme ça qu'on t'a appris à être une bonne arnaqueuse : en n'étant jamais surprise de rien ou en n'en donnant pas l'air, tout au plus.

- Je suis venue ici à la demande de mon père. Je suis actuellement une rééducation suite à une dernière opération. Il suffit juste de voir que t'es sur tes deux jambes alors que c'est pas ainsi qu'il te connaît. Tu te tentes à un sourire. Lui retourner ça ? Tu sais pas. Et toi, comment ça se fait que tu sois là ? Pour ce que tu deviens, tu ne relèves pas plus. Tu restes Juliette, l'arnaqueuse, là où lui ne connait que Caoimhe, la victime d'un accident dont elle ne lui a jamais donné tous les tenants et les aboutissants. Tu fermes les yeux. Pourquoi ?! T'as pas le temps de dire quoi que ce soit qu'il t'annonce qu'il "voit" même si tu ignores quoi exactement.

Tu le regardes sans comprendre. Si tu avais pu te douter un seul instant que Nimrod était au courant de tes petites arnaques tu aurais été suspicieuse en le voyant s'abaisser. Mais non. Baiser sur la joue qui y met le feu, tu as envie de le retenir mais t'as plus suffisamment de force dans les jambes pour libérer tes mains. Alors tu l'interpelles. Nimrod, attends. Et t'espères juste qu'il ne continue pas son chemin, parce que tu pourras clairement pas lui courir après.

T’es vexé. T’es vexé et tu te sens sale parce que tu réalises que tout ce temps qui a pourtant énormément compté pour toi, n’a rien voulu dire pour elle. Les risques du métier. T’étais pas né de la dernière pluie, tu savais que t’allais t’en remettre, mais toi qui ne tombais pas souvent amoureux, ça te blessait. Ego de merde, tu passerais outre, tu tirerais la tronche pour quelques heures, quelques jours tout au plus à composer des conneries ou préparer des ateliers dans ta chambre comme le parfait ado attardé que tu étais resté… t’en avais vu d’autres. Tu prends sur toi, maitrises ta colère comme tu peux lorsqu’enfin elle te répond « ça fait longtemps ? » cette question, elle regroupe beaucoup trop de choses. Longtemps que tu t’es fait opérer, longtemps que tu morfles, que t’es en rééduc’, que t’es ici. Tu sais pas vraiment par où commencer ni ce que t’es supposé lui raconter ou lui demander. Tu sais à peine, dans le fond, si elle a envie de te parler. Et visiblement… fort est à parier que non, Nimrod : tu importunes. Désarçonné par cette pensée intrusive, tu hausses les épaules « j’ai de la famille ici. J’viens de me réinstaller. Quelques jours tout au plus. » tu sais plus quoi ajouter. Tu fais plus vraiment le fier en pensant à elle et à ce que vous avez vécu. T’as le coeur gros, et l’envie de fuir, que tu assouvis, juste après avoir volontairement semé le trouble, pour toute réponse à la frustration qu’elle avait réussi à faire naître en toi en un instant. Y’a pas de raison qu’il n’y ait que toi qui rages. Tu tournes les talons, t’en vas, persuadé que tu ne la reverras sans doute jamais tant la discussion était froide, distante et surtout : étrange. Mais sa voix te retient. Tu ne sais pas quoi faire : continuer ta route ou rester ? La raison te supplie de courir pour ta vie, mais ton coeur te pousse à te retourner. Tu sais même pas ce que t’es censé répondre et tu soupires « qu’est ce que tu veux, Caïohme… ? » que tu lances sans comprendre pourquoi elle t’a apostrophé.

T'as envie de le rassurer, de lui dire que tout va bien, que tout ça n'existe pas. Mais en vérité, est-ce que tu en es capable ? Si Nimrod est la personne qui t'a le plus découvert après la mort de Maxime, il est peut-être celui qui en sait le moins sur toi. Après tout, ne t'appelle-t-il pas Caoimhe, à savoir ton deuxième prénom ? Tu secoues la tête.

- Non, seulement quelques semaines. Tu te racles la gorge. Comment lui dire que si t'avais su qu'il était là, tu lui aurais sans doute dit ? Mais au lieu de quoi tu t'efforces de ne pas ajouter quoi que ce soit d'autre. Tu le regardes un instant, sans trop comprendre. Se réinstaller ? Tu ne te rappelles pas avoir eu une conversation avec lui qui impliquait Bowen, sans quoi tu aurais sans doute pris des pincettes quand ton père t'a donné le nom de sa ville et t'a presque forcée à revenir. Quarante ans, mais toujours traitée comme si t'en avais quatre, de toute façon.

Quand après avoir entamé sa route loin de toi, il se retourne, ton coeur fait un bond dans ta poitrine, heureux de ne pas être confronté à la froideur d'un mur un peu trop fier - ce que toi-même t'aurais pu être et qui aurait été totalement légitime, par ailleurs. Sa question résonne en toi à la manière d'un son de cloche sur une paroi d'étain trop épaisse. C'est vrai, Juliette, qu'est-ce que tu veux ? En vérité, la réponse tient à beaucoup de choses. Qu'il ne t'en veuille pas, que vous repreniez contact à défaut de reprendre autre chose, que tout aille bien pour lui. Ah, et accessoirement lui, mais t'es plus certaine d'avoir le droit d'évoquer ça, et certainement pas dans l'état actuel des choses.

- Je ne sais pas... Qu'on discute... qu'on discute vraiment. Enfin, si tu en as envie, bien sûr.

Complètement largué, tu ne sais pas si tu dois partir, rester, ou simplement continuer ce que t’allais faire : ta petite balade hebdomadaire au supermarché, comme toutes les semaines. Juste de quoi te sustenter pour la semaine à hauteur de ta bourse : autant dire pas grand-chose, cueillette et chasse des temps modernes, il est loin le temps où on devait se battre pour bouffer. Et pour être honnête, c’est pas pour te déplaire : vu ta face de phasme, pas certain que t’aurais mangé beaucoup. Trève d’égarement. Ton coeur te hurle de rester, mais ta raison te demande de rester digne. Pas d’épanchement, pas de honte : pars digne, pour une fois, Nimrod. T’en as vraiment eu envie. Mais c’est sa voix qui t’a retenu. Encore une foi, tu sais pas quoi faire. T’es un peu paumé. Tu tâtonnes, et finis par te retourner, hésitant. Tu dis rien, parce que t’as peur de ce que tu pourrais dire, mais aussi de ce que tu pourrais entendre. Ça te flippe autant que ça te rend curieux. Tu finis par lui poser la question qui te brûle les lèvres. Tu comprends pas. Tu comprends pas et si t’as pas envie de la gêner, t’as vraiment besoin de comprendre. Pour autant, c’est pas la réponse que tu espérais que tu entends. Enfin, à vrai dire, tu n’es même pas certain de savoir ce que toi même tu attends, comment tu peux lui en vouloir ? T’as pas envie d’avoir cette discussion, non plus. Mais dans le fond, c’est peut-être mieux ainsi. Tu soupires et hausses les épaules, te dirigeant vers elle « Tu… tu veux une cigarette ? J’ai besoin de fumer. Viens. » tu sors ton paquet de ta poche, t’en sors une et la laisse se servir. Doucement, ta main vient attraper la sienne : pas question qu’elle ne se défile une nouvelle fois. Tu l’emmènes à l’abri, sur les marches du centre commercial, couvertes. Protégés par le haut-vent, tu allumes ta cigarette « Qu’est ce que tu veux qu’on en dise, hein ? Je me suis trompé. C’est tout ce qu’il y a à en retenir, je crois. Non ? »