in a sky full of stars (tetris)

À sa question, elle réalise qu'elle ne lui a pas donné son adresse et s'empresse donc de le faire avant d'ajouter un simple « Merci. » Théia lui offre un fin sourire avant d'à nouveau tourner la tête pour regarder le paysage lentement défiler de l'autre coté de la vitre. Quand elle lui pose sa question, elle sent son ventre se nouer en se disant que, peut-être, elle n'aurait pas dû s'immiscer si soudainement dans la vie privée de ce professeur. Ils se connaissent pratiquement pas après tout, et la composition de sa famille ne la regarde absolument pas. En réalité, elle aurait pu la poser à n'importe qui, n'importe quel homme ou femme pouvant potentiellement être parent. Elle a juste envie de savoir, connaître le sentiment que procure le fait d'avoir un enfant, voir à coté de quoi elle passe. Le simple "oui" de Mr. Castel-Lewis lui paraît froid et lui coupe soudainement toute envie d'en savoir plus sur sa situation. Mal à l'aise, elle regarde dans sa direction sans savoir quoi dire d'autre. Il lui reproche d'être curieuse, et Théia se pince ses lèvres puis s'empresse d'éviter son regard. « Désolée, » dit-elle simplement. « Ce doit être à force de travailler dans le cinéma, ma curiosité sur les personnages joués vient se transposer sur le monde réel. » Elle n'énonce pas la véritable raison, sujet trop sensible qu'elle essaie tant bien que mal d'enfuir en elle comme un secret trop sombre que pour être partagé. « Je ne voulais pas vous mettre mal à l'aise, » ajoute-t-elle ensuite avant de relever finalement les yeux vers lui. Et c'est vrai. Peut-être, sûrement même qu'ils ne finiront pas amis elle et lui, mais elle aurait au moins apprécié avoir de bons contacts avec cet homme qu'elle trouve intéressant, un peu mystérieux aussi.

Bowen n’est pas une très grande ville, le trajet ne sera donc pas très long et le détour d’Emrys pour rentrer chez lui non plus. Un long trajet silencieux ou simplement avec un fond musical ne l’aurait pas dérangé mais il sait qu’il fait partie des rares personnes qui ne sont pas embarrassées par un silence. Il ne cherche pas à combler les blancs dans une conversation, il a même plutôt tendance à les créer. La jeune femme lui donne son adresse. Même s’il n’est pas ici depuis sa naissance, il retient assez rapidement les noms de rues ainsi que leur localisation, il n’a donc pas besoin de plus de précisions pour le trajet. Il roule doucement sans faire d’excès de vitesses, Emrys est plutôt du genre à respecter les règles et à ne pas se sentir pressé par le temps pour rentrer chez lui. Il sait que, dans tous les cas, seul son fils l’attend chez lui. D’ailleurs Théia lui demande s’il a des enfants ce à quoi il se contente d’un oui évasif avant de lui signifier qu’il la trouve un peu trop curieuse. La jeune femme s’excusa et lui expliqua que son métier dans le cinéma devait déteindre un peu sur la vie réelle. Elle ajouta ensuite qu’elle n’avait pas voulu le mettre mal à l’aise. « Ce n’est pas le cas. Seulement je n’aime pas parler de ma vie privée. » Et encore moins à des personnes qui sont presque des inconnues pour lui. Il se doute que la question de l’étudiante partait d’une bonne intention mais Emrys n’a pas envie de lui détailler sa vie privée. Ce n’est pas un mauvais père, il aime son fils comme n’importe quel autre père, il a seulement du mal à oublier sa femme lorsqu’il le voit.

Emrys et Théia doivent être deux personnes très différentes. Lui silencieux, discret, triste peut-être. Enfin, il a l'air. Il a les yeux de celui qui a fait face à la souffrance d'un monde injuste, qui l'a vécue et qui a été forcé de vivre avec ses démons assez longtemps pour en garder des séquelles. Peut-être est-il encore en train de se battre avec actuellement. Théia, quant-à elle, ne peut s'empêcher de parler encore et encore sans jamais réfléchir à si ce qu'elle s'apprête à sortir est pertinent ou non. C'est sa façon de cacher ses propres démons, son sourire éternel qui reste à jamais accroché sur ses lèvres lui sert de carapace pour éviter de sombrer dans l'océan de pétrole que peut parfois être sa vie. Ils doivent avoir chacun leurs propres malheurs, déceptions et autres nostalgies, mais chacun y a réagi différemment. À sa façon. Ou bien, peut-être que Théia se trompe totalement dans son raisonnement et qu'il est simplement de nature calme. Mentalement, elle se supplie elle-même d'arrêter de vouloir analyser cet homme qui se trouve à ses cotés. « Je comprends, et puis qui voudrait parler de sa vie à une inconnue. Une étudiante, en plus. » Elle n'aurait peut-être pas dû prononcer cette dernière phrase. Plutôt que de se reprendre, Théia porte son attention sur le paysage qui défile de l'autre coté de la vitre et ressent un léger malaise s'installer entre eux-deux. Elle a soudainement l'impression qu'Emrys ne l'apprécie pas, qu'il se réjouit de la voir descendre pour pouvoir rentrer chez lui et mener sa vie dont elle ne fait pas partie. « Peut-être qu'on pourrait parler d'autre chose alors ? » tenta-t-elle. « Ou on met la radio, comme vous préférez. Je pense que je devrais vraiment me taire. » Elle se pince les lèvres et hoche la tête une bonne fois pour toutes.

Emrys peut parfois être vraiment détestable et énervant. Il ne parle pas beaucoup, déteste parler de sa vie privée, n’aime pas les gens curieux, passe son temps à déprimer et à se plaindre que sa femme est morte et que plus jamais il ne sera heureux. Passer quelques minutes avec lui est presque l’assurance de finir déprimé.
Il ne sait pas si elle lui en veut d’être aussi froid avec elle à propos de sa vie privée ou bien si elle s’en veut à elle de s’être montrée trop curieuse. Le fait qu’elle soit étudiante ne l’influence pas. D’ailleurs la raccompagner chez elle non plus. Ils ne font rien de mal, il n’a pas de quoi se reprocher quelque chose. « Si cela peut vous rassurer, je ne m’étends pas plus dessus avec mes amis. » répond-il, sincère. En général pour réussir à lui tirer les verres du nez et connaître son passé il faut être une personne assez proche de lui mais également être très persévérant. S’il est souvent déprimé, il évoque plus rarement les réelles causes de cette déprime : la perte d’un être cher.
La jeune femme propose de changer de sujet, histoire de détendre l’atmosphère ou bien de mettre un peu de musique pour qu’elle se taise un peu. Emrys allume la radio qui est par défaut mise sur une radio diffusant de la musique anglaise des années soixante. « Mettez ce que vous voulez. » dit-il avant d’ajouter, pour ne pas que Théia pense qu’il veut qu’elle se taise « De quoi souhaitez-vous parler ? Je ne suis pas très difficile sur la question. » Du moment qu’il ne s’agit pas de sa vie privée il peut parler d’à peu près tout. Bowen n’est pas très grand, ils ne pourront donc pas commencer un long débat avant que la jeune femme soit arrivée à destination.

Il en faut beaucoup pour mettre Théia mal à l'aise. Pour lui retirer son sourire, lui faire froncer les sourcils, ou même pour lui faire perdre cette fausse confiance en elle qu'elle fait si souvent semblant d'avoir. Elle n'ose plus rien dire. Ses lèvres restent collées l'une à l'autre alors que ses doigts jouent toujours avec sa ceinture de sécurité. Elle voudrait rentrer, sa taper le plat de la main contre son front, se demander pourquoi il faut toujours qu'elle mette les pieds en plein dans le plat. Les mots d'Emrys arrivent à la faire respirer à nouveau. Elle tourne brièvement la tête dans sa direction avant d'à nouveau regarder le paysage défiler. « J'ai juste... beaucoup de questions que je me pose en ce moment, sauf c'est le genre d'interrogations qu'on n'est pas censé prononcer à voix haute. Je m'excuse. » Donc elle n'aura pas sa réponse. Elle ne s'intéresse pas vraiment à lui, à ses enfants, sa vie de famille. Tout ce que veut savoir Théia, c'est ce que ça fait. Elle veut connaître toutes les émotions à coté des quelles elle va passer, faire face à cette réalité qu'elle ne connaîtra jamais. La bruit de la radio la tire de ses pensées et, sans dire un mot, Théia se contente de hocher la tête. Elle ne choisira pas la musique, elle a trop peur de faire une énième bourde. Sa question la prend un peu à court. Elle réfléchit, regarde par la fenêtre, se demandant de quoi on parle avec quelqu'un qui ne veut pas parler de lui. « Le ciel est rempli d'étoiles, » finit-elle par lâcher sans dévier son regard de l'étendue sombre, de l'autre coté de la fenêtre. « Est-ce que vous vous y connaissez un peu dans ce domaine ? » ajoute-t-elle ensuite, un peu hésitante.

D’après ce qu’il peut sentir dans le ton de la voix de la jeune femme, Emrys a l’impression qu’elle non plus n’a pas une vie facile et qu’elle se pose des questions que toutes les personnes de son âge ne lui pose pas forcément. N’aimant pas qu’on lui pose des questions sur sa vie, il n’en pose pas davantage sur la vie des autres. Surtout que ça ne l’intéresse pas particulièrement, dans tous les cas il ne saurait probablement pas les conseiller. Il lui arrive tout de même de parler de choses personnelles avec ses amis mais c’est plutôt rare et c’est avec des amis qu’il peut qualifier de proches et à qui il accorde une grande confiance. De toute façon il n’est pas du genre à avoir beaucoup d’amis. « Je suis persuadé que beaucoup de personnes répondront avec plaisir à vos questions. » Juste pas lui, parce que c’est un vieux grincheux susceptible qui n’aime pas parler de sa vie. Heureusement, tout le monde n’est pas comme lui et il en est bien conscient.
La jeune femme ne change pas la musique et regarde les étoiles à travers la fenêtre de la voiture. Elle lui demande s’il s’y connaît dans ce domaine. Ses spécialités sont davantage l’histoire, la géographie et la littérature que les sciences, c’est un littéraire et ça l’a toujours été. Malgré tout, c’est un homme curieux de culture qui s’intéresse à divers sujets comme par exemple l’astronomie, même s’il n’a pas des connaissances hors du commun. Il a lu certains romans où l’astronomie a une place assez importante ainsi que quelques ouvrages de vulgarisation. « J’ai quelques connaissances de base mais c’est loin d’être ma spécialité. Et vous ? C’est un sujet qui vous intéresse ? » demanda-t-il, plus détendu.

Pendant un court instant, quelques secondes qui lui paraissent durer une éternité, Théia s'oublie. Elle ne pense plus à elle, à ses questions stupides, à sa santé ou à toutes ces ruminations qui tournent dans sa tête depuis déjà plusieurs jours. À la place, elle s'intéresse à lui. À Emrys, Mr. Castel-Lewis, au type fascinant de la bibliothèque. Elle en vient à se demander ce qui, dans sa vie, peut bien le pousser à ne pas vouloir parler de lui. En général, un parent prend toujours tellement plaisir à parler de son ou ses enfants. Son visage s'illumine, ses pupilles scintillent, et il déverse qualité sur qualité comme si il oubliait qu'il parlait à un quelqu'un d'autre et non pas à lui-même. Pourtant là, c'est tout le contraire. Du coin de l'oeil, Théia observe ses changements d'expression. Elle s'interroge, voudrait savoir, aimerait passer la nuit à regarder les étoiles et à l'écouter parler sans l'interrompre. Elle ne sait pas expliquer pourquoi il l'intrigue autant, mais elle sait cependant qu'elle n'a pas le droit de le lui faire remarquer. Alors elle se tait, elle garde ses pensées sous silence, et elle laisse ses anciennes songes reprendre leur place habituelle. Elle ne répond pas à sa réflexion et, à la place, elle parle des étoiles. Les astres lumineux qui brillent au-dessus d'eux l'ont toujours faite rêver, bien que jamais elle n'en ait parlé à qui que ce soit. « La nuit donne de belles images. Je crois que c'est mon coté "artiste" qui me pousse à l'apprécier. » Elle a entouré le mot artiste de guillemets avec ses doigts. « Mon appartement n'est plus qu'à quelques mètres, je pense que je peux marcher à partir d'ici. » Après de longues minutes passées à éviter son regard, Théia reporte son attention sur Emrys et attend qu'il arrête la voiture.

Peut-être qu’il pourrait vider son sac, déverser toute sa tristesse, ses remords, sa colère sur elle, tout lui balancer comme ça, parce que c’est presque une inconnue, qu’avec un peu de chance il ne reverra jamais. Mais il ne veut embêter personne avec ses problèmes, il préfère passer son temps malheureux et triste, rendant tout le monde morose plutôt qu’une bonne fois pour toute tout lâcher et se reprendre en main. C’est ce qui lui manque, quelqu’un qui le pousse vraiment, qui l’engueule, qui le force à sortir de son cocon de confort qu’il s’est construit. Ses amis sont bien trop gentils pour ça. Théia aussi a l’air gentille, elle ne doit pas être le genre à crier sur les gens, ni à s’énerver. Elle est peut-être plus comme lui, à garder tout dans sa tête puis finir par exploser lorsqu’on s’y attend le moins.
Emrys ne passe pas son temps à observer les étoiles mais il lui arrive de regarder par la fenêtre quelques minutes et de se perdre dans l’immensité de l’espace. « La nuit est calme et belle. » dit-il simplement, comme une généralité. N’étant ni grand cinéaste, ni grand photographe il ne sait pas vraiment ce qui peut changer aux yeux d’un artiste qu’il fasse jour ou nuit. Mais lui il la ressent la différence. Il y a moins de monde, moins de bruits, plus de lenteur, moins de lumière pour agresser les yeux.
Finalement ils arrivèrent près de l’appartement de la jeune femme et elle lui annonça qu’il pouvait la déposer ici. « Très bien. » dit-il en arrêtant la voiture. « Passez une bonne nuit. » dit-il banalement.