memory lane + (arthur).

Il arrivait un moment, dans la vie, où on voulait s’émanciper. Voler de ses propres ailes, faire preuve d'indépendance, avoir des responsabilités... Grandir, en fait. Pour Maybelle, ce moment était venu. Ce n'était pas qu'elle le voulait vraiment (si ça ne tenait qu'à elle, elle aurait pris un aller simple pour le pays imaginaire sans hésiter !), mais elle tenait à prouver à son père qu'elle n'était pas la traînée irresponsable qu'il voyait à chaque fois qu'il posait son regard sur elle. Prendre un boulot était la première étape d'un plan sobrement intitulé « récupérer la confiance de papa ». Voilà pourquoi elle était là, dans ce petit café en plein centre-ville, à s’emmêler les pinceaux avec toutes les commandes qu’elle avait à gérer. Outre l’accueil glacial réservé par ses collègues, elle s’était vite rendue compte que servir des boissons toute la journée n’était pas si simple que cela. Les clients étaient tantôt exigeants, tantôt indécis et elle devait faire avec – tout en gardant un sourire à toute épreuve. Cela dit, elle ne se plaignait pas. C’était son premier jour de travail et elle avait encore beaucoup de choses à apprendre. La matinée s’était relativement bien passée (malgré quelques petits ratés qu’elle préférait passer sous silence) mais la pause déjeuner approchait à grands pas et elle craignait de voir une tonne de clients débarquer en même temps. Elle pouvait très bien s'occuper d'une ou deux commandes mais satisfaire une dizaine de personnes assoiffées ou affamées – voire même les deux – n’était pas forcément dans ses cordes. Alors qu’elle sentait l’angoisse de l’échec monter, la petite clochette au-dessus de la porte lui indiqua qu’un nouveau client venait de faire son entrée. Elle leva la tête et croisa le regard d’un brun d’une vingtaine d’années.  Elle avait l’étrange impression de l’avoir déjà vu quelque part mais cela ne la perturba pas outre mesure. Bowen était une petite ville, on y croisait souvent les mêmes têtes. De toute façon, avec sa mémoire de poisson rouge, il était inutile de se torturer l’esprit en cherchant où elle l’avait déjà rencontré : elle ne s’en rappellerait pas. Voyant qu’il restait un peu retrait, elle lui adressa un sourire chaleureux tout en soutenant son regard pour lui montrer qu’elle était prête à prendre sa commande.  « Bonjour », dit-elle avec son entrain habituel. « Je peux vous aider ? » La question était idiote. Évidemment qu'elle pouvait l'aider, elle était là pour le servir ! Elle grimaça un peu, s'insultant intérieurement, puis reporta son attention sur le jeune homme qui se tenait devant elle pour attendre sa commande.

Je dois avouer que je suis quelqu'un de routinier. Je n'aime pas que les choses changent parce qu'en général, c'est là que tout part en vrille. Je suis attaché à mon train-train quotidien, à mes amis, à mon boulot. J'aime me lever à la même heure, avoir les mêmes rituels tous les matins avant d'aller au travail. J'aime discuter un peu avec mes collègues avant de me mettre à mon poste, que ma soeur m'apporte mon déjeuner tous les midi ou encore d'aller terminer ma pause déjeuner au café d'en face.

Et d'ailleurs, il était l'heure.

Vous vous doutez bien que si j'aime la routine, je suis contre le changement des habitudes alors quand j'ai débarqué dans le café et que j'ai vu une nouvelle tête au service, je suis resté comme un con dans l'entrée pendant quelques secondes à me demander si l'ancienne serveuse avait été viré, pourquoi et surtout - oh putain - pourquoi est-ce que c'était celle-là qu'ils avaient engagé ?

Y'a des visages qu'on n'oubliera jamais parce qu'ils ont chamboulé notre vie et Maybelle Goodwin en fait parti. Je ne suis même pas sûr qu'elle sache qu'elle est la cause de ma remise en question et certainement qu'elle s'en fou, d'ailleurs. Mais moi je le sais - et de la voir là, comme si c'était parfaitement normal, me retourne un peu l'estomac. Sur le coup, je ne sais pas trop si je dois partir ou rester. Si je dois la remercier de m'avoir fait ouvrir les yeux sur les femmes ou si je dois la blâmer d'avoir tout bousillé. Ou tout simplement si je dois me taire et faire comme si je ne l'avais jamais vu. Puis qu'est-ce qu'elle fou là d'ailleurs ? Elle avait pas déménagé ?

J'ai soupiré avant de m'asseoir à une table - la même que d'habitude. Tant pis.

Elle s'est approchée de moi et quand elle m'a demandé si elle pouvait m'aider - ah. ah. - j'ai eu envie de lui répondre un ‘comme d'habitude’ agacé mais ça n'aurait pas fait avancer les choses alors... « Bonjour. » J'ai essayé de ne pas trop la dévisager mais comme je n'y arrivais pas, j'ai préféré détourner le regard. « Un cappuccino et un cookie aux noix de pécan, steuplais. » Après tout, on a été plus qu'intime, je ne vais même pas me prendre la tête à la vouvoyer.

« Bonjour. » Il détourna soudainement le regard et Maybelle fronça les sourcils. Décidément, les gens n’avaient pas l’air ravis de la voir là… Encore un client déçu de voir que sa serveuse préférée avait été remplacée subitement, sans doute. « Un cappuccino et un cookie aux noix de pécan, steuplais. » Steuplais ? Steuplais. Ils se tutoyaient, apparemment. Il y avait deux options à cette familiarité soudaine : soit il s’était mis en tête de lui dire « tu » parce qu’ils avaient sensiblement le même âge, soit ils s’étaient déjà vus quelque part. Ce qui expliquerait pourquoi Maybelle avait l’impression de le connaître. Elle le regarda pendant quelques secondes, cherchant à se rappeler où elle avait déjà vu ce visage, puis elle lui adressa un sourire. Ce n'était pas parce qu'il était désagréable qu'elle devait l'être aussi. « Je t’apporte ça tout de suite. » Il l’avait tutoyée, pourquoi ne ferait-elle pas la même chose ? Elle regagna le comptoir et prépara rapidement sa commande avant de la lui apporter. « Et voilà. » Elle déposa le cappuccino et le cookie devant lui puis le dévisagea avec attention. « On se connait, non ? » La question était un peu directe mais elle n’avait pas envie de se torturer l’esprit toute la journée en se demandant où, quand et comment elle l’avait rencontré. « On n’était pas au lycée ensemble ? », tenta-t-elle, un peu hésitante. C’était la seule hypothèse valable. Elle n’avait pas pu le rencontrer dans une soirée puisqu’elle ne sortait pas et que généralement, elle évitait de sympathiser avec des inconnus. Elle était sûre qu’elle ne l’avait pas vu pendant son année à Sydney. Il pouvait être commerçant mais elle fréquentait toujours les mêmes boutiques et à force, elle connaissait très bien le visage des vendeurs qu’elle croisait. L'idée qu'ils soient d'anciens camarades était la plus plausible, même si elle ne se souvenait pas spécialement de lui.

Je l'ai regardé s'éloigner avec ma commande en tête et je me suis demandé si elle avait jamais pensé à ce qu'elle m'avait fait ? Et j'en ai déduis que non. Rien dans ses yeux ne laissait entendre qu'elle m'avait reconnu et je me suis rappelé en moins de temps qu'il n'en faut pour dire "aïe" à quel point l'ignorance faisait mal. A dire vrai, je préférais qu'on me déteste plutôt qu'on m'ignore. Ou qu'on m'oublie. Et elle faisait les deux en même temps.

Cela dit, je n'ai pas pu m'empêcher de penser qu'elle était toujours incroyablement belle et qu'elle dégageait toujours cette innocence emprunt d'une maturité assez impressionnante. Je veux dire, on dirait une poupée barbie avec l'aura d'une personne qui a tellement morflé dans la vie qu'on se demande comment elle tient encore debout. « Et voilà. » Je me suis décidé à la regarder à nouveau - mais pas trop longtemps, de peur de me perdre dans ses yeux. Alors j'ai fixé mon cappuccino en y versant un sachet de sucre sans trop me poser de question. « On se connait, non ? » Boom la claque. « On n’était pas au lycée ensemble ? » Ah. Ah. Ah.

Ah.

Sur le coup, j'ouvre la bouche et aucun son ne sort parce que... bah je suis cassé quoi. Je prends conscience que sa présence m’obnubile plus que je ne l'aurais voulu parce que même si elle m'a pourri la vie sans le savoir, j'étais carrément entrain de la trouver belle et écorchée par la vie (bordel, je dois avoir un problème) et elle me demande si on se connait. Même pas un vague souvenir. Rien du tout.

J'ai haussé les épaules et finalement, je me suis dit que je n'allais pas la ménager parce qu'elle, elle ne se gênait pas. « Ouais, on se connait. Plutôt bien même. » Finalement, j'ai relevé la tête vers elle avec un petit sourire sarcastique : j'ai pas à m'écraser devant elle ou à redevenir le Arthur que j'étais avant. J'ai changé et tout est de sa faute. « On a baisé ensemble à une soirée y a quelques années. » Et j'ai verrouillé nos regards en attendant une quelconque réaction de sa part.

Vous avez déjà vécu des moments tellement irréels que vous vous demandiez si vous n'étiez pas en train de rêver ? Pire encore, que vous espériez que vous étiez en train de rêver et que rien de tout cela n'était vrai ? Maybelle en vivait un en ce moment même. La réponse d'Arthur l'avait prise au dépourvu et le sourire sarcastique qu’il affichait ne faisait que renforcer son malaise. Quelques années, avait-il dit. Elle était capable de lui dire le nombre exact de jour qui s’était écoulé depuis cette soirée. Depuis sa descente aux enfers. Il y avait des journées tellement importantes qu'elles marquaient vos vies à jamais - et celle-là en faisait partie. Contrairement à la plupart de ses copines, elle n'avait pas à chercher au fin fond de sa mémoire de quelle fête il parlait. Elle n'avait "baisé" (ce mot l’avait blessée bien plus qu’elle ne l’aurait pensé) qu'avec un seul et unique garçon au cours de sa vie. Et ce garçon se tenait là, devant elle. Il ne pouvait pas mentir. À part elle, personne n'était au courant de cette histoire. Elle s'était sentie bien trop honteuse pour se vanter d'avoir perdu sa virginité avec un inconnu – et de ne pas en avoir gardé le moindre souvenir à cause de l’importante quantité de cocktails qu’elle avait avalé. Minable, lamentable, pathétique… Il n’y avait pas assez d’adjectifs péjoratifs pour décrire comment elle s’était sentie après cela. Elle avait bien évidemment cherché le garçon avec qui elle avait passé la nuit, harcelé ses amis pour savoir si l’un d’entre eux se souvenait l’avoir vue proche, d’une manière ou d’une autre, d’un mec au cours de cette foutue fête… Mais personne n’avait pu lui répondre. Chacun était bien trop occupé à vivre sa vie pour surveiller ses faits et gestes – et c’était plus que compréhensible. Elle avait gardé l'espoir qu'il reprendrait contact avec elle mais les jours avaient passé et elle s'était rendue à l'évidence : elle ne le reverrait jamais. Soit elle n’était qu’un coup d’un soir sans intérêt, soit ce mec était dans le même état qu’elle et il l’avait lui aussi oubliée.

Elle aurait voulu s’excuser. Lui dire que ce genre de comportement ne lui ressemblait pas, qu’elle avait un peu (voire même beaucoup) trop bu, qu’elle se sentait honteuse de ce qu’elle avait fait. Et accessoirement le prévenir qu’elle était enceinte. De lui. Non pas parce qu’elle aurait espéré un quelconque soutien mais parce qu’elle estimait qu’il était aussi concerné qu’elle et qu’il avait lui aussi son mot à dire. Mais le destin n’était visiblement pas de son côté et les choses ne s’étaient pas passées comme elle l’aurait souhaité. Et voilà que tout ce qu’elle s’efforçait d’oublier depuis plus de trois ans lui revenait en pleine figure, comme une baffe monumentale. Quoi qu’un coup de poignard en plein cœur décrivait mieux ce qu’elle ressentait à ce moment précis. Un coup tellement violent qu’il la faisait chanceler. Ses jambes tremblaient – à moins que ce ne soit son corps tout entier ? – et elle avait l’impression qu’elle allait s’écrouler d’une seconde à l’autre. Le père de son fils était là, devant elle. Fils qui n’était pas vraiment le sien puisqu’elle avait été contrainte de l’abandonner à de parfaits étrangers. C’était tellement absurde et irréel… Elle ouvrit la bouche pour parler mais aucun son ne parvint à sortir. Que pouvait-elle dire, de toute façon ? Les années avaient passé et tous les discours qu’elle avait imaginés dans sa tête au cas où cet instant arrivait un jour semblaient désuets. Plus question de s’excuser, plus question de lui parler de sa grossesse ou de leur enfant qui était quelque part en Australie, choyer par des parents qui n’étaient pas les siens. Ce jeune homme dont elle ignorait le nom n’avait probablement aucune idée de ce qu’elle avait enduré après ce moment d’égarement. Il devait la prendre pour une fille facile, l’une de ces Marie-couche-toi-là qui n’ont aucun problème à se dévêtir devant le premier venu. Tout ce qu’elle n’était pas, en somme.

Incapable de soutenir son regard, elle baissa la tête. Elle avait envie de pleurer mais fort heureusement, elle savait camoufler ses émotions à la perfection. Cela faisait trois ans qu’elle s’interdisait de se montrer vulnérable aux yeux des autres. Trois ans qu’elle refusait d’évoquer cette histoire, comme si prétendre qu’elle n’avait jamais existé l’effacerait de sa mémoire pour de bon. Trois ans qu’elle faisait comme si tout allait bien dans le meilleur des mondes alors que c’était loin d’être le cas. Mais au final, la vérité vous rattrape toujours. Elle voulait partir sur le champ, quitter le café pour rentrer chez elle, se terrer sous les couvertures et ne plus jamais en sortir. Mais elle ne le pouvait pas. « Je… » Elle s’arrêta, croisant à nouveau le regard d’Arthur. Il devait probablement se demander ce qui ne tournait pas rond chez elle. Il lui annonçait qu’ils avaient couché ensemble – ou « baisé », plus exactement – quelques années plus tôt et voilà qu’elle était bouleversée au point de ne pas pouvoir aligner trois mots. Si c'est un rêve, réveillez-moi sans attendre. Par pitié.

Elle essaya une nouvelle fois de dire quelque chose – n’importe quoi aurait fait l’affaire – mais elle se résigna bien vite. De toute façon, cette discussion ne les mènerait nulle part. Alors elle baissa les bras et retourna derrière le comptoir en vitesse pour nettoyer tout ce qui lui passait sous la main et s’occuper l’esprit. Ce n’était qu’une question de seconde avant qu’elle ne fonde en larmes et elle refusait qu’il voie cela. Elle priait pour qu'il s'en aille. Et qu'il ne revienne jamais. Mais avec sa chance légendaire, ce mec était sûrement un client régulier qui venait prendre un cappuccino et un cookie tous les jours. Génial. Vraiment génial. Voulant attraper un plateau d’un geste un peu trop vif, elle fit tomber quelques tasses qui dégringolèrent sur le sol dans un vacarme de tous les diables. Pas de casse, seulement les regards des clients braqués sur elle et sa maladresse innée. « Et merde », souffla-t-elle en se baissant pour tout ramasser. La bonne nouvelle, c'était qu'elle allait sûrement se faire virer - et qu'elle n'aurait plus jamais à recroiser ce type. C’était son premier jour de travail et elle accumulait les conneries. Finalement, son père avait peut-être raison : elle était incapable de se montrer responsable.

Je la vois passer par toutes les couleurs et étrangement, ça ne me fait ni chaud ni froid. Elle a bon dos de faire comme si elle se sentait mal maintenant qu'elle avait tout détruit. Je suppose qu'elle n'en est même pas consciente mais peu importe. Tout est de sa faute à elle et je donne ma parole à qui la voudra qu'un jour, elle va le payer. Elle va payer toute cette remise en question qui m'a valu des heures chez le psy parce que ma mère trouvait que je me comportais étrangement avec les filles et que - Ô, malheur ! - j'ai fini par lui ramener aussi des garçons.

Puis comme si c'était elle qui était mal et comme si elle portait toute la misère du monde sur son dos, elle a baissé la tête avec un air de miséreuse et j'ai tellement eu envie de tout envoyer en l'air que j'ai pris sur moi pour ne pas vraiment l'insulter et lui déballer mes états d'âme comme si elle était le mur des lamentations. J'ai pris sur moi et je me suis dit que j'aimais ma vie à présent et que - par conséquent - m'en prendre à elle comme ça, sans y être préparé n'était pas utile. « Je... » J'ai pris mon cappuccino pour commencer à le boire et je n'ai même pas pris la peine de relever la tête. Elle est mal à l'aise ? Et bien tant mieux. Parce que moi aussi, le lundi suivant la soirée, je me suis senti mal quand j'ai été la voir et qu'elle m'a gentiment éconduit avec son ‘désolée, tu dois te tromper de personne’ ; excuse-moi mais non, je sais encore avec qui je couche. Mais c'est sûr qu'à l'époque, j'étais loin d'être le gars que les filles s'arrachaient alors c'était pas spécialement gratifiant.

Finalement, elle décida que la bonne solution était de se casser : sage décision. Alors j'ai rapidement bu mon cappuccino en me demande où est-ce que j'irais prendre la fin de ma pause déjeuné maintenant - et j'ai entendu en bordel monstre derrière le comptoir. Et en plus elle sait pas faire son boulot correctement. J'ai soupiré pour elle - parce que j'avais quand même un peu pitié et finalement, je me suis levé et j'ai fouillé dans mes poches à la recherche d'argent. J'ai laissé pile le compte, embarqué mon cookie et je suis parti sans prendre la peine de dire au revoir.