repousser l'échéance, l'issue fatale (woody)

Depuis sa chute en vélo de montagne, depuis que Nevaeh lui avait fait mille et une reproches, lui disant qu’elle avait eu raison, qu’il n’aurait jamais dû remettre les pieds sur les pédales, de ne jamais essayer d’être aussi doué que dix ans auparavant, la fatigue envahissait Woody. Son corps en avait pris un sacré coup, certes, mais la chute cachait bien pire. Ses poussées étaient de plus en plus fréquentes, mais celle-là ne semblait pas vouloir lui laisser un seul moment de répit. Il se sentait faible, il avait mal, il était étourdi et ses jambes et ses mains lui donnaient l’impression qu’une colonie de fourmis grouillait à l’intérieur. C’est donc sans surprise que le jeune homme avait téléphoné à son neurologue pour tenter de fixer un rendez-vous un peu plus tôt que celui de routine qui était prévu à son agenda. Par miracle, Dr Borden avait une place pour lui, une semaine plus tôt. Woody n’avait pas hésité à réserver la plage horaire, espérant que son médecin pourrait lui proposer un traitement quelconque pour briser cette poussée, pour repousser le moment fatidique où ses poussées deviendraient une situation constante, perpétuelle. Le jour du rendez-vous, alors, le physiothérapeute se présenta quelques minutes avant l’heure, sachant fort pertinemment qu’il aurait sans doute à attendre quelques dizaines de minutes de plus, en raison des urgences et des retards. Woody savait ce que c’était, il avait lui-même déjà bossé dans un hôpital lors de ses stages de physiothérapie. Lui qui était un impatient de nature, il se calmait dans ces circonstances. Une voix féminine le sortit de sa rêverie une vingtaine de minutes après son arrivée. Kara, son ancienne voisine mais aussi l’étudiante que Dr Borden avait prise sous son aile. Elle connaissait donc tout de Woody, du stade de sa maladie, de son évolution, de tout le mal qu’elle lui faisait. La blonde s’installa à côté de lui sans plus tarder. Le jeune homme retint un léger soupir, et tourna la tête vers elle se calant un peu plus dans sa chaise, tous ses muscles endoloris par ce simple changement de position. « Je l’ai devancé … » Répondit-il tout simplement avant de tourner le regard vers le mur en face de lui. « J’crois qu’on se verra de plus en plus souvent, lui et moi. » Lâcha-t-il en haussant les sourcils, avant de regarder la jeune femme de nouveau. « Et toi et moi. » Ça allait de pair.

Un « Oh » surpris s’échappa des lèvres de Woody quand Kara lui apprit qu’elle n’était plus sur son dossier. C’était surtout le fait que c’était le Dr Borden qui l’en avait retirée qui avait le plus attiré l’attention du physiothérapeute. Il regarda la rouquine en fronçant légèrement les sourcils, visiblement intrigué par les motifs de ce retrait. Cela semblait sévère de même l’empêcher d’entrer en contact avec lui comme elle le faisait à l’instant. Ils n’avaient pas couché ensemble, il s’en souviendrait, surtout parce qu’à l’époque où elle n’était que sa voisine et pas un futur docteur sur son cas, Woody s’était bien souvent imaginé se la taper. « Pourquoi il t’a retiré de mon dossier ? T’as merdé ? » Demanda-t-il, parce que pour lui c’était la seule explication logique. Qu’elle ait fait une erreur avec son dossier, qu’elle ait prescrit un mauvais traitement ou un truc dans le genre. En même temps, c’était peu plausible, puisque Dr Borden était celui qui signait toute la paperasse au final. La faute serait jetée sur lui en cas de problème. Enfin, Woody n’était pas vraiment abattu par cette nouvelle, au fond c’était bon débarras. Kara s’était toujours montrée très contrôlante et envahissante dans la vie du patient qu’était Woody. Toujours là à le surveiller, à s’assurer que tout allait bien, que son traitement était suivi à la lettre. Quand ce n’était pas lors de ses rendez-vous, c’était quand il rentrait chez lui avec ses courses. Le jeune homme avait déménagé pour plusieurs bonnes raisons, mais s’éloigner de Kara en était inévitablement une, peut-être plus ou moins justifiée, mais présente quand même dans la liste. Il détestait qu’on soit aux petits soins avec lui ou pire encore qu’on le regarde avec cette lueur de pitié dans le regard. Woody était malade, oui, mais il aimait bien se permettre de l’oublier quand c’était possible. Quand il ne se sentait pas faible, quand il ne se sentait pas fatigué, quand ses muscles ne cessaient pas de répondre à ses ordres sans prévenir. Dans ces moments-là, Woody avait enfin l’impression d’être normal de nouveau. Mais Kara avait toujours été là pour lui rappeler que non, Woody n’allait pas bien. Que sa maladie agissait comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête. Que demain il pourrait se réveiller et ne plus jamais marcher. On ne savait trop comment prévoir l’évolution de cette fichue maladie, Dr Borden le lui avait bien assez souvent répété. Chaque cas est unique. Chaque personne réagit différemment. Alors Woody vivait au jour le jour, tentant de ne pas se faire de fausses promesses d’un beau et heureux futur. « Mais tu travailles quand même avec lui sur d’autres cas ? » Demanda-t-il, feignant le désintérêt dans sa voix alors qu’en fait, il espérait juste que Kara ne s’était pas retrouvée sans mentor rien qu’à cause de lui. Il ne l’appréciait pas pour les raisons mentionnées précédemment mais il n’allait pas lui souhaiter la fin de sa carrière pour autant.

D’un ton sec, Kara lui affirma qu’elle n’avait pas merdé. Devant autant de fermeté, Woody fronça les sourcils et eut un léger mouvement de recul. Il l’avait rarement vue dans cet état, du moins pas depuis qu’elle savait pour sa maladie. Elle était devenue un véritable agneau, qui lui parlait de sa petite voix douce et qui avait sans doute peur de dire quoi que ce soit qui pourrait le froisser. Le froisser davantage qu’il ne l’était déjà par sa maladie, qui s’entêtait à faire de lui une boule de papier gaspillée. Il finirait au fond du trou, le Woody, ça il le savait. Il n’avait pas besoin d’en être constamment rappelé dans le regard des autres. Le regard de Kara, lui, aussi beau fut-il, n’évoquait que la tristesse de la situation de l’homme. « En désaccord … » Répéta-t-il, peu convaincu. Ce n’était forcément pas tout, justement, parce qu’un simple désaccord ne pouvait pas véritablement entraîner cette conséquence. Et puis, il se demandait fortement ce qui pouvait créer un désaccord dans sa condition. Si elle n’était virée que de son dossier à lui, comme elle le lui avait confirmé, alors le conflit régnait dans la condition du physiothérapeute, sans doute. « J’devrais continuer à écouter Dr Borden, moi, ou bien t’avais un autre traitement miracle à proposer qui ne lui plaisait pas ? » Demanda-t-il avec une pointe d’humour dans la voix, même s’il n’avait pas vraiment le cœur à rire, pas de sa maladie en tout cas. C’était bien le seul élément de sa vie qui ne passait pas à la légère, sur lequel Woody ne pouvait pas plaisanter pour détendre l’atmosphère. Un assez gros élément, cela dit. Envahissant et étouffant. Kara lui demanda finalement comment il allait, en ce moment. Le jeune homme soupira, quittant le regard de la jeune médecin pour plutôt regarder ses pieds, se calant encore plus sur son banc d’attente, comme s’il pourrait disparaître à force de se laisser glisser. « C’est pas la forme. » Avoua-t-il. Du temps qu’elle était voisine, Woody détestait se confier à Kara, justement parce que leur proximité était trop grande, trop présente. Elle était à un mur de lui, leur vie n’était séparée que par ça. Ce n’était pas assez. Maintenant, elle n’était qu’un médecin comme un autre, ils n’avaient plus aucun compte à se rendre, encore moins maintenant qu’elle n’était même plus sur son cas. La confidence lui venait donc plus facilement, parce qu’elle, contrairement à d’autres, connaissait bien la maladie. Kara comprenait, en un sens, ce qu’il vivait, puisqu’elle savait elle aussi ce qui s’en venait. Ce qui se préparait en lui, comme une bombe à retardement. « Mes poussées sont de plus en plus fréquentes … J’essaie de ne pas trop en parler à mes proches pour ne pas les alarmer … Mais je pense que le moment de demander un peu d’aide va arriver assez vite. Trop vite. » Ses jambes lui faisaient si souvent défaut qu’il se retrouverait sans doute en fauteuil roulant dans quelques années, et il était généreux à s’en donner autant. Les muscles de son corps entier s’engourdissait plus la journée avançait, alors qu’auparavant ce n’était que dans ses jambes. Et c’était sans parler de ses yeux : Woody avait passé trois journées entières à ne rien voir, rien du tout, restant tapis chez lui pour que personne ne s’en rende compte que son état se détériorait à ce point-là. Apeuré. Effrayé. Il perdait ses sens, il perdait ses membres, il se perdait lui-même.

Woody avait visiblement touché une corde sensible, parce que son ancienne voisine se montrait soudainement sur la défensive. Son ton sec le prit légèrement par surprise et le ramena bien des mois en arrière, quand Kara n’était pas au courant pour sa maladie, quand elle n’était qu’une simple voisine parfois fatiguée de tout le bruit que Woody pouvait faire. « T’as raison, ça m’regarde pas. J’suis surtout pas le contenu principal du dossier en question. » Releva-t-il, d’un ton sarcastique et arrogant, avant de secouer la tête légèrement. Puis, il haussa les épaules, détournant son regard de celui de Kara. « De toute façon j’m’en fous, alors ne m’le dis pas, ça changera pas grand-chose à ma vie. » Une autre professionnelle de la santé se joindrait à l’équipe qui suivait son cas, voilà tout. Que ce soit Kara ou une autre, le résultat serait le même : Woody continuerait sa descente aux enfers, Woody mourrait à petit feu quand même. Mis à part être bien trop empathique de sa situation, à la limite de sa sympathie, Kara n’avait rien de plus que les autres. De ce que Woody se permettait de voir, du moins. Afin d’éviter que leur conversation ne s’envenime davantage, la jeune femme se calma et lui posa plutôt des questions dans son état. Visiblement, c’était en se réfugiant dans la maladie de Woody que l’interne trouvait sa source de contrôle. La même maladie qui était la source de dérape de l’homme. « Merci. Mais j’doute fortement que ça se produise. Même si ça s’améliore un jour, tu sais aussi bien que moi c’est simplement pour mieux décliner plus tard. » En effet, la sclérose en plaques était une maladie bien vicieuse, qui se permettait de tout prendre à un homme, sans crier gare et surtout sans suivre un pattern logique. Il valait donc mieux tout de suite songer à des alternatives de vie pour son futur, et pour cela, Woody aurait très certainement besoin d’aide, même s’il détestait l’admettre. Kara, ayant compris depuis bien longtemps la réticence du physiothérapeute à révéler sa condition au grand jour, proposa aussitôt de l’aider, puisqu’elle connaissait sa maladie, et puisqu’elle était déjà au courant pour lui. Illico, Woody releva un regard déconcerté vers Kara. « J’crois pas que tu comprennes de quelle aide j’parle. » Releva-t-il, haussant les sourcils. Elle était interne en chirurgie, pas une aide-soignante à domicile. Elle avait mieux à faire que de torcher Woody et de l’aider à s’habiller le matin. « J’serai pas capable de me faire à manger comme avant, j’pourrai pas prendre une douche tranquille et debout à tous les matins, j’pourrai pas … j’pourrai rien faire, à un certain point. » Réalisa-t-il avec un rire bien peu heureux. Certes, il n’en était pas à ce point-là, et l’aide dont il aurait besoin dans un futur proche se résumerait sans doute à quelques petits coups de mains par ici et par là pour faire les courses et se préparer des repas à l’avance, mais plus le temps passerait, plus la maladie détruirait son système nerveux, et plus Woody deviendrait dépendant du monde autour de lui. De Kara. Et il ne le voulait pas.