our sun's still shining but it seems half the size, and it's a wild, wild world out here (yani)

C’était une évidence, que lorsque Woody et Yani se retrouveraient, à Bowen, ce serait à la falaise qu’ils vivraient leurs retrouvailles physiques. C’est à la falaise qu’ils avaient échangé des rires, des confidences, des challenges à la con de celui qui arriverait le plus vite tout en haut. C’est à la falaise qu’ils s’étaient imaginés roi et reine du monde alors qu’ils n’étaient que des gamins, des adolescents avec toute une vie devant eux. C’est à la falaise que cette vie devant eux, elle s’était dessinée à l’horizon, dans l’océan, leurs rêves baignant dans le soleil alors qu’ils s’imaginaient déjà le tracé parfait de leur existence. En ce qui concernait Woody, la vie qu’il s’était imaginée alors qu’il en parlait avec Yani, à l’époque, n’avait rien à voir avec celle qu’il vivait actuellement. Il aurait difficilement pu en être plus éloigné, même.

La preuve, ce matin, Woody s’était pointé à la falaise trente minutes avant l’heure de leur rendez-vous. Pourquoi ? Parce que cette falaise, Woody n’arrivait plus à la monter avec la facilité d’avant. Si Yani allait vite comprendre que son vieil ami était malade, il n’avait pas envie que ce soit la première nouvelle image qu’elle ait de lui. Un homme brisé un homme faible qui ne tenait que grâce à sa canne sur laquelle il reposait toute son âme en peine. Il avait certes une nouvelle raison de vivre et de se battre, depuis cet automne : sa fille, Alice, âgée de trois ans et demi. Elle était entrée dans sa vie comme une fleur d’été qui pousse à travers les sentiers de gravelle - sans prévenir, inespérée. Les mois passaient auprès d’elle et même si elle faisait voir le monde d’une toute autre manière à Woody, il était forcé d’admettre qu’elle ne comblait pas non plus tout le vide qui avait élu domicile au fond de son être. Il ignorait si ce vide se remplirait un jour, ou s’il avait toujours un peu été là.

Une fois arrivé en haut de la falaise, sur cette grande roche qui avait survécu au passage du temps, Woody s’assit. Il avait l’impression d’être un gamin à nouveau, mais dans sa tête seulement. Il posa sa canne par terre, à côté de lui, et ferma les yeux un moment en laissant le vent de l’est fouetter son visage. En sentant du mouvement à proximité, il rouvrit les yeux et tourna la tête vers la droite. Yani n’était plus qu’à quelques mètres, un peu plus bas dans la pente. Il sourit, et leva la main pour la saluer.

Elle avait énormément changée, Yani. C’est ce que Woody fut en mesure d’observer pendant les quelques secondes de marche qui la séparaient encore de lui. On aurait presque dit que la vie leur jouait un tour en échangeant leur apparence. À l’époque, Woody était très en forme, musclé, des jambes comme du haut du corps. Maintenant, il ne pouvait plus s’adonner aux mêmes activités physiques et mangeait moins, aussi. Son corps en payait le prix, il avait perdu du poids et de la masse musculaire, ça se creusait jusque dans ses joues si on portait bien attention. De son côté, Yani était autrefois très mince, voire frêle, on avait peur de la casser en la prenant dans nos bras. Aujourd’hui, elle était musclée, chacun de ses pas portait une force et une grande signification, aussi. Comme si elle traînait un lourd passé à chaque enjambée. Woody, lui, c’est en se levant qu’il levait aussi le lourd poids des dernières années. Il s’appuya sur sa canne, honteux de ne plus être capable de se relever et de se tenir debout avec agilité et force. Mais il préférait ça plutôt que de rester assis sans accueillir dignement sa vieille amie. Vingt années séparaient ces retrouvailles de leur dernière rencontre. Il aurait été injuste qu’il entretienne le mensonge, même en se retrouvant face à elle. Il n’y avait plus d’écran interposé. Il n’y avait que la vérité. Celle-ci se découvrait aussi dans le regard de Yani, constata Woody, alors qu’il n’y voyait plus l’étincelle d’avant. Elle n’était plus la femme pétillante et vive qu’elle était autrefois. Lui non plus, n’était plus ce gars-là. Il était douloureux de se rendre compte que la vie n’avait épargné ni l’un ni l’autre. Sans dire quoi que ce soit, ils s’étreignirent, dans le silence le plus confortable et rassurant qui soit. Woody esquissa un sourire, serrant son amie contre lui. Vingt ans, bordel.

Yani s’assit sur le rocher, et Woody la suivit dans son mouvement. Il redéposa sa canne à côté de lui, dans l’herbe, puis plongea son regard dans celui de la trentenaire. L’émotion gagna son regard quand elle lui assura qu’il pouvait tout lui raconter, qu’elle était là maintenant. Il haussa lassement les épaules, secouant la tête de gauche à droite, lentement, brièvement. « Je ne sais pas s’il y a grand chose à raconter. Rien qui n’en vaille la peine. Je suis malade. Ça fait longtemps que je le suis. Presque aussi longtemps qu’on ne s’est pas vus. » Admit-il, lui apprenant ainsi qu’il souffrait depuis près de vingt ans. Ils y reviendraient. Forcément. « Et toi, comment vas-tu, Yani ? » Et qu'elle ne lui dise pas que tout allait. Il savait que non.

Une saloperie, c’était le cas de le dire. C’est peut-être pour ça qu’il contournait un peu le sujet, n’en parlant qu’à demi-mot, n’effleurant que sa souffrance, sans désigner clairement ce qui la causait. Il avait beau traîner cette peine depuis près de quinze ans, il n’était toujours pas en paix avec elle et ne le serait jamais. C’était encore pire quand il voyait le cœur de Yani se briser à travers son regard. Heureusement, elle savait encore assez bien le lire pour deviner qu’il ne fallait pas, pas pour tout de suite du moins, s’attarder à lui. Elle s’engouffra dans la question que lui renvoyait son ancien ami, répondant aux prières silencieuses de ce dernier. « Non, c’est vrai, je n’ai jamais vraiment su ce qui t’avait poussée à te tourner vers le militaire … Je me souviens avoir été un peu abasourdi, à l’époque, quand t’es partie, mais … » Il haussa légèrement les épaules, son regard déviant un moment vers l’océan devant eux, sous eux. « … Tu sais aussi que je n’étais pas du genre à poser de questions, à chercher à comprendre. » Il n’avait pas changé là-dessus, Woody. Il renvoyait encore cette image de s’en foutre, de tout et de rien, de ne se concentrer que sur ce qui l’intéressait et tant pis pour le reste. Ce n’était sûrement pas qu’une simple impression, d’ailleurs. Il est vrai que Woody avait toujours eu ce côté égocentrique. Cependant, Yani venant à peine de lui revenir, il n’allait pas se contenter d’en arrêter là. « Si tu veux m’expliquer, j’imagine qu’il vaut mieux tard que jamais. » Et c’est ainsi que Yani revint vingt ans en arrière, parlant de sa peine d’amour, de l’armée qui avait été son échappatoire, en quelque sorte. Elle lui parla de sa grossesse, du fait qu’elle ne pourrait jamais être mère, sujet qui raviva toutes sortes d’émotions en Woody, lui qui avait aussi pensé qu’il ne pourrait jamais être père, après avoir traversé la fausse couche de Freja puis celle de Charlie. C’était lui le dénominateur commun. Et pourtant, Sara était arrivée de nulle part, du passé, avec une fille de quatre ans qui était la sienne. C’est donc naturellement et avec empathie que Woody recueillit Yani contre son épaule alors que celle-ci pleurait son chagrin. Lorsqu’elle se redressa, il esquissa un faible sourire, attristé, et passa un doigt sur la joue de son amie pour en essuyer une larme en suspens. « Je suis désolé de ne pas avoir compris toute ta souffrance, à l’époque, Yani. Je suis désolé de ne pas l’avoir vue. De ne pas avoir été là. » Peut-être que s’il l’avait vue, réellement vue, aujourd’hui ils n’en seraient pas à se livrer ces terribles confidences des vingt dernières années. Ils l’auraient déjà fait. Eux contre le monde.

Automatiquement, Woody baissa le regard quand Yani posa sa main contre sa joue. Il avait encore beaucoup de mal à s’accepter dans sa vulnérabilité. Pourtant, il savait que depuis de nombreuses années déjà, sa souffrance se lisait dans son regard comme dans un livre ouvert. Il ne pouvait plus faire semblant, désormais, d’être au-dessus de tout. Lui aussi était dans la tempête mais comme Yani, il n’était pas seul. Il commençait à peine à accepter le fait qu’une main à prendre dans le brouillard, ça lui permettait un équilibre qu’il n’avait pas autrement. Il fallait qu’il ouvre la porte aux personnes qui l’aimaient. Il fallait qu’il accepte l’aide. La lumière. Il releva donc les yeux sur Yani, tentant, cette fois, de soutenir son regard malgré toutes les émotions emmêlées. La tristesse, la douleur, la reconnaissance mais, surtout, la honte. « Je ne peux pas t’en vouloir de ne m’avoir rien dit, Yani. J’aurais fait pareil. » Il lâcha un léger rictus. « J’ai fait pareil. Avec tout le monde autour de moi. J’ai gardé ma condition secrète pendant plusieurs années, jusqu’à ce que je ne puisse plus la cacher. Si j’avais pu partir comme tu l’as fait, je l’aurais sans doute fait aussi, quand j’ai appris que j’étais malade. Alors ne t’excuse pas. Je comprends. Je comprends pourquoi tu l’as fait. » Il esquissa un sourire à son égard. Yani le tira vers lui pour l’étreindre. Il ferma les yeux face à son murmure, et répéta à son tour : « Nous deux contre le monde. » Ce monde s’adoucissait, depuis la venue de sa fille dans sa vie, mais ce monde gardait quand même sa part de noirceur et il aurait bien besoin de son amie, combattante, pour qu’ils s’aident à traverser le chemin le plus ardu. Yani changea d’expression tout d’un coup. La malice se lisait dans son regard. Intrigué, il fronça les sourcils en la regardant, avant de sourire à sa proposition. Il regarda vers le bas. C’était une sacrée descente. « Tant que tu ne me fais pas le coup du le dernier arrivé est une poule mouillée. » Clairement, ce serait lui. Tiens, il était quand même capable d’humour face à son handicap, maintenant. C’était une avancée. « Mais la baignade me tente. Absolument. » Affirma-t-il en hochant la tête, avant de s’emparer de sa canne pour pouvoir se relever.