Pas là pour faire le clown mais un peu quand même

J'ai rien à faire aujourd'hui. En fait, j'ai pas grand chose à faire d'ordinaire de toute manière, ici... Jim m'a demandé s'il pouvait passer. J'ai pas vraiment pu dire non, ça fait un bail qu'on s'est pas vus. Depuis un peu après l'enterrement, je crois. En même temps je suis pas de très bonne compagnie, depuis... Je comprends que le peu d'amis que je me suis faits ne souhaitent plus me voir jusqu'à ce que j'aille réellement mieux. Est-ce que ça sera un jour le cas ? Honnêtement je n'en sais rien.

Je me suis pas habillée, à quoi ça sert ? J'ai à peine fait le ménage. Rangé un peu le salon. J'ai tout foutu en vrac sur mon lit, je m'en moque. Jim n'ira pas dans ma chambre, il n'a aucune raison d'y passer. Je suis avachie sur le canapé en short et débardeur -je me suis forcée à mettre une culotte, mais c'est tout- quand il sonne. Je vais lui ouvrir, et son sourire, loin de me faire du bien, m'agace plus qu'autre chose. Comment peut-il toujours être d'aussi bonne humeur ? Surtout après ce qui lui est arrivé lui aussi l'année passée ?

- Ouais... salut, que je réponds d'une voix morne en m'écartant pour le laisser passer. Pendant qu'il s'avance, il me demande comment ça va. Je tente de sourire, et fais : "Comme un lundi. Et toi ? Quoi de neuf ?"

Je remarque qu'il a dans les mains un carton de chez Imogen. Je me dirige naturellement vers la cuisine pour faire couler du café, pendant qu'il me suit tout en me racontant comment il va.

(c) charney

Pauvre Jim. J'ai l'impression de lui casser tout son moral avec le mien qui traîne des savates... En même temps c'est pas moi qui lui ai proposé de passer me voir, hein ! Il devait savoir à quoi s'attendre, en se pointant chez moi... Je me dis qu'il a apporté des pâtisseries, et en tant que grande gourmande, ça devrait quand même me faire un peu sourire.

Je fais entrer mon ami dans mon appartement et me dirige vers la cuisine pour préparer du café, tout en tendant l'oreille pour ne louper aucun mot de ce qu'il dit. C'est qu'avec cet espèce de handicap, il ne faut pas faire deux activités en l'écoutant... On risque de louper un mot ou deux et de ne pas savoir ce qu'il voulait dire. C'est comme jouer aux devinettes, en un peu plus lent.

- Pourtant ça fait quand même quelques semaines qu'on s'est pas vus ! Tu dois bien avoir de nouvelles petites choses à me raconter ? je réponds une fois devant la cafetière.

Il me rejoint et me montre le carton de chez Imogen en l'ouvrant. Voir toutes ces couleurs et ces matières me fait légèrement sourire, comme prévu. Jim me connaît bien, c'est un fait. Il me dit qu'il a pris de tout parce qu'il ne savait pas ce que je préférais. Je referme le carton avec douceur et lui prend des mains avant de me mettre sur la pointe des pieds pour lui faire un bisou sur la joue.

- T'es adorable, merci. Je pose ça sur la table.

Aussitôt dit aussitôt fait. La haute table de la cuisine comporte désormais le carton de pâtisseries, et deux tasses que je viens d'y poser dans la foulée alors que Jim me demande si on m'a récemment appelée pour du boulot.

- Non, j'ai précisé à mon agent à New-York que je voulais attendre. Je lui ai dit que ma mère était morte, de toute façon il l'a lu dans la presse... je fais, d'un ton blasé, en sortant le sucre du placard. "T'en veux ?" je demande ensuite à Jim en lui montrant le pot de sucre.

(c) charney

Je m'arrête quelques instants de farfouiller dans le placard dans l'espoir de me saisir du paquet de café pour me tourner vers Jim.

- Attends, tu veux devenir agent de sécurité ? je m'enquiers, n'ayant retenu que ça de son discours haché. "Mais ça marche pas, le mannequinat ?" j'ajoute dans la foulée.

Il est vrai que j'avais tellement de facilités à avoir des contrats par le biais de mon agent que j'oublie que d'autres dans la même branche que moi galèrent pour trouver ne serait-ce qu'une petite figuration sur une campagne de publicité. Pourtant, Jim est beau gosse. On m'a répété cent fois depuis New-York que ça bougeait pas mal sur Bowen, et que j'avais même la possibilité de descendre régulièrement à Sydney pour ne pas m'enliser dans ma ville natale. Alors pourquoi Jim ne voudrait pas en profiter ? Je pourrais lui présenter mon agent, ça l'intéresserait peut-être. Mais il devrait déléguer ici... Que c'est compliqué cette distance.

Je récupère le carton de pâtisseries non sans oublier de déposer un baiser sur la joue de Jim et pose le butin sur la table haute avant de m'occuper du reste du nécessaire à café. Je repose le sucre, puisque Jim n'en veut pas.

- Non, il sait bien que je lui ferais mauvaise réputation si jamais je bosse alors que j'en n'ai aucune envie, je réponds d'une voix morne.

Et j'ai pas envie de me griller non plus. Mieux vaut attendre. Je ne suis pas encore flétrie, et j'ai encore de belles années de mannequinat devant moi. Enfin, j'ose espérer. On m'a dit de prendre mon temps, alors je le prends ! Jim me demande dans la foulée si je n'ai pas une idée de ce qu'il pourrait faire. Je fais mine de réfléchir, avant de lancer, en récupérant la cafetière pleine :

- Tu veux que je parle de toi à mon agent ? Il peut te faire pistonner ici, voire même à Sydney si t'es prêt à voyager. Je vais devoir m'y rendre dans pas longtemps, de toute façon, si je décide d'emménager définitivement ici. J'ai encore toutes mes affaires à New-York, donc bon... Il faudra que je m'organise... je lance, réfléchissant à voix haute.

Je sers une tasse pleine à Jim avant de m'asseoir et de me servir la même chose le temps qu'il me réponde.

(c) charney

- Ouais, on me l'a pas mal répété aussi, ça... Il faudra que j'y pense aussi, à ma reconversion, quand ça sera l'heure, je fais en haussant les épaules.

Pour l'instant je suis encore dans ma bulle de réussite, plus ou moins. Donc ça va. Mais viendra un temps où je ne serai plus du tout viable pour le monde du mannequinat. Je pourrai peut-être me contenter de la photo uniquement... Après tout, je préfère amplement ça aux défilés. On se plaint toujours de ma petite taille quand on me booke pour un défilé...

Jim a l'air beaucoup plus confiant sur mon retour que moi. Ca me fait sourire, je lui donne un petit coup de poing de mouche dans l'épaule.

- Ouais, je le ferai quand je serai prête... Et peut-être pas à New-York, je peux pas laisser mon père seul, je lance pour amorcer la possibilité de ma réinstallation à Bowen.

Dommage que Jim n'accepte pas ma proposition. J'étais prête à faire des pieds et des mains auprès de mon agent pour qu'il ait plus de contrats et qu'il soit réellement lancé dans la profession.

- Ouais je sais pas encore, je fais en attrapant ma tasse entre mes mains, tout en lorgnant les pâtisseries dans la boîte. "C'est vrai, tu voudrais qu'on aille ensemble à Sydney si jamais j'ai un rendez-vous ? Ca pourrait nous faire un week-end sympa !" je propose, de plus en plus confiante à l'idée de rester ici.

Il est vrai que je me suis fait des amis bien moins superficiels ici... A Bowen, je sais que mes amis m'aiment pour ce que je suis, et non pour la popularité que j'arbore. Je décide d'attraper l'une des pâtisseries, avant de pousser le carton vers Jim pour qu'il fasse son choix lui aussi.

- C'est vraiment trop bon ! Attends, il nous faut des serviettes... je fais, la bouche pleine et les mains pleine de sucre. "Voilà !" je m'exclame en me rasseyant, le rouleau de papier essuie-tout en main.

(c) charney

Je ne peux pas m'empêcher de rougir quand Jim me fait ce compliment. Je le masque très bien en tournant la tête, mine de rien, parce que je ne veux pas qu'il remarque quand je suis un peu gênée par les paroles des hommes. Surtout les siennes, il a beau être mon ami je le trouve tout de même très attirant. Ca ne m'a jamais vraiment quittée depuis qu'on s'est rencontrés, mais je me suis résignée à ce qu'il ne se passe jamais rien entre nous. De toute manière, je ne voudrais pas que cela gâche quoique ce soit...

Il me propose d'emmener mon père avec moi à New-York. J'avoue n'y avoir jamais pensé, mais je sens bien qu'il ne serait pas d'accord avec cette idée. Je secoue la tête à l'adresse de Jim avant de déclarer :

- Il ne quitterait jamais la maison dans laquelle ils ont fondé leur famille, jamais...

Je ne veux même pas tenter d'en parler à Papa. C'est le plus mauvais plan que je pourrais concevoir... Et je ne pense pas que ça pourrait l'aider à faire son deuil. Il faut d'abord qu'il use les souvenirs, et que la douleur devienne moins intense. Après, peut-être pourra-t-il avoir envie de revivre... Du moins, je l'espère.

L'idée de partir à Sydney avec Jim me plaît bien, en tout cas. Ca pourrait nous faire un week-end vraiment dépaysant, et me changer complètement les idées. Tant qu'on séjourne dans un super hôtel, je suis prête à me rendre au bout du monde !

- Oui ne t'en fais pas, si je prévois ça je te tiendrai au courant dans la minute ! je promets dans un grand sourire, contente à l'idée de savoir que j'aurais un ami avec moi si je dois me rendre là-bas pour mes contrats.

On commence enfin à manger une pâtisserie parmi celles que Jim a ramenées, et évidemment, comme à mon habitude, je m'en mets partout... J'ai complètement oublié de récupérer des serviettes, aussi je me lève pour me saisir du rouleau de papier essuie-tout que je pose à table, alors que Jim me demande si je me plais quand même ici.

- Bien sûr, c'est la ville de mon enfance. Ca a été un vrai déchirement quand je suis partie à New-York, et si Maman ne m'avait pas autant encouragée, je ne sais pas si...

Je ne peux pas terminer ma phrase. Mes derniers mots se perdent dans ma gorge, alors que ma voix s'enroue. Les larmes sont directement montées à mes yeux quand j'ai prononcé le mot "Maman". A chaque fois que je parle d'elle ou que je pense même à elle, je ne peux pas m'empêcher de pleurer. La douleur est tellement vive, c'est horrible...

- Excuse-moi, c'est encore un peu dur... je fais après quelques secondes à retenir mes larmes.

Je sens que mon visage et mes yeux ont rougi, aussi je lève la tête pour faire passer l'envie de pleurer, mais le noeud dans ma gorge m'empêche presque de respirer. Je pose ma pâtisserie et me mets à agiter mes mains devant mes yeux histoire de les faire sécher, en vain. Je n'aime vraiment pas montrer mes faiblesses devant les gens, même si ce sont mes amis. Et je ne veux pas que Jim se sente gêné de me voir dans cet état...

(c) charney

Je me contente de hocher la tête quand Jim me dit qu'il comprend le point de vue de mon père. Je n'ai pas vraiment envie de m'étaler sur le sujet, c'est quand même une source de souffrance pas possible en ce moment... Et il prend bien plus cher que moi, depuis le départ de Maman. C'est lui qui vit dans leur maison, dans notre maison familiale, avec tous les souvenirs dans tous les sens, et les photos... Le faire déménager lui ferait peut-être du bien, comme ça pourrait le faire plonger encore plus. Je préfère que Papa se gère seul là-dessus, on s'est promis que ça irait, et qu'on s'aiderait si besoin... Mais je ne vais pas l'embêter avec de telles idées pour l'instant.

Parler d'un éventuel week-end à Sydney ensemble me fait beaucoup de bien, dans la minute qui suit. Je suis déjà en train d'imaginer tout ce qu'on pourrait faire, et tout ce que je pourrais réaliser au niveau du travail ! Me trouver une nouvelle agence en Australie, et me relancer réellement... Je ne suis peut-être pas encore prête, mais je vais quand même devoir remettre le pied à l'étrier. J'ai un petit éclat de rire quand Jim me dit que son agenda n'est de toute façon pas très chargé.

- Le mien non plus, après tout ! j'ajoute sans cesser de rire.

Alors que je suis en train de manger, la conversation m'amène à citer Maman, tout naturellement, comme je l'ai toujours fait. Sauf qu'elle n'est plus là, à présent, et depuis sa disparition j'ai du mal à l'évoquer sans me mettre à pleurer. J'essaie de me contrôler devant Jim pour ne pas le mettre mal à l'aise, mais c'est très dur, d'autant plus qu'il vient directement me réconforter en me disant qu'elle doit être très fière de moi, et en me proposant de me laisser aller devant lui. C'était pile la chose à ne pas dire... Là, tous mes efforts pour ne pas pleurer sont réduits à néant. J'ouvre les vanne, en me blottissant dans ses bras. D'ordinaire, j'aurais carrément rougi d'un tel contact entre nous, d'autant plus que je suis envahie par son parfum. Ma tête tout contre son torse, je sanglote quelques minutes pendant que lui me caresse l'épaule et les cheveux. Cette étreinte me fait un bien fou, finalement, et je parviens à me calmer plus vite que je ne l'aurais cru. Je m'écarte très légèrement de lui et lève mon visage vers le sien.

- Merci... je me contente de souffler.

Je dois être on ne peut plus moche... Et mon nez, tout coulant. Quelle honte ! Je pourrais presque en rire tant je me sens laide à cet instant. Mais la proximité avec Jim me rappelle à la réalité. Je n'ai pas été aussi proche d'un garçon depuis longtemps, et ce n'est pas à l'ordre de notre relation, avec Jim. Je m'écarte un peu plus et me sépare de cette étreinte, gênée, et rougissante.

- Je vais aller me moucher, je reviens.

Je quitte la cuisine pour me rendre dans la salle de bains où je prends quelques secondes pour souffler. Une fois que je me suis calmée, je reviens dans la cuisine. Jim s'est attablé à nouveau, et je me rassois face à lui en souriant, malgré mes yeux encore rougis.

- Désolée, fallait pas me dire d'ouvrir les vannes, je me retiens devant tout le monde depuis l'enterrement, tu sais ! que je fais pour masquer ma gêne face à la proximité qu'on vient d'avoir.

(c) charney

Jim a l'air surpris que je lui confie que j'ai pris l'habitude de dissimuler ma peine aux yeux de tous. Je lâche un petit rire nerveux. Il n'a pas dû remarquer les quelques paparazzis qui étaient là le jour de l'enterrement... Si on avait pris une photo volée de moi en larmes, je me serais sentie on ne peut plus trahie, en quelque sorte. C'est comme de prendre une photo de moi nue... Je me sentais vulnérable, et je ne veux pas qu'on me voie dans cet état. Même si je dois passer pour quelqu'un qui n'a aucun coeur, ma peine doit rester privée, elle ne regarde que moi et mes proches.

- Je ne veux juste pas me montrer vulnérable devant n'importe qui... je souffle. "Et puis non, personne ne m'a suggéré ça ! Papa est comme... anesthésié en continu. Et pas grand monde ne veut me voir en ce moment... A moins que ça soit l'inverse ? Je sais pas."

Je réfléchis à voix haute. C'est vrai que j'envoie pas mal chier les gens, en ce moment... Tous ceux qui veulent s'incruster chez moi se font renvoyer vite fait bien fait. Je ne m'embarrasse pas des détails. Jim est l'un des seuls que je pourrais accepter de voir en toutes circonstances.

- Oui, ça fait du bien, mais maintenant j'ai honte et je ne ressemble vraiment plus à rien ! je lance pour détendre l'atmosphère, en récupérant mon bout de pâtisserie abandonné sur la table pour mordre dedans. "Tu veux qu'on regarde un film ou quelque chose à la télé ? Ca me changerait pas mal les idées, de penser à rien et de me concentrer sur quelque chose de... joyeux," je propose en réfléchissant en même temps à ce qu'on pourrait mettre qui ne me ferait pas penser à Maman.

(c) charney