I've lost my mind waiting for you to make up yours ~Marcus

C'était la course, toujours. Marcus courait après le temps, surtout en ce moment. Mais quand on regardait bien, ne s'imposait-il pas ce rythme de fou ? Depuis quelques semaines, il n'y avait plus que Sierra pour l'aider, Stacy avait démissionné, alors, certes la relation entre sa jeune serveuse et lui s'était améliorée, mais elle était encore novice, il y avait encore pas mal de balbutiements et puis elle était toujours à temps partiel avec lui. Sans compter que le barman s'évertuait à organiser pas mal d'événements ces derniers temps, c'était peut-être l'hiver en Australie, pourtant c'étaient les congés d'été dans une grande partie du monde et par conséquent, il y avait beaucoup de touristes à Bowen, alors autant faire venir les clients. Tout ça pour quoi, pour l'argent, pour la notoriété ? Non, évidemment, O'Brian n'avait pas besoin de rouler sur l'or et il était déjà connu ici comme le loup blanc. La raison était évidente, pour ceux qui connaissaient bien le barbu, il cherchait à être partout à la fois, tout sauf seul, face à lui-même et à ses pensées. Depuis quelques mois, il coulait à nouveau et toujours pour la même raison. Il avait cependant tout fait pour se blinder, pour se dire que l'amour ce n'était pas pour lui, qu'on ne l'y reprendrait plus. Et puis Penny était revenue, pas pour lui, mais quand même à ses côtés, elle avait repris une place dans sa vie et par extension dans son cœur, comme un poison. Un délicieux poison, certes, mais le pire de tous, celui qui le gangrénait jusqu'à l'os. Ça avait été doux et intense, seulement le poids de l'absence, celui des non-dits aussi, pesaient depuis trop longtemps. Plus rien de beau ne pourrait arriver, ce n'était pas le manque d'amour, mais le temps de l'insouciance était révolu. Et depuis que Marcus avait appris avec fracas les raisons de son départ, il était rongé de l'intérieur, elle l'avait trompé, durant des mois, avant de tomber enceinte. Combien de temps ça avait duré ? De qui était cet enfant qui ne naîtrait jamais ? Et surtout, la pire des questions, celle qui le rendait fou, qui était cet autre ? Bowen était une petite ville, il devait le connaître, même de loin, cette simple idée le rendait fou, ivre d'une rage qui le prenait aux tripes quand il était seul et que seul son ami le rhum arrivait à calmer. Il lui fallait boire beaucoup pour s'abrutir assez et ne plus penser. Et le lendemain, recommencer une nouvelle journée. En cette fin d'après midi il pestait intérieurement parce que ses stocks étaient faussés, il n'avait plus de lait d'avoine dans ses réserves et une cliente de passage avait pris son bar pour un coffee shop en lui demandant un Flat white, alors qu'il y avait quantité folle de petits cafés un peu partout ailleurs. Lui, il était spécialisé dans les bières, pas les cafés ! Mais au fond, c'était un bon gars qui ne refusait rien à ses clients, après tout c'était lui qui faisait tout pour attirer une nouvelle clientèle. Alors même s'il grondait un peu à l'intérieur, il était sorti de bonne grâce pour aller chez l'épicier d'à côté chercher du lait, laissait le Elm à Sierra deux minutes. Une fois dehors, il sortit son paquet de clopes et s'en grilla une qui lui fit du bien. Il laissa son regard errer sans but pour quelques secondes de déconnexion. Jusqu'à être attiré par une chevelure blonde, mais plus que ça, par une intuition étrange qui fit rater un battement à son cœur. Il se redressa, plissa les yeux puis s'avança jusqu'à la terrasse d'en face. Et plus il avançait, plus il souriait, sans s'en rendre compte, jusqu'à afficher un grand sourire au moment où il se plantait devant cette apparente inconnue qui n'en était pas une. Son visage était offert au soleil, ses yeux clos, elle avait un peu vieilli depuis quinze ans, mais c'était bien elle, Ann. Est-ce que vous pouvez me dédicacer mon livre, je suis un de vos plus grands fans ? Il n'y avait pourtant aucun roman dans ses mains, juste une cigarette à laquelle il n'avait quasiment pas touché qui se consumait au bout de ses doigts. Et une lueur espiègle dans son regard.

Généralement, sa cigarette quand il sortait de son bar, c’était sa bouffée d’oxygène, enfin le fait que ça lui détruise les poumons en plus. Une autre addiction dira-t-on, Marcus fumait depuis qu’il avait commencé ses études supérieures, à l’époque ça lui avait permis de gérer la pression liée au rythme de l’université. Et aussi de se faire des potes un peu cools, lui qui était considéré comme un véritable rat de laboratoire. Seulement, c'était devenu une sale habitude dont il n’arrivait pas à se défaire, il avait essayé, quelques fois, quand il était plus jeune, mais ça n’avait jamais fonctionné. Depuis des années maintenant, il avait renoncé, ceux qui connaissaient Marcus savaient que si on ne le trouvait pas dans son bar, il était sûrement dans l'arrière-cour en train de s’en griller une, ou devant, sur le trottoir, à discuter le bout de gras avec un confrère commerçant, son éternelle cigarette à la main. Évidemment ça en agaçait certains, d’autres trouvaient que ça lui donnait un charme, lui, il se disait juste que ça finissait par lui couter une petite fortune, cette connerie ! Ce jour-là pourtant, la surprise lui fit oublier son addiction, qu’est ce que Ann pouvait bien faire ici, assise sur la terrasse face à son bar ? Est-ce que c’était le fait du hasard ? Drôle de coïncidence tout de même. Seulement au moment où ses jambes se mirent en branle, comme un réflexe que de venir la rejoindre, il ne réfléchissait pas vraiment, son esprit en off, il était simplement tout à son bonheur de retrouver cette femme qu’il n’avait jamais oubliée. Ann, c'était toute une histoire, c’était une sensation étrange, un sentiment d’inachevé, une idée du bonheur, simple, qu’il avait touché du doigt, avant de tout foutre en l’air. Ils avaient passé quelques mois tous les deux, inséparables, professeur, amis, amants, ils avaient un peu tout mélangé, ils étaient jeunes, ça n’avait pas d’importance, enfin pour Marcus tout du moins. Elle était belle, avec son teint de porcelaine et ses yeux qui brillaient trop fort quand elle le regardait. Il savait qu’elle avait des sentiments, il l’avait deviné assez aisément, seulement Ann était réservée et lui aussi. Et puis la tornade Penelope était arrivée, elle avait tout emporté sur son passage, le cœur de Marcus avec. Les deux femmes avaient pas mal de similitudes physiques, néanmoins ça s’arrêtait là, parce que Penelope était incendiaire, elle était vive et n’avait pas froid aux yeux, elle était sûre de son charme et de ses choix et quand son dévolu s’était posé sur le barman alors, il était foutu et plus rien n’avait été possible entre Ann et son doux professeur. Tout était allé si vite à l’époque, Marcus n’avait rien calculé, rien vu venir, rien pu empêcher, ni son cœur de s’emballer pour Penny, ni celui de Ann de se briser en silence. Pourtant, il ne l’avait jamais oublié, la belle Américaine. Et il avait suivi son ascension avec assiduité. Quand il l’avait rencontré, dès les premiers textes qu’elle lui avait fait lire, il n’avait pas douté de son talent, il savait qu’elle était faite pour ça et il n’avait donc pas été surpris de voir son premier livre en librairie, ni le succès qui en avait naturellement découlé. Il s’esclaffa doucement quand elle l’avait questionné. J’ai tous tes livres dans ma bibliothèque, évidemment ! Il ne lisait pas beaucoup, il n’avait plus le temps et il le déplorait. Mais il ne manquait jamais la sortie de ses romans. D’ailleurs, il avait été pris par une émotion particulière à la lecture de l’histoire de ce Renaud, mais il n’oserait sûrement jamais demander s’il y avait un peu de lui dans ce personnage. Il avisa son écharpe qu’elle attrapait. Tu avais peur d’avoir froid ici ? Tu sais, l'hiver à Bowen est plutôt doux. Il devait faire à peu près dix-neuf degrés ce jour-là. Mais elle avait peut-être oublié, avec le temps. Je peux ? Il désignait la chaise face à elle, oubliant totalement son lait d’avoine et ses clients qui l’attendaient. Tu imagines bien qu’il y a une question qui me brûle les lèvres… Il aurait pu lui demander ce qu’elle faisait ici, mais c’était presque trop facile, il avait tout le temps de le faire. Comment ça se fait que je te trouve au troquet d’en face plutôt qu’au Elm ?! Il plaisantait évidemment, mais c’était tellement charmant de la voir rougir.

Il était jeune, Marcus, la vingtaine à peine entamée, il goûtait la vie, un semblant de liberté, entravée par des études lourdes et prenantes, non pas qu'elles étaient compliquées pour lui, mais la pression que son entourages mettait sur ses épaules l'étouffait souvent. Sa grand-mère, ses professeurs, tout le monde voyait un génie en lui, un grand physicien en devenir, il serait un grand homme, ça ne faisait aucun doute. Mais lui il ne se sentait pas grand, il sentait ses épaules parfois trembler sous le poids de leurs espoirs. Ainsi, dans ce quotidien fait de chiffres et de formules, il aspirait à la tranquillité, à s'amuser, à se changer les idées. Il sortait avec ses potes, il s'éclatait au Elm, où il passait le plus clair de son temps, ce job, c'était un exutoire. Et dans tout ce tourbillon de vie bien remplie, il y eut Ann, une bulle de douceur qui lui faisait du bien, un brin de femme tendre, curieuse et intéressante. Elle lui parlait de Dickens là où il n'avait connu que Newton. Il avait d'abord vu en elle une amie, rapidement ils avaient ajouté un peu de bonus, à cette époque où les sex friends étaient à la mode, même s'il ne définissait pas leur relation, ce genre l'adjectif l'arrangeait bien, ça l'empêchait de réfléchir à ce qu'il pouvait ressentir pour cette jolie blonde. Ça lui évitait de trop s'attacher et d'être potentiellement déçu, ou abandonné. Depuis cette époque il avait changé, les affres de l'amour ne l'avaient pas épargné. Lui qui se protégeait dans sa jeunesse, il avait suffit qu'il baisse sa garde, une fois, une seule. Il avait connu les montagnes russes avec Penny, les sommets et la chute vertigineuse. À présent, c'était un homme blessé, marqué au fer rouge. Pourtant il souriait, Marcus, toujours, comme un pied de nez à l'adversité. En apparence il avait l'air heureux, il dégageait cette joie de vivre que beaucoup lui enviaient. Il ouvrait son bar, chaque matin, il faisait la conversation aux clients, il s'inquiétait de la vie de ses habitués. Il n'étalait pas ses états d'âme. Et quand il était heureux de voir une personne, ça se remarquait de loin, comme aujourd'hui avec Ann. L'écrivaine était comme une douce apparition, alors qu'il traversait une période compliquée, comme si elle arrivait à point nommé. C'était drôle comme, malgré le succès et son talent avéré, elle semblait encore douter d'elle. Il fallait peut-être avouer que si ça n'avait pas été elle, Marcus n'aurait peut-être pas lu ses livres, mais cela ne changeait rien à sa plume. Il sourit alors, simplement, la réponse était évidente. Il s'installa donc, en t-shirt face à elle, sa réplique concernant la météo le fit rire, bien qu'il ne sache rien du climat italien, lui il n'avait toujours connu que Bowen. Elle était prévoyante. Il l'observait, amusé par cette rencontre, était-elle réellement fortuite ou Ann avait-elle fait exprès de s'installer à cette place, face à son bar ? Jamais O'Brian ne s'était vu comme un séducteur, il se trouvait même piètrement mauvais dans ce domaine. Pourtant il la faisait rougir, sans trop savoir comment. Le barman ne connaissait rien de son pouvoir d'attraction, pourtant il y en avait eu quelques unes, des femmes, qui lui lançaient des regards en coin, parfois appuyés, lorsqu'il jonglais avait les verres de bière avec son petit sourire. Mais il n'était pas réellement pour elle, ce sourire, il était surtout pour son bar, sa véritable maîtresse, c'était lui. Les joues rougissantes de la blonde, il les remarquait, sans véritablement comprendre ce qui, chez lui, provoquait un tel phénomène. Mais plus son visage s'empourprait, plus il souriait, pas moqueur mais sincère, heureux de la revoir. Puis son sourire se figea quelque peu, troublé par l'honnêteté de sa réponse et le regard intense qu'elle posait sur lui. Le bon moment, ces mots résonnaient étrangement en lui, comme quelque chose qui se réveillait, sorti de très loin. Il esquissa un sourire un peu plus gêné. On dirait bien, oui. Il se redressa, apercevant la serveuse qui passait, il l'apostropha. Tu peux me faire un café s'il te plaît ?! Tout le monde se connaissait dans la rue, alors même s'il n'avait pas ses habitudes dans ce café, il connaissait la jeune serveuse qui hocha la tête pour signifier qu'elle allait le lui préparer. C'était étrange pour le barman de s'installer à une table et de se faire servir, cela lui arrivait rarement. Il alluma une nouvelle clope, celle-ci, il ne la laisserait pas se consumer. Avant de reporter son regard lagon sur l'américaine. Il t'aura quand même fallu, quoi ? Quinze ans, pour revenir. Bowen te manquait ? Sous ce trait d'humour on sentait un semblant de fébrilité.

S’il y pensait, il se disait qu’il n’avait véritablement aimé qu’une fois, Marcus. C’était simple, il avait eu ce coup de foudre véritable pour Penelope, celui qui, débarqué de nulle part, balayait tout sur son passage. Celui dont on parle dans les films, dans les romans et dans les chansons, celui que beaucoup passent toute une vie à attendre, en vain. Lui, il l’avait connu. Et est-ce que ça l’avait rendu heureux ? Au départ, oui, c’était facile, il était amoureux, elle aussi, c’était beau et simple, c’était vertigineux même. Pour ce garçon qui n’attendait rien de la vie, qui vivait dans un monde de logique et de pragmatisme, se laisser porter par un sentiment aussi illogique que l’amour avait été libérateur. Pour l’amour, il avait dit oui au mariage sur la plage, alors qu’il détestait le sable et qu’il n’avait jamais encore réfléchi à l’éventualité de porter une alliance, pour lui, il aurait sûrement fait un enfant, même s’il n’en avait pas spécialement envie. Pour lui… pour elle, surtout. Elle qui finalement l’avait quitté, aussi soudainement qu’elle avait débarqué dans sa vie, pour elle qui l’avait détruit en un claquement de porte. Il avait regretté amèrement d’avoir succombé aux affres de l’amour, Marcus, il en avait jeté son alliance au fond d’une cuvette de toilettes, un soir de dérive. Il y avait naïvement cru, que ça pouvait être éternel, à la vie, à la mort, comme dans les films, les romans ou les chansons, seulement la vie n’était pas aussi belle et la chute était terrible. Lui, le garçon simple, sans histoire, qui n’attendait rien de particulier de cette vie, il aurait dû se contenter d’un amour doux, en vérité, il n’avait pas besoin d’un coup de foudre qui vous prend aux tripes, mais visiblement ce n’était pas quelque chose que l’on pouvait choisir. Et aujourd’hui encore, il l’aimait, cette femme libre et envoutante, elle avait toujours cette emprise sur lui, bien qu’il lui en veuille, bien qu’il soit en colère, il l’avait dans la peau. Ce jour-là, pourtant, face à la jolie blonde de son passé, il ne pensait pas à Penny, il lui souriait avec une joie non feinte, tout à son bonheur de la retrouver. Leur conversation était fluide, naturelle, comme si elle n’était jamais partie. Néanmoins, quinze ans ce n’était pas rien, il ne savait plus réellement qui elle était, ce qu’elle était devenue. Sur le papier, Ann était une écrivaine accomplie, au succès avéré, elle avait réussi. Mais ce n’était pas ce qui intéressait Marcus, il avait envie de savoir si elle était heureuse, si sa vie était celle qu’elle avait espérée. Et quelque chose lui disait que ce n’était pas totalement le cas. Elle disait avoir manqué de temps, pour lui, c'était une excuse comme une autre, quand on avait l’envie, le temps, on le trouvait. Mais il se refusait le droit de lui lancer ce genre de réplique, il savait que ce serait déplacé. Après tout, s’il avait vraiment voulu de ses nouvelles, il aurait trouvé le moyen de la contacter, surtout depuis qu’elle était devenue une personnalité publique. Il sourit cependant quand elle évoqua l’envie de se ressourcer à Bowen, pour lui, c'était une évidence, cette ville était la bonne, mais il était né ici alors son avis était biaisé. Seulement, il savait que l’américaine avait passé une bonne année ici, elle lui avait souvent parlé, à l’époque, du fait qu’elle s’attachait à l’Australie et qu’elle aurait sûrement du mal à la quitter. Peut-être tentait-elle de lui faire comprendre qu’elle s’attachait à lui, peut-être avait-il fait comme s’il ne saisissait pas. Lorsque Ann grimaça, il rit franchement, de ce rire communicatif, avec cette lueur qui dansait dans ses yeux et ces fossettes qui creusaient ses joues. Je n’étais pas assez austère pour le job, visiblement ! Il se rappela qu’elle adorait venir travailler au bar et qu’à ce moment-là, elle ne travaillait pas beaucoup, trop occupée à l’observer derrière son bar. Il avait oublié à quel point c’était agréable d’avoir sa présence au fond de la salle, de savoir que son regard se posait régulièrement sur lui. Il avait oublié qu’il aimait poser son torchon sur son épaule, se pencher nonchalamment sur elle pour venir corriger son travail et rire en constatant qu’elle n’avait pas beaucoup avancé. Il avait oublié leurs rires complices et ses cheveux trop longs qui venaient chatouiller les épaules de la blonde, il avait oublié que, quelques fois, quand le bar était bondé et qu’il savait que personne ne remarquerait son absence, il lui avait pris la main et entrainé dans la réserve pour la déshabiller, pour quelques minutes de vertiges. Tout ça avait été remisé dans les tréfonds de sa mémoire quand Penelope avait débarqué dans sa vie. Il ignorait pourquoi cela refaisait surface, aussi violemment qu’incompréhensible, autant d’années plus tard. Je crois qu’on a réalisé nos rêves, tous les deux. Certes, ils n’avaient pas les mêmes aspirations, mais c’était assez beau de voir qu’ils étaient accomplis, au moins professionnellement parlant.

Marcus c'était le bon pote par excellence, celui qui ne faisait pas d'histoire, qui était toujours partant pour une soirée, qui riait aux blagues et qui savait chambrer quand il fallait. Il lui avait fallu bosser dessus au départ, parce qu'il avait d'abord été connu comme le garçon trop sérieux, toujours le nez dans ses bouquins, celui avec une raie sur le côté et les vieux vêtements de son cousin sur le dos. Jusqu'à l'adolescence, il accompagnait même sa grand-mère à la messe, simplement parce qu'il n'osait pas dire non. Il était réservé, un peu gauche, il s'était longtemps cherché, on l'avait parfois moqué, même. Avant de débarquer à l'université, où personne ne le connaissait et pour cause, il avait un an de moins que tous ses nouveaux camarades. S'il ne l'avait pas bien vécu au départ, d'être le plus jeune, ça s'était révélé être une véritable libération. C'était un nouveau départ, il pouvait enfin être qui il voulait. Cette année-là il s'est fait embaucher au Elm et ce job étudiant a changé sa vie. Il est sorti de l'ombre et à pris toute la lumière. Il est même presque devenu populaire, lui dont tout le monde oubliait le nom auparavant. Mais sans jamais se départir de sa sympathie, sans jamais écraser les autres. Et alors que d'autres en auraient profité pour sortir plus que de raison, pour profiter des potes et de la vie, lui partageait son temps entre ses études, son job et il trouvait même le temps de donner des cours de soutien. C'est de cette façon qu'il avait rencontré Ann. La blonde était clairement un cas désespéré, mais simplement parce que les sciences n'étaient pas son domaine. Il avait vite compris qu'il ne lui apprendrait rien, ce qui ne l'avait pas empêché de persévérer, pour mieux passer du temps avec elle. Il savait qu'elle préférait le barman au physicien en lui, il n'était donc pas surpris qu'elle soit contente qu'il ait pris ce chemin-là. Contrairement à beaucoup d'autres personnes de son entourage, Ann avait toujours réussi à lire en lui, à comprendre et accepter ses réelles aspirations. Il attrapa la tasse fumante qu'on venait de poser devant lui et en but une gorgée. Le Elm c'est déjà une grosse partie de ma vie. J'ai adopté un chat aussi, enfin c'est plutôt lui qui a fait du forcing pour se faire adopter. Il sourit, ce bon vieux Newton, il était devenu sa petite faiblesse avec les années. Et figure toi que je donne toujours des cours à l'université ! J'ai même remplacé un prof en arrêt le semestre dernier. Tu vois, je n'ai jamais vraiment réussi à choisir entre le cœur et la raison. Marcus c'était un hyperactif finalement. Il la fixait avec un mince sourire aux lèvres, conscient qu'il n'avait pas totalement répondu à sa question. Seulement derrière son évidente bonhomie, se cachait une vérité qu'il avait encore du mal à accepter, même après dix ans. Il lui était difficile d'admettre que s'il avait tout plaqué, s'il paraissait heureux de son sort aujourd'hui, c'était à cause d'un chagrin d'amour au départ. Lui aussi il avait des dizaines de questions au bord des lèvres concernant l'américaine, néanmoins il avait quelques réponses, Ann était une personnalité aujourd'hui, il n'avait pas été difficile pour lui de se renseigner, d'apprendre qu'elle s'était mariée à un autre auteur à succès. Cependant il avait envie d'en savoir plus, était-elle heureuse ? Malgré son grand sourire, il lui semblait déceler quelques failles. Elle ne portait pas d'alliance non plus, là où il pensait découvrir un diamant ostentatoire. Et puis surtout, pourquoi être revenue à Bowen, cette question-là, il se doutait qu'elle était la clé. Bowen n'a pas tant changé depuis le temps. Moi non plus. Et toi ? Est-ce qu'on t'appelle toujours Lloyd ? Il était plus direct que la blonde, espérant tout de même ne pas la froisser.

Dans un monde parfait, Marcus aurait été chercheur ou professeur le jour et barman la nuit. C'aurait été un équilibre acceptable pour cet homme qui, même s'il vibrait pour son bar, avait toujours le cerveau en ébullition. Seulement ces deux passions étaient tout autant chronophages l'une que l'autre. En rachetant le Elm il était devenu plus que serveur, il était à présent commerçant et ça ne s'arrêtait pas à satisfaire les commandes de ses clients. Tout comme la recherche revenait à ne pas compter ses heures, il se souvenait encore de ce carnet qu'il emmenait partout avec lui quand il était doctorant, pour prendre des notes, des formules qui jaillissaient, presque venues de nulle part et qu'il n'avait pas intérêt à laisser passer, sans compter les innombrables heures de solitude dans son labo. Il n'aurait probablement jamais trouvé les clés de l'univers ou fait de découvertes qui auraient changé la face du monde, ça il en était persuadé. Il avait clairement fait le choix du cœur en reprenant cet établissement, mais il était heureux d'avoir toujours, à sa façon, un pied à l'université. Le choix du cœur. Il regardait la blonde de son passé avec la même tendresse qu'à l'époque, celle qui n'avait pas suffit, malheureusement. Seulement aujourd'hui il avait quelques années de plus, la sagesse de ceux qui ont vécu et morflé. Est-ce que ça signifiait quelque chose ? Il n'en avait absolument aucune idée ! Il sourit avec douceur à cette réflexion qui résonna en lui. Ce bar qui le fascinait depuis qu'il était gamin. Cette fille qui refaisait surface dans sa vie alors qu'il pensait ne jamais la revoir ailleurs que sur la quatrième de couverture de ses romans. Peut-être oui… Répondit-il songeur. Sa réplique, à Ann, aurait pu être plus sèche, presque agressive, Marcus l'aurait compris. Seulement, elle la ponctuait d'un rire presque amusé, effectivement elle ne lui apprenait rien, il avait déjà assouvi sa curiosité quelques années plus tôt. Quelque part ça lui avait suffit, de savoir qu'elle était heureuse, au moins sur le papier, elle avait son job de rêve, elle était mariée. Quand il était à la dérive, il avait été presque soulagé d'apprendre que ce n'était pas son cas, à Ann. Néanmoins les choses changeaient, tout passait, même les amours, visiblement. Il se garda de lui demander si c'était pour cette raison qu'elle avait entrepris ce pèlerinage sur les traces de sa jeunesse. Mademoiselle Lloyd, heureux de vous revoir. Il esquissa un sourire alors qu'une ombre passait dans son regard, il était évident qu'elle poserait la question et si Ann avait été honnête, il se devait de l'être également. Passant sa main dans sa barbe, il gigota dans sa chaise, preuve de son inconfort soudain. Je l'ai partagé, oui. J'ai l'impression que ça fait une éternité. Son regard se porta sur son annulaire gauche qui ne portait plus aucune trace de son alliance. Quatre mois de mariage avant que Penelope ne parte, est-ce qu'on pouvait dire que ça comptait ? Et paradoxalement ils n'étaient divorcés que depuis quelques mois. Dix ans d'un mariage fantôme, pourtant dieu que le mot divorce lui avait fait mal ! Il haussa les épaules. Il n'y a plus que moi. Avec mon bar et mon chat. Ça fait vieux célibataire endurci non ?! Il laissa raisonner un rire qui se voulait léger mais qui sonnait un peu plus faux.

Marcus n'était pas friand de potins ou de mondanités, tout ça était bien loin de son univers. Dans son établissement, il se refusait à laisser courir les rumeurs, bien qu'il ne puisse les empêcher. La plupart qui lui étaient revenues à l'oreille avaient quasiment toujours eu le nom de Penelope, vraies ou fausses, sur les raisons de son départ, sur cet homme qu'on avait soit disant vu à son bras, ce fameux dernier soir, sur son retour, un nombre incalculable de fois en dix ans, jusqu'à ce que ce soit la bonne. Il les avait détesté, haï, même, ces commérages, mais il avait vite compris qu'il n'y pouvaient pas grand chose. Les gens aimaient parler et quand l'info était croustillante, il était difficile de résister à l'envie de la propager. Le barbu avait d'ailleurs lui aussi succombé à la tentation de se renseigner au sujet de son ex, lorsque, heureux de voir que son premier roman avait eu du succès, il était tombé sur un second opus dans la devanture d'une librairie, sur le bandeau elle était vantée comme la nouvelle reine des best-sellers, le phénomène de sa génération. Ça invitait à se montrer curieux et, d'une recherche à une autre, il avait appris que c'était son compagnon qui l'avait poussé à écrire, compagnon qui avait fini par devenir son mari. Un véritable conte moderne, presque trop romancé pour être vrai. Pourtant elle le méritait, son happy end, Marcus n'en doutait pas une seconde. Son voyeurisme s'était arrêté là, évidemment il avait pensé à elle, la sortie annuelle de ses différents romans ayant aidé à rappeler la jolie blonde à son bon souvenir. Mais qu'est ce que ça aurait changé, de prendre des nouvelles au final ? Ils avaient chacun leur vie à présent, l'autre n'était plus qu'un souvenir du passé, de leur belle jeunesse. Aujourd'hui, pourtant, face à Ann, Marcus était troublé, il n'aurait jamais pensé que la retrouver puisse réveiller sa mémoire et y puiser pour en ressortir des sensations, des instants de vie passés ensemble, oubliés et malgré tout encore bien précis. Pourquoi maintenant ? Peut être parce qu'elle était ici, à Bowen, à l'endroit même où ils s'étaient rencontré, en face de ce bar où il avait capté plusieurs fois ses regards amoureux. Là où tout aurait été possible, s'aimer ou mettre un terme à leur idylle. Ils connaissaient tous deux l'issue de cette histoire, pourtant aucune rancœur ne semblait subsister à présent. Au contraire, la tendresse était toujours de mise et la blonde sembla sincèrement peinée d'apprendre que les amours de son ancien crush étaient également un échec. Évoquer le naufrage de son mariage avec son grand amour était toujours difficile pour Marcus, mais il le montrait rarement, en général il évitait simplement le sujet, face à Ann il avait choisi d'être honnête, mais il ne s'attarderait pas d'avantage, de toute façon il n'y avait pas grand chose à en dire. Le terme de célibataire endurci suffirait sûrement pour qu'elle comprenne qu'il était séparé de Penelope depuis longtemps déjà. Et puis, comme toujours, le barman termina par une touche d'humour, pour ne pas tester sur un fond de gêne. Un lapin ? C'est original. Il a voyagé avec toi ? Il fallait avouer que l'image était amusante, mais pourquoi pas. Allez, formons un club ! Je connais un bon endroit pour se réunir. Par contre il faut s'inscrire pour l'année, tu ne penses pas nous quitter trop tôt ?! C'était une façon à peine subtile pour lui demander combien de temps elle comptait rester. Sa question à elle le fit sourire, son bar c'était toute sa vie à présent. Avant qu'il en soit propriétaire, le Elm fonctionnait déjà bien, mais il pouvait être fier d'y avoir ramené un peu de modernité et le succès avait été au rendez-vous. Cette année, à sa grande surprise, il avait été élu personnalité de Bowen et cette distinction, bien que futile était la preuve que son bébé était apprécié. Il ne désempli pas alors j'imagine que oui. Évidemment il ne se ventait pas, Marcus restait lui-même, toujours modeste. Et comme pour le rappeler encore plus à son souvenir, il sentit une présence derrière lui, c'était sa salariée, un peu paniquée. Marcus, les deux touriste sont parti, furieux, ils en avaient marre d'attendre que tu reviennes. Il grimaça, gêné, il avait totalement oublié la raison de son départ. Merde. Désolé. Bon, tant pis pour eux… L'effet Ann… ? Il ne lâchait jamais ses clients. Il prit un air contrit pour s'adresser à la blonde. Je vais devoir y retourner. Tu sais où me trouver de toute façon. Il se levait déjà, déposant un billet qui couvrait leurs consommations sur la table. C'était bien de te revoir. souffla-t-il avec un léger sourire. D'une certaine façon, même s'il n'avait pas envie de la quitter, ce départ précipité évitait une éventuelle gêne trop longue au moment de la séparation.