Collin ¤ Are you crazy ??

J'ignore la bande d'ados qui, à la vue du magazine féminin dans mes mains, rigolent sans fin et continue de marcher tranquillement. Je les aurais fait ravaler leurs mots si je n'étais pas trop absorbé par la page exposant différents parfums et choqué par leurs prix. Le moins cher du lot me coûterait la moitié de mon salaire, la bouteille est faite en or pur ou quoi ? Je soupire avant de tourner la page à la recherche d'un autre cadeau pour ma sœur. Elle fêtera son anniversaire la semaine prochaine et si j'ai le malheur de l'oublier, elle me le fera payer cher. Très cher. Genre, comme le jour où elle avait mis une quantité effrayante de sauce chili dans mon assiette. Je crois même qu'une partie de ma langue en est encore anesthésiée.

Bref, tout pour m'éviter de revivre une telle torture ! Y compris acheter ce fichu magazine que je lis tout en déambulant les rues, me trouvant enfin devant un pont. Je lève le regard au ciel, la nuit tombera bientôt. Mais je reste focalisé sur une page de stats, dénonçant le nombre croissant de suicides. N'importe quoi, depuis que je suis dans la police, je n'ai jamais eu affaire à... « Hey ! » lance-je à l'adresse d'une jeune fem.. non folle, qui a trouvé intelligent de prendre ainsi appui sur la rambarde, trop penchée vers le vide. Bon sang, elle compte tout de même pas... ? Je laisse tomber le magazine pour rejoindre en quatrième vitesse la demoiselle suicidaire. J'enroule un bras autour de sa taille afin de nous pousser tous les deux maladroitement sur le sol, loin de la zone dangereuse. C'est pas aussi élégant que dans les films, mais au moins elle est en sécurité maintenant. A la dernière minute, j'ai réussi à inverser nos positions, atterrissant ainsi sur le carrelage dur, l'inconnue sur moi. J'en profite pour l'évaluer du regard, elle est jeune et aussi belle que les filles dans le magazine, pourquoi voudrait-elle porter atteinte à sa vie ?

Quelle ingrate. Elle allait se jeter dans l'eau et c'est dans ma tête que ça va pas. Je me redresse péniblement, les vêtements légèrement souillés et le coude endolori pour LA sauver, mais ça, elle s'en fiche. Le sujet de son inquiétude est son fichu appareil photo, tellement plus important que l'être humain qui tenait à ce qu'elle reste en vie, évidemment. Je roule des yeux à sa remarque : oui oui, je n'ai que ça à foutre, me jeter pareillement sur les filles. Tant bien que mal je me redresse à mon tour et me mets patiemment à tapoter divers endroits sur mon pantalon, histoire de dégager la poussière. « Alors premièrement : de rien. » ma voix calme trahit mon énervement, mais je suppose qu'elle l'est deux fois plus, vu que ses plans viennent de tomber dans le lac. Puis les personnes suicidaires sont généralement d'une humeur de chien, je crois, faut faire avec.

« Ensuite, la vie est faite de hauts et de bas, elle est précieuse, faut pas la jeter lâchement par-dessus un pont, comme ça. » j'explique, pour m'assurer qu'elle ne se remettra pas à son activité. On dirait une institutrice qui fait la morale à un gosse de 6 ans. Puis, les mains sur les hanches, je l'examine du regard. J'ai vécu toute ma vie à Bowen mais je ne l'avais encore jamais croisée, et elle a ce drôle d'accent bien qu'il reste bien camouflé : « T'es pas d'ici, je me trompe ? » Bowen, serait-elle devenue la top destination des personnes suicidaires ?

Mon cerveau a emmagasiné tout un tas de futilités à la lecture du magazine : il ne faut jamais se coucher sans se démaquiller, les hommes préfèrent les blondes - j'en apprends des choses sur moi - on peut mincir sans passer par un régime ultra contraignant... j'ose espérer que les femmes ne gobent pas tout ça. Mais, entre autres, alors que j'étais en train de démentir leur info concernant les suicides, la jeune inconnue d'en face me prouve qu'il y a une part de vérité dans ce qu'il se raconte dans le magazine.  

Son rire me fait froncer les sourcils, bon d'après ce que j'ai lu, parmi les gens qui ne réussissent pas leurs tentatives de suicides, 60% nient la dite tentation, par honte, par espoir de recommencer ou d'être moins surveillés... elle en fait sans doute partie. Je croise mes bras sur mon torse et réponds, impassible : « T'as pas à avoir honte, hein. Je vais pas te juger. Et, à ta place, je trouverais une bien meilleure excuse que le coup de la photo. » dis-je alors que mon regard fait brièvement la navette entre son visage et l'appareil. Je soupire quand elle dit que j'étais illogique, elle mâche pas ses mots et je me sens obligé de riposter : « T'as fait tout ce chemin pour te suicider ? Vous n'avez pas de ponts en France ? » j'arque un sourcil, curieux.

Opale, tiens. Pas difficile à retenir. C'est même... joli. « L'homme étrange qui, je te reprends, t'as sauvée s'appelle Collin Meers. Je suis flic, c'est mon boulot de sauver les gens désespérés comme toi. » J'enfuis mes mains dans mes poches. C'est à ce moment précis que je suis censé partir. Oui, j'ai envie de tourner les talons, j'ai plus rien à faire ici mais mes pieds refusent de bouger. Étrange soirée.

Elle... elle vient de me demander de me taire ? Quel culot, je secoue simplement la tête en soupirant. Ne pas répondre, ne pas répondre... c'est une malade dépressive, suicidaire, ingrate et tout un tas d'adjectifs que je suis incapable de me remémorer à cause de l'énervement qui commence à pointer le bout de son nez. Mais c'est ma faute, je savais que les autres ne méritent pas d'avoir mon attention, encore moins d'être sauvés.

Garder mon sang-froid est un vrai challenge suite à sa deuxième réplique cinglante. Surprise, elle fait pas dans la dentelle, et qu'est-ce que ça m'agace. Je porte alors mon index à mon oreille comme si ça allait suspendre mon sens d'écoute, tout en la laissant terminer tranquillement. « Je suis désolé d'avoir essayé de te sauver. Si je savais que t'étais aussi chiante, je t'aurais volontiers laissé crever. Ô regret quand tu nous tiens. » je prononce la dernière phrase plus pour moi-même, bien que j'aurais réagi exactement pareil si les choses étaient à refaire.

Enfin, j'en suis de moins en moins sûr en écoutant les paroles suivantes. Je sais pas à quelle langue elle a recours pour ponctuer son sarcasme, et franchement j'ai même pas envie de le savoir. Je secoue une dernière fois la tête quand elle termine et commence à marcher. « T'as parfaitement raison. Je vais me chercher un donut, tu me fatigues. » réussis-je à commenter tout en restant calme au maximum. Je ramasse mon magazine un peu plus loin et m'éloigne. C'est une folle ingrate, fatigante, irrespectueuse... mais elle est fichtrement jolie.

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Une poignée de minutes plus tard, je reviens sur mes pas pour une raison obscure. Il faut bien se rassurer qu'elle n'a pas une corde autour du cou, n'est-ce pas ? J'arrive à la retrouver dans un magasin. Précautionneusement, je m'approche sans y entrer, gardant un œil sur elle quand soudain le vendeur me salue à travers la vitrine. MERDE. Bon, finalement, j'y mets les pieds, pour au moins faire semblant de l'avoir recroisée par hasard. « Encore toi. » dis-je sur un ton que j'espère crédible.

N'importe où, mais ailleurs. Tant que c'est loin de cette femme. Pft, comment elle peut penser une seule seconde que j'ai besoin de recourir à une technique de drague aussi nulle pour plaquer une fille au sol... j'en suis vexé. Néanmoins, en écoutant ses dernières paroles toujours aussi gentilles, je ne peux m'empêcher d'être amusé : j'adore les gens qui me tiennent tête. J'adore les défis. Alors si la personne en face est si agréable à regarder en prime, je suis comblé. Bon, je dis ça, mais en réalité je suis en train de m'éloigner de cette source inespérée de divertissement, très probablement à jamais. Et c'est en le réalisant que je reviens sur mes pas, espérant pouvoir la surveiller de loin entre autres, qu'elle ne continue pas ses activités périlleuses.

Manque de bol, je suis vite démasqué. La honte pour un flic, mes collègues doivent jamais être mis au parfum, je m'exposerai à un foutage de gueule éternel sinon. Mon "encore toi" qu'elle répète m'amuse grandement. Oui, je suis passé de l'agacement à l'amusement. Si elle me manquait déjà ?
« C'est pas Hollywood, je risque pas de m'attacher à toi si rapidement. » Mon regard vagabonde ensuite dans les lieux, c'est seulement maintenant que je réalise que je suis dans une boutique de photographie. OH. « Tu crois qu'un appareil photo ferait un bon cadeau d'anniversaire pour une fille dans la vingtaine ? » je demande machinalement, comme si je lui avais pas dit qu'elle pouvait crever une demi-heure plus tôt. Mon regard se pose sur l'appareil qu'elle est en train d'examiner, j'avais vraiment bousillé le sien alors ? « C'était un accident. » je dis, tout bas, avant de faire semblant de m'intéresser aux différents objets exposés sur les étagères, alors qu'en fait, j'y connais rien en photographie. Mon Dieu, viens-je de m'excuser pour son fichu appareil ?

La courbe de bonne humeur vient d'être rétablie, pas totalement - elle l'est pour ainsi dire jamais, dans mon cas - mais je ne suis plus d'une l'humeur de pitbull, c'est déjà ça. Folle d'amour pour moi ? Oui, je m'en suis aperçu. C'était quand déjà ? Avant ou après qu'elle me traite de flic en manque d'attention qui ne fait que bouffer des donuts ? En demandant son avis sur mon idée de cadeau, je m'attends à tout, sauf à ce qu'elle s'attendrisse ainsi. Je sursaute légèrement sous l'effet de la surprise. Un appareil photo ? Toute sa vie ? J'arque un sourcil. « O-kay. Je vois. » dis-je, m'interdisant d'en rigoler mais en fait, mine de rien, j'en ai même pas réellement envie. Hum, bon, en y réfléchissant ça m'arrangerait que ça devienne "toute la vie" de ma chère sœur aussi, ça l'empêchera de se jeter dans les bras de tout mec s'intéressant un minimum à elle. « Tu m'as convaincu. »

Suspect, je tourne la tête lentement vers elle lorsqu'elle dit qu'il "y a pas de soucis". C'est bien la Opale de tout à l'heure ? Elle s'emporte en moins que rien et pardonne tout aussi vite. Ou est-ce parce qu'elle compte encore faire ses adieux à la vie qu'elle est soudain si intransigeante ? Elle me prend encore au dépourvu avec sa question. Quoi ? Petite amie ? Je ne sais pas comment le sujet de discussion a pu dévier sur ça mais... « Yep. » Pourquoi je mens ? Aucune idée, je trouve ça juste amusant. « C'est son anniversaire prochainement et elle est très rancunière, c'est pour m'épargner ses crises d'émotivité aussi. » C'est pas un portrait très flatteur d'elle, mais il a au moins le mérite d'être fidèle à la réalité. Puis ça laisse sous-entendre que je l'aime beaucoup, pourquoi la supporter sinon ?

Mon regard vagabonde encore dans les lieux mais cette fois, avec plus d'attention. « Alors tu m'aides ou quoi ? » Le vendeur, après nous avoir entendus, nous propose un appareil qui me semble pratique, mais hormis ça, je saurais pas me prononcer davantage dessus. Si bien que je laisse Opale s'en saisir, non sans l'observer du coin de l’œil pendant qu'elle l'examine. « Je te crois. » dis-je en détournant mon regard, ajoutant pour plus de cohérence : « Tu regardes cet appareil comme un féru d'automobiles regarderait sa bagnole. » et j'en connais pas mal. « Je te crois quant au fait que c'est toute ta vie, même si je comprends pas. » Et pas seulement parce que ça me dit rien. De mon côté, je me passionne plus pour rien depuis que j'ai en charge mes quatre sœurs. J'ai presque oublié ce sentiment.

Ma copine, enfin ma sœur, est effectivement très sympathique. Un vrai petit monstre émotif qui m'a appris à être patient, sacrément patient au fil des années. Au moins ça avait servi à ça. Je l'écoute faire de la publicité pour l'appareil photo proposé et... qu'elle sait y faire ! Facile à manier, fait des merveilles, tout ça. « Bon, je vois que son prix est tout aussi merveilleux. » dis-je en grimaçant, mais ça lui fera plaisir, pourquoi pas. Avec un peu de chance, elle sera suffisamment occupée pour sortir avec tout ce qui bouge. Je me sens envahi par un puissant sentiment d'embarras quand elle parle de magazine féminin. Par réflexe, je m'efforce de l'enfoncer au mieux dans ma poche, même si plus que la moitié reste visible. « Je peux expliquer... »

Je grimace encore. « Je savais pas quoi lui offrir, alors je pensais y trouver une idée intéressante. » Mais c'était avant de tomber sur cette fille. Au moins, mon intervention risquée de sauvetage et la douche que je me suis pris après, n'ont pas servi à rien. Quant à sa première question, je préfère ne pas répondre. Ça se voit que je me passionne pour rien. Je l'écoute me raconter l'histoire derrière son amour pour la photographie. Wow, qu'est-ce qu'elle est loquace la petite, mais ce n'est pas pour me déplaire vu que je ne suis pas doué pour faire continuer une discussion ni même l'engager. « Ta mère l'adorait ? Genre elle est trop occupée maintenant pour ça ? » je demande en examinant une dernière fois l'objet servant de cadeau, sans savoir que je touche là une corde sensible. « Ma copine va avoir besoin de toi, en effet. » réponds-je du tac au tac, sautant sur l'occasion. « Peut-être que tu pourrais même assister à sa fête d'anniversaire, par contre je te préviens, c'est jamais très animé chez nous. »

Je lui donne le temps d'y réfléchir et me dirige vers le comptoir, payant secrètement pour les deux appareils. Je lui dois bien ça après tout, puis je viens de trouver une prof de photographie à ma sœur.