something he was not looking for: both a beginning and an end (léo)

Quelques jours plus tôt, ta mère avait lâché une bombe sur le monde que tu pensais connaître, ton monde, ta vie. Vous étiez à Bowen depuis vingt-deux ans, vingt-deux ans à te demander qui était ton véritable père, d’où tu provenais réellement au niveau de ta génétique, et pourtant jamais ta mère n’avait voulu répondre à davantage de tes questions. Elle avait tellement voulu que tu continues à t’identifier aux Kuku Yalandji, son peuple à elle, et à toi, ce même peuple qui l’avait obligée à quitter la communauté avec son gamin en pleine crise d’adolescence, et d’identité, du même coup. Elle aurait pourtant dû savoir que ton propre sentiment d’appartenance s’était effrité depuis ce temps-là, quand tu repensais à cet homme qui t’avait élevé pendant les années cruciales de ta vie et qui avait quand même été capable de te regarder partir sans jamais chercher à te retenir. Il n’était peut-être pas ton père biologique mais pour toi, il était le seul à avoir joué le rôle. Maintenant, à Bowen, tu te retrouvais sans racine, sans figure paternelle, et jamais ta mère n’avait voulu palier à ce manque-là. Jusqu’à ce mois-ci, où elle t’avait révélé que ton père était bel et bien originaire de Bowen, que le choix de cette ville n’était pas aussi anodin que ce qu’elle avait voulu te laisser croire. Pas prêt, à ce moment-là, à en entendre davantage sur son histoire, t’avais juste demandé le strict minimum d’informations, préférant te faire une idée toi-même avant que ta mère ne vienne déformer la réalité avec la sienne, celle pour laquelle elle avait mis plus de vingt ans à concrétiser. T’avais appris que t’avais un demi-frère, Léo, et ça t’avait laissé avec le cœur serré. Si, chez les Kuku Yalandji, t’avais en quelque sorte eu toute la communauté comme frères et sœurs, tu t’étais retrouvé ici sans repère et sans famille. T’avais bâti la tienne à ton tour, plus petite, plus protégée. T’avais jamais pensé pouvoir trouver quelqu’un comme Léo, qui partageait ton sang. La même sève de blanc coulait dans vos veines, toi qui n’avais toujours été qu’un sauvage aux yeux du monde. Trop effrayé encore pour te présenter à lui alors que tu ignorais tout de lui, tout de ce qu’il savait, t’avais préféré te renseigner davantage sur Léo, avec la méthode la plus efficace pour apprendre à connaître ses habitudes, ses manies, ses passions : le suivre. Ce n’était pas aussi anormal que ça en avait l’air, pour toi. Tu cherchais juste à le comprendre, à l’apprivoiser, celui qui avait le même père que toi, celui qui avait été gardé loin de toi. Aujourd’hui encore, Léo était rentré dans ce café qu’il fréquentait assez souvent d’après ce que t’avais pu voir. Tu t’étais assis à la même table qu’à tous les matins, tu le regardas commander la même chose, fasciné par ces routines que tout le monde avait. Tu ne savais pas trop ce que tu retirerais de tout ça, tu ne savais pas si tu te lancerais un jour, mais tu te confortais pour le moment dans cette situation. Léo avait l’air d’un type bien, mais d’un type trop organisé, trop clean, trop bien pour toi. Peut-être parce que t’avais l’impression de n’avoir absolument rien comparativement à lui, il t’intimidait.

Qu'on se le dise, un grand gaillard très barbu et très chevelu qui vous suit dans la rue plusieurs fois de suite en quelques jours, ça se remarque. Léo se disait volontiers détaché de toutes habitudes, du train-train de la vie qui faisait qu'on s'ennuie. Pourtant il était finalement comme tout le monde, quand il restait à Bowen quelques temps, il finissait par avoir ses quelques manies, comme d'aller prendre régulièrement son café avec la presse quotidienne, au même endroit, presque à la même table, presque tous les matins. Parce que le café était bon, parce qu'il était passionné par les actualités du monde et qu'il n'arrivait pas à se faire à l'idée qu'il pouvait simplement la lire sur internet, comme tout homme connecté d'aujourd'hui, il aimait encore le contact réconfortant du papier et la présence des gens autour de lui. Alors oui, Emerson avait ses habitudes, dans cette ville qu'il l'avait vu naître et qu'il connaissait comme sa poche. Il avait l'impression que ses rues lui appartenaient, pour lui elles avaient toutes une histoire, le souvenir d'un moment de sa vie, joyeux ou triste, pour le plus souvent joyeux malgré tout, il s’accrochait à ses racines parce qu'il n'avait qu'elles et qu'elles étaient importantes. Ce matin, donc, il s'était attablé dans le café presque désert, avec ses journaux qu'il feuilletait distraitement, il avait sourit à la serveuse parce qu'elle était jeune, jolie et souriante, agréable en somme. Il lui avait demandé un café noir, sans sucre et s'était replongé dans sa lecture qui racontait des histoires de conflits politiques, de complots financiers et de menaces terroristes, en soi, rien de bien nouveau. Puis il avait relevé la tête, distraitement, puis l'avait remarqué, lui, l'homme qui le suivait depuis quelques jours. Au départ il avait cru se faire des films, pourquoi quelqu'un le suivrait-il, après tout il n'avait rien à se reprocher. Et finalement il s'en était fait, des films, il s'était posé des questions parce que oui, cet homme le suivait bel et bien, du, jour au lendemain il le croisait à cette même table chaque matin, il se heurtait presque à lui dans la foule et s'il avait eu à aller pisser dans les toilettes publics il aurait probablement partagé cette intimité là avec lui également ! Alors il finit par se lever et se diriger vers l'autre qui, malgré son imposante stature, ne l'impressionnait pas plus que ça. La mine renfrognée, Léo n'était pas de bonne humeur, il avait horreur de ce genre de situation qui l'agaçait en plus de le mettre mal à l'aise. Il arriva à la hauteur de celui qui feignait ne pas l'avoir vu puis s'installa à sa table. Bonjour. Moi c'est Léo. Mais j'imagine que vous devez le savoir, puisque vous m'espionnez depuis plusieurs jours. La prochaine fois soyez plus discret ou bien venez me parler si vous avez un problème. Qu'est-ce que vous me voulez ? Il n'était pas très aimable, il fallait bien l'admettre, mais ce petit manège avait assez duré alors autant mettre les deux pieds dedans.

Tu ne faisais pas grand-chose, mis à part jeter quelques coups d’œil à Léo de temps en temps. Il s’intéressait à l’actualité, alors que toi, tu ouvrais rarement le journal. Tu étais conscient que c’était important pour certains de savoir ce qui se passait dans le monde, mais t’avais tellement grandi dans un peuple à part, isolé, que t’avais jamais vraiment pris cette habitude d’ouvrir le regard à autre chose que ta propre communauté. Quand tu vivais encore à Mossman Gorge, tu n’étais pas vraiment au courant de ce qui se passait dans le reste du Queensland, même. Le reste du monde vous ignorait, et vous en faisiez de même. Depuis que tu étais à Bowen, c’était différent, bien sûr, mais tu ne prenais quand même jamais vraiment le temps de t’intéresser aux grandes nouvelles. On te les apprenait par le bouche-à-oreille, la plupart du temps. Bref, ça, c’était juste une autre différence qu’il y avait entre Léo et toi. C’était à se demander si vous partagiez réellement le même père. Tu n’avais pas l’impression de te reconnaître quand tu regardais ses moindres faits et gestes. C’aurait sans doute été plus facile si ça avait été le cas. Au moins, tu aurais eu l’impression que tu trouverais facilement les mots à lui dire et les conversations à avoir. Là, t’avais juste l’impression que si tu l’abordais, tu te couvrirais de ridicule et que tu ne ferais que montrer à quel point t’étais pas éduqué, et un peu paumé. Ça ne t’avait jamais importé, ça, avant, mais maintenant qu’il était question de ta famille, ça te dérangeait un peu plus. Dans quelques secondes toutefois, tu n’aurais plus trop le choix de te démerder parce que voilà que Léo avait capté ton regard, et il se levait pour s’avancer vers toi d’un pas décidé, le regard fermé. Comme un lâche qui se défile, tu avais tourné le regard vers l’avant, complètement désintéressé. Avec un peu de chance, il se rendrait compte à mi-parcours que tu ne lui voulais absolument rien. Ce serait complètement faux, mais au moins, ça te sauverait pour une autre journée. Malheureusement, Léo alla jusqu’au bout de son intention et s’assit en face de toi, se lançant avec agacement dans ses reproches. Tu le regardas, interdit, sentant ton corps tout entier s’enflammer de honte et de panique. « Je n’ai aucun problème. Je ne t’observais pas, je … » Tu quoi, hein Mali ? C’était une série de coïncidences qui avaient fait en sorte que tu t’étais retrouvé aux mêmes endroits que Léo, exactement aux mêmes moments ? Jamais il ne croirait à cela, il semblait bien trop futé pour se laisser berner de la sorte. Tu soupiras, capitulant. « Ok. Je te suivais, c’est vrai. Mais je te jure, je suis pas un creep, je te veux rien en particulier, même … J’voulais juste … Savoir qui t’étais. » Si Léo te vouvoyait, toi t’employais déjà un ton plus familier parce que toi, contrairement à lui, tu savais que t’avais devant tes yeux ton demi-frère. Tu ne savais juste pas comment le lui dire, à lui. Ce n’était pas le genre de chose qu’on annonçait comme ça, tout bonnement, encore moins après avoir été pris pour un sociopathe.

Que cet homme fasse au moins une bonne tête de plus que Léo et que ce dernier passe pour une allumette chétive face à lui, ce n’était pas ce qui impressionnait le photographe. Il n’était pas du genre super téméraire mais il avait de la répartie et surtout horreur que les choses tournent autour du pot et quelque chose le dérangeait concernant cet inconnu qui semblait l’épier depuis des jours, alors autant mettre les choses à plat tout de suite. Si Léo ne s’était pas levé pour prendre les devants, il se serait heurté à la possibilité que cette armoire le coince dans une rue et lui casse la figure pour d’obscures raisons qu’il ignorait encore. Et très clairement, si ça devait arriver, il ne ferait sûrement pas le poids malgré ses quelques expériences en matière de bagarre. Alors il s’était assis face à lui, prenant la parole avec son ton sec et son air renfrogné, Emerson n’aimait pas l’idée qu’on l’épie, tout comme il ne supportait pas les rumeurs et tout ce genre de choses, il aimait que les choses soient claires, ce n’était pas bien compliqué. L’inconnu, piqué, visiblement gêné, sembla presque se ratatiner sur lui-même alors que Léo lui demandait ce qu’il voulait. Il ne savait pas bien à quoi il s’attendait, mais clairement pas à ce que ce grand gaillard ait l’air de rougir, si mal à l’aise sous ses airs sauvages avec sa longue barbe et ses cheveux en désordre. Quand il se mit à bafouiller, Léo croisa les mains sur sa poitrine en haussant un sourcil, l’air encore plus suspicieux, mais encore… Et l’autre finit par parler. T’es pas un creep mais tu voulais savoir qui j’étais. J’te l’ai dit, j’m’appelle Léo. Donc ça fait déjà pas mal, alors que moi je n’sais rien de toi. J’veux pas avoir l’air de me répéter, mais, qu’est-ce que tu me veux ? Il s’était un peu radouci, puisque l’autre semblait si mal, preuve que sous ses airs il ne devait en fait pas être bien méchant. D’ailleurs il avait suivi son exemple en le tutoyant également, sans trop savoir pourquoi. Léo connaissait les gens, il avait assez voyagé pour ne pas juger d’un simple coup d’oeil, les apparences étaient parfois trompeuses et beaucoup se cachaient derrière l’image qu’ils renvoyaient. Ce gars là n’avait pas l’air mauvais, même si son attitude était étrange, mais il ne décelait rien qui lui fasse peur alors il se fiait à cette impression, curieux de savoir enfin ce qu’il lui voulait. Le serveur arriva à sa table pour lui servir son café et Léo lui fit simplement signe pour qu’il le lui ramène ici.

Si t’avais su qu’il se montrerait aussi agressif à ton égard, t’aurais peut-être pas cherché à le connaître davantage. Il te détaillait d’un regard dur, ferme, accusateur, et dans ce regard tu ne reconnaissais absolument rien de familier. En même temps, comment aurais-tu pu ? Cette personne que vous aviez en commun, tu ne l’avais même jamais vue. Tu ne connaissais que son nom et rien d’autre, pas même une parcelle de son histoire. T’avais pas vraiment laissé le temps à ta mère de t’en dire davantage, de toute façon. Alors lorsque tu t’arrêtas pour regarder Léo un peu mieux, non, tu n’y vis pas plus qu’un étranger. Quand t’essayas de t’expliquer, ne trouvant aucune manière de ne pas te donner l’air complètement décalé, ton demi-frère croisa les mains sur sa poitrine, haussant un sourcil face à ce mystère que tu continuais d’entretenir. Si t’avais voulu qu’il essuie du revers de la main tous ses doutes quant à tes intentions, c’était plutôt raté. T’avais encore plus l’air d’un creep. Il revint alors à la charge avec ses questions plus que légitimes et sa gêne par rapport au fait que tu l’avais suivi, observé, épié. « J’m’appelle Maliyan … Mawukura. » Tu l’avais dit lentement, en allongeant, en espaçant, guettant une quelconque réaction de sa part, tentant de discerner ne serait-ce qu’une infime lueur dans son regard. Non, ce nom ne lui disait absolument rien. Il n’avait aucune idée de qui t’étais, aucune idée de ce qui l’attendait. Tu te souvenais d’à quel point t’avais été percuté par la nouvelle, il y avait de cela quelques jours, et cette fois c’est toi qui allais larguer la bombe. T’étais pas prêt et lui non plus d’ailleurs. Pourtant, en voyant les traits de Léo s’adoucir tout légèrement à la vue de cette discussion calme et sans menace, tu te sentis un peu plus en confiance avec la situation. « Ma mère s’appelle Kalina, j’sais pas si ça, ça peut davantage te dire quelque chose … » Mais t’avais pas eu le temps de voir si ça sonnait des cloches à Léo, parce que le serveur arriver non loin d’eux avec le café de Léo, et ce dernier lui fit signe de le lui amener là. Ça te rappela que t’avais le tien posé devant toi, et malgré ton cœur qui battait la chamade dans ta poitrine, tu t’obligeas à le porter à tes lèvres pour en boire une gorgée de courage. « Elle m’a parlé de toi y’a quelques jours. Enfin, plutôt, elle m’a parlé de ton père. » Tu secouas doucement la tête, échappant à cette réalité le temps de quelques secondes en regardant à travers la vitre du café. Puis, tu posas ton regard sur Léo à nouveau, haussant les épaules. « Écoute, je suis désolé, je sais pas ce que je cherchais. C’était sans doute une erreur. » Tes yeux se posèrent sur le liquide noir dans ta tasse, que tes doigts parcouraient avec nervosité.

Léo ne savait pas du tout à quoi s'attendre par rapport à cet homme. De mémoire il ne s'était jamais fait suivre dans la rue, du moins jamais à Bowen, surtout par quelqu'un d'aussi imposant que ce gars là. Il se posait mille questions, qui était-il, que lui voulait-il, devait-il se méfier, était-il nuisible,... ? Autant de choses qui tournaient dans sa tête alors qu'il avait pris place face à lui. En premier lieu il avait posé une question simple à la quelle il n'avait pas obtenu la réponse qu'il désirait. la seule chose que cet inconnu avait réussi à lui dire qu'il n'était pas bizarre, chose dont il doutait franchement. C'était assez surprenant, presque drôle, de réaliser que cet homme semblait se ratatiner face à Léo, comme s'il l'impressionnait alors qu'à la base il avait l'avantage, mais visiblement il perdait la face lorsqu'on le confrontait. Emerson prit alors l'avantage, insistant avec sa prestance face à lui et finalement il se mit à parler, il lui donna son nom et son prénom. Le très chevelu avait assurément des origines aborigènes, même si son faciès le laissait deviner, cette révélation attisait la curiosité du photographe mais franchement, mis à part ça, ce nom ne lui disait rien du tout. Alors il haussa un sourcil interrogateur à l'intention dudit  Maliyan. Enchanté Mawukura... enfin j'espère. Il espérait surtout que cet homme était là pour lui apporter une bonne nouvelle et pas le contraire. Il donnait ses informations au compte goûte, même s'il semblait totalement paumé et déstabilisé face à Léo, le gars savait au moins entretenir le mystère. Après son nom vint celui de sa mère qui étrangement évoqua comme une ébauche de lointain souvenir chez Léo, pourtant ce n'était rien de probant, rien qui lui dise réellement qui il était, c'était plutôt comme un sentiment, une sensation de toucher quelque chose. Mais le serveur arriva pour le distraire et cette sensation s'évapora. Ils buvèrent chacun leur café, tous les deux dans leurs pensées, deux forces tranquilles, deux hommes qui bouillaient à l'intérieur, de curiosité, d'impatience, d'envie de vivre, mais qui ne montraient rien. On n'aurait pas pu le deviner, ça ne s'inventait pas, mais ils se ressemblaient peut-être plus que ce que leurs physiques laissaient croire, beaucoup plus. Emerson cherchait dans un coin de sa tête pour retrouver cette sensation étrange, ce souvenir qui avait tant de mal à remonter. Elle m'a parlé de ton père Puis il fixa alors le visage absent de celui qui fixait l'extérieur et il se rappela de ces lettres qu'il avait trouvé un jour en fouillant dans le bureau de son père. Il était gamin à l'époque et c'était la première fois qu'il comprenait que Peter avait eu un passé avant lui, avant son mariage, il devinait que son paternel avait eu un cœur aussi, qui avait battu pour une femme, chose qu'il ignorait jusqu'alors. Kali... c'est elle, qui lui écrivait des lettres quand ils étaient gamins ? C'est ta mère ? Et alors quelques pièces de puzzle se mettaient en place, même s'il refusait de réaliser ce qui se trouvait pourtant juste devant son nez, Peter et une autre femme, ce gars face à lui, un plus âgé que lui mais pourtant pas si vieux... non, il bloquait, il ne voulait pas.

T’étais qu’un parfait étranger à ses yeux, même ton nom n’allumait aucune lumière ni dans sa tête, ni dans son regard. Si tu avais ressenti une once de soulagement traverser ton compte, il y avait aussi cette grandissante déception qui circulait dans tes veines, emplissant ton corps entier d’un sentiment d’abandon. Le père de Léo, ton père, n’avait probablement aucune idée de ton existence. Après quoi courais-tu, Mali ? Des fantômes d’un passé qui ne t’appartenait pas ? Tu n’avais rien à faire dans leurs vies, aux Emerson, t’avais absolument aucun rapport dans toute cette histoire. T’étais juste l’enfant bâtard qui n’appartenait à rien, qui ne provenait de nulle part. Tu n’étais plus kuku yalanji, et pas plus australien, et ce depuis longtemps maintenant. Ce n’était pas en cherchant une famille qui ne voulait sans doute pas de toi que tu pourrais trouver ta place dans ce monde. Et pourtant, t’avais besoin qu’il le sache, Léo. T’avais beau te montrer réticent, te montrer hésitant, tu savais au fond de toi-même que tu ne partirais pas de ce café sans lui avoir révélé ta véritable identité. Celle qui importait réellement entre vous deux. Que t’étais son demi-frère, que vous partagiez le même sang, qu’on vous avait arrachés l’un à l’autre en raison d’un amour maudit, d’une romance interdite. C’est pour cette raison que tu lui partageas au compte-goutte une nouvelle information que tu jugeais essentielle : le nom de ta mère. Si Kalina n’évoquait rien en lui, alors tu avais ta réponse. Ton existence avait été gardée secrète par celle qui t’avait donné la vie. Elle t’avait gardé pour elle comme un secret honteux. Ton regard se posa sur Léo qui sembla d’un coup habité d’une certaine confusion, comme absorbé par ses propres pensées. Tu continuas à boire ton café, dans un silence absolu, attendant qu’il te donne ne serait-ce que le plus infime signe d’espoir, l’espoir que t’étais pas complètement effacé. C’est alors que Léo te parla des lettres que votre père et ta mère s’écrivaient plus jeunes. Il y avait de cela plus de trente-sept ans maintenant. Ça en faisait, des années, ça, et pourtant tu ne t’étais jamais senti aussi proche de cette époque-là, à présent. Tu t’imaginais ta mère, jeune, folle et amoureuse, et cet homme, au visage brouillé par les souvenirs que tu n’avais pas de lui. Ton regard s’illumina tout légèrement. « Je n’ai jamais eu connaissance de ces lettres, je n’ai jamais eu connaissance de quoi que ce soit avant tout récemment … mais oui, c’est bien ma mère. » Avouas-tu avec le souffle en suspens. Tout le monde autour de vous dans ce café semblait s’être arrêté, t’avais l’impression que les gens ne parlaient plus, que plus personne ne bougeait, mais ce n’était que toi. C’était toi qui étais dans un état à part des autres, dans cette bulle qui se formait autour de vous deux. « Kalina, enfin, ma mère, s’est fait reniée par notre communauté quand j’étais juste un ado, on a dû partir, parce que son secret a finalement été découvert … Que j’étais pas des leurs. Pas totalement. » Tu marquas une légère pause. Il avait compris, Léo, ça ne faisait plus aucun doute maintenant, et pourtant tu ajoutas tout de même, pour confirmer la chose : « Ton père c’est aussi le mien. Mais je vois que t’avais aucune idée de mon existence, et sans doute que lui non plus d’ailleurs … Alors … » Tu haussas les épaules, soupiras. Tu devrais sans doute en arrêter là, Mali, et ne pas chercher à aller plus loin.

Léopold, fils unique, désiré, choyé autant que faire se peut, toute son enfance par une mère aimante et douce. Charlotte l’avait voulu, son bébé, en vérité elle en voulait même plusieurs mais le destin avait voulu ne lui en offrir qu’un. Alors elle l’avait couvé, pour en faire un gamin capricieux, un peu trop renfermé au départ, orgueilleux aussi. Peter, lui, ne voyait en son fils que l’avenir de la famille, tous ses espoirs, son héritage, dans une seule et même personne qui n’avait clairement pas les épaules assez larges pour porter tant d’aspirations. Et lui, petit Léo, qui avait toujours manqué de cette présence, de ce lien si fort qui l’aurait uni à un frère ou une sœur, quelqu’un avec qui jouer, quelqu’un avec qui partager cette enfance dorée. Mais il était resté désespérément seul. Alors il avait fini par s’entourer d’amis, d’être chers qui comptaient encore aujourd’hui. Et puis surtout il s’était émancipé de ce patronyme qui en disait bien trop long. Oui il était un Emerson, il  ne le reniait pas, mais il s’était fait un prénom, loin de l’ombre de son père, il brillait à sa façon et il en était fier, il avait refusé de suivre le chemin tout tracé par sa lignée, une famille de requins de la finance, qui évoluait dans un univers fait d’apparences et de mondanités pour mieux cacher que derrière les portes de leurs grandes maisons ils n’étaient pas forcément heureux. Lui il voulait vivre, tout vivre, il voulait profiter, voyager, embrasser le monde et ne rien regretter. Il partait sac à dos sur l’épaule, au gré de ses envies, sans se soucier de rien. Ca faisait râler son père au départ, mais le fils en riait bien, puis il voyait au contraire des étoiles dans les yeux de sa mère qui aurait secrètement rêvé de vivre une vie pareille au lieu de s’enfermer dans son rôle d’épouse modèle, mère au foyer. Ils ne s’aimaient pas, Charlotte et Peter, s’ils s’étaient aimé un jour, ils ne s’aimaient plus. Ce couple d’apparence modèle jouait simplement la comédie mais Léo le savait, ça lui sautait aux yeux et lui crevait le cœur de voir qu’ils restaient ensemble juste pour faire genre. Alors que lui trompait sa femme à tour de bras. Un jour on avait sonné à sa porte et dès qu’il avait ouvert à cette fille blonde, inconnue de prime abord, il avait su. Il avait une sœur, Max, et peut-être d’autres avortons cachés, rejetés par ce géniteur qui n’assumait pas d’avoir, d’une, trompé sa femme et de deux, mises enceintes ses conquêtes. Sa rencontre avec sa cadette avait bouleversé Léo et il avait profité de chaque instant avec elle avant qu’elle ne reparte faire sa vie, depuis ils se donnaient régulièrement des nouvelles. Mais il n’avait jamais cherché à savoir s’il avait d’autres frères et sœurs, Peter était doué pour effacer les traces de ses aventures. Il se rappelait de ces lettres, bien antérieures à sa naissances, des lettres d’amour, assurément. Prouvant que dans sa jeunesse Emerson avait été un minimum romantique, qu’il avait cru à l’amour, avant de changer. Léo était tombé dessus par hasard, un jour où il avait échappé à la surveillance de sa mère pour aller jouer dans le bureau de son père, il avait une petite dizaine d’années et même s’il avait plus ou moins compris, il n’avait pas réalisé l’importance de ces écrits. Pourtant il fallait croire qu’ils étaient resté gravés dans un coin de sa mémoire puisqu’il s’en souvenait encore, vingt ans plus tard. Les lettres de cette Kali, Kalina, qui semblait tout autant éprise de lui, dans son esprit d’enfant, Léo avait déjà compris que ce couple là avait quelque chose de spécial. Il écouta alors l’homme face à lui lui confirmer qu’elle était bien sa mère et alors il le détailla un peu plus du regard. Son teint hâlé qui devait plus à la génétique qu’à un excès de bronzage sur la plage, ses cheveux, la forme de ses yeux, sans le vouloir vraiment il se comparait déjà à lui, clairement, ils ne se ressemblaient pas. Ce n’était pas vraiment son habitude, mais le fils Emerson restait silencieux alors que Maliyan lui parlait. Un mince sourire en coin se dessina sur ses lèvres, oui il avait compris, ça ne faisait pas de doute, il attendait juste que l’autre le dise de sa bouche. Il marqua un temps de silence avant prendre la parole, cherchant les mots justes, ceux qui ne feraient pas de mal à ce colosse qui semblait pourtant si fragile en se mettant à nu face à son frère. Ca fait parti des nombreuses surprises que Peter garde sous son chapeau... Non, je ne savais pas et je ne pense pas qu’il se doute de quoi que ce soit non plus. Ta mère a dû garde sa grossesse secrète, probablement par rapport à sa communauté. Je ne sais pas trop quoi te dire. Ni même ce que tu attends de moi. Il ouvrit les mains en signe qu’il était navré pour lui. Visiblement cette annonce ne perturbait pas franchement Léo, du moins en apparence. Son père était en effet plein de surprises et ça ne l’étonnait pas plus que ça qu’il ait un autre fils dans la nature. Mais ce qui le touchait c’était le souvenir de ces lettres et le sentiment que si Peter avait su que Kalina était enceinte peut-être que son destin aurait été différent. Peut-être que Léo n’aurait jamais vu le jour. Ce qui ressortait de ces lettres, dans le souvenir que j’en ai, c’est qu’ils s’aimaient. Mais ils étaient jeunes et pas du même monde alors… ce fut sûrement un sacrifice pour ta mère de cacher sa grossesse.

Peter. C’était donc son nom. Tu l’ignorais. T’avais même pas laissé la chance à ta mère de te donner ce détail-là. Le nom de ton père. Ça aurait sans doute rendu le tout trop réel, trop concret. Toute une vie que tu aurais pu avoir, que tu aurais pu connaître, avec des gens totalement différents et un monde complètement à part. Au lieu de ça t’avais grandi à des kilomètres au nord de cette petite famille qui aurait pu éclater par la faute de ta mère. Et par ta faute aussi, parce que t’avais osé exister. T’avais grandi dans une communauté isolée que tu appelais encore ta maison mais qui ne l’était pourtant plus depuis de nombreuses années à présent. T’en avais plus, de maison, Mali, et lorsque tu croisais le regard de Léo tu réalisais que tu ne t’apprêtais pas à en bâtir une nouvelle à ses côtés. Il ne savait pas quoi te dire. Il ne savait pas ce que tu attendais de lui. Tu baissas les yeux vers ses mains ouvertes, paumes légèrement levées pointant vers le ciel. Si tu t’étais attendu à des retrouvailles certes déconcertantes, tu ne pensais toutefois pas te frapper à autant d’indifférence. Comme si cette nouvelle n’atteignait pas même la carapace de cet homme que tu avais deviné renfermé, discret, secret. Il n’avait même pas semblé se laisser déboussoler par la nouvelle, toi qui avais vue ta vie complètement chamboulée dans les derniers jours. Lui ne cherchait même pas à en apprendre sur toi, à connaître un peu ta vie. Limite, ce mouvement de ses mains te criait de t’en aller, de foutre le camp de sa vie et de ne pas tenter de briser le précieux équilibre qui semblait diriger son existence. Ça te faisait extrêmement mal. Tu vivais un rejet encore une fois, moins pire que celui de ta communauté qui t’avais vu grandir, certes, mais un rejet tout de même. Léo était peut-être ton demi-frère de sang mais il n’était pas ta famille. Tu ne pouvais pas vraiment t’attendre à ce qu’il t’accueille à bras ouverts. « Je n’attends rien de toi, ne t’inquiètes pas pour ça. J’suis pas là pour revirer ta vie à l’envers, briser ta famille ou quoi que ce soit. J’imagine que je cherchais des réponses à des questions que je me pose depuis trop longtemps sans les demander. Mais je ne parle pas à la bonne personne. » Ce n’était ni vers Léo ni vers son père biologique que tu devais te tourner. Eux ne voulaient sans doute rien savoir de toi, ton demi-frère te le laissait bien sentir. C’était auprès de ta mère que tu devrais recueillir ces précieuses informations sur cette partie de toi-même qu’il te manquait. Léo t’accorda au moins quelques souvenirs qu’il avait de ces lettres qu’il avait pu lire dans sa jeunesse. Tu l’écoutas, surpris de l’entendre te dire que ta mère et votre père n’étaient pas du même monde. Tu hochas doucement la tête. « Alors toi et moi non plus, on n’est pas du même monde, c’est ça ? » Demandas-tu, attristé que le gouffre ne cesse de s’agrandir. Tu le savais, au fond, que t’appartenais pas vraiment à la vie que tu menais actuellement. Mais t’avais nulle part ailleurs où aller, et ta mère non plus. « Look, je suis désolé de t’avoir suivi, je suis désolé d’être entré dans ta vie comme ça sans y être invité. Je ne te dérangerai pas plus longtemps. » Ni dans sa routine, ni dans sa vie. Tu te levas, laissant ton café à peine entamé devant toi.

Au premier abord Léo ne paraissait jamais très démonstratif, comme pourvu d’une impassibilité qui lui permettait de préparer ses réactions à chaque surprise de la vie, bonne ou mauvaise. Ca faisait partie de son éducation, ne jamais trop en montrer, être toujours dans le contrôle, parce que se montrer trop emporté ou colérique c’était une marque de faiblesse, tout comme trop heureux ou excité par une nouvelle. Ca c’était la règle de base, même si le fils Emerson y dérogeait facilement de part son caractère entier et plutôt démonstratif malgré les mises en garde. Mais face à cet homme qui certes partageait son sang mais qui était avant tout un parfait étranger, il faisait preuve d’un flegme déconcertant, à la limite de l’indifférence. Il n’avait rien contre l’idée de connaître Maliyan, surtout si celui-ci vivait à Bowen, peut-être finiraient-ils par s’apprécier voir même tisser un lien fort digne de cette fraternité qu’ils partageaient. Mais il avait tellement espéré, toute son enfance, ne plus être seul, il avait attendu un miracle qui n’était jamais arrivé, jamais il n’avait eu de frère avec qui monter aux branches des arbres, personne à qui montrer l’exemple, parce qu’il se voyait grand frère et pas le contraire. Et quand on avait enfin sonné à sa porte, quand il avait rencontré Maxine, il avait appris à s’ouvrir à quelqu’un de brisé, difficile à atteindre malgré leurs efforts. Alors même s’il savait aujourd’hui qu’il avait une sœur, même s’il s’était attaché à elle et qu’il serait toujours là si elle avait besoin, il avait aussi réaliser qu’apprendre si tard qu’on n’était plus seul c’était aussi accepter l’autre avec ses faiblesses, ses nombreuses failles et son histoire. On ne pouvait pas rattraper le temps perdu, on resterait toujours l’étranger de l’autre, quelque part. Et il n’était pas certain d’avoir la force de connaître tout ça chez son aîné. D’ailleurs Maliyan mettait le doigt dessus, il avait peur de briser une famille, pourtant il ignorait que la famille de Léo, ses parents et même sa propre vie à lui tout ce petit monde était un bordel total. Il rit alors légèrement avant de prendre la parole. Si tu penses arriver comme un chien dans un jeu de quilles ne t’en fais pas, c’est déjà la pagaille. Mais tu as raison, si ce sont des réponses à tes questions que tu cherches, je ne suis peut-être pas la meilleure personne à venir voir. Il partagea alors avec lui les quelque souvenirs qu’il avait de ces lettres, de bonne volonté, Léo acceptait volontiers d’aider comme il pouvait cet homme en quête d’identité à se construire. Mais c’était plutôt maigre comme réponses et il en était le premier désolé. Il fronça les sourcils en écoutant la question du barbu, réalisant qu’il avait été maladroit. Non ! Enfin j’en sais rien. Je ne sais pas qui tu es, toi, Maliyan. Et toi tu ne sais pas qui je suis alors j’sais pas... On est peut-être pas si différents l’un de l’autre en fait. Léo ne jugeait pas une personne à ses origines seulement, il tentait de voir la personne dans sa globalité. Lui-même aurait horreur qu’on ne le voit que comme le gosse de riche trop bien né pour qu la vie était facile. Il avait l’espoir d’être bien plus que ça. Attends ! Alors que Mali se levait déjà pour tourner les talons, Léo réalisait qu’il avait peut-être tout gâché dans cette rencontre inattendue avec une part inattendue mais importante de sa vie. Reste un peu, on peut discuter. Tu vis à Bowen, tu as une famille ? Tu fais quoi de ta vie ? A part suivre des gens dans la rue !

La famille de Léo ne semblait pas être plus rangée que la tienne, parce qu’au fond leurs histoires s’emmêlaient l’une à l’autre, ajoutant à leur chaos respectif. C’était vos parents, ta mère, son père, ton père aussi, qui avaient semé le trouble il y avait de cela bien des années maintenant. Et pourtant, les répercussions se faisaient encore sentir aujourd’hui. Ta mère n’avait fait que cette seule erreur qui lui avait pourtant tout coûté. Peter, lui, semblait enchaîner les écarts, de ce que tu semblais comprendre du discours de ton demi-frère. Peut-être n’avais-tu pas envie de le connaître, finalement, peut-être n’amènerait-il rien de bon à cette vie que tu t’étais aujourd’hui construite autour de l’amour que tu portais à ta mère et à tes enfants. Tout comme tu ne semblais pas amener une once de réjouissance dans le regard de Léo. Cette pièce manquante au puzzle, peut-être aurais-tu dû la laisser dans l’oubli, puisque tu étais le seul à savoir qu’elle était absente. « Je ne sais même pas si j’ai besoin de réponses à ces questions, en fait. De la manière dont tu parles de Peter … Est-il si mauvais ? » Demandas-tu à son fils. Il n’avait pas directement insulté son père, mais les mimiques, les remarques, le fait qu’il le dise plein de surprises avec un certain dédain, t’avais en quelque sorte déduit que la pagaille qu’il décrivait au sein de sa famille n’était pas étrangère à votre père. Votre père, c’était étrange de désormais penser ainsi, surtout après que Léo ait relevé le fait que ta mère et Peter n’étaient pas du même monde. Ce qui te laissait sous-entendre que Léo et toi non plus, ne proveniez pas d’univers compatibles. Il s’empressa toutefois de le nier. « Peut-être pas. Mais je comprends que t’as pas forcément envie de le savoir, ça. » Et sur ce, tu t’excusas d’être rentré dans sa vie sans prévenir et surtout sans y être attendu, et tu te levas. Cette première rencontre n’avait franchement rien de ce que tu avais pu t’imaginer durant ces nombreuses journées à apprendre à connaître Léo de loin, le temps de trouver le courage de te lancer. Mais alors que tu t’apprêtais à quitter le café, ton demi-frère te demanda d’attendre. Tu te figeas, ne tournant que la tête vers lui, qui te demandait de rester, de discuter. Tu soupiras imperceptiblement, hésitant. Puis, tu te rassis. « Si tu fais ça par pitié, par compassion ou j’sais pas, Léo, vraiment, ne te force pas. Je suis un grand garçon, je vais me remettre de ça. » De ce rejet. De cet énième rejet. « Mais si tu veux vraiment savoir alors oui, j’ai une famille. Je vis avec ma mère mais aussi avec mes deux enfants. Alors, en quelque sorte, t’as un neveu et une nièce. » Tu esquissas un faible sourire. « J’enchaîne les petits boulots mais suivre les gens dans la rue, ça, c’était réservé à toi. » Un éclair de malice traversa ton regard, même si tu n’étais pas prêt à baisser totalement ta garde face à cet homme qui avait érigé un mur entre vous sans même s’en rendre compte. « Et toi, tu as des enfants ? » Ce n’était pas une réponse que tu avais pu obtenir de tes observations.

La famille Emerson n’était pas un exemple de réussite et de partage, on pouvait le dire. Dans un foyer où tout n’était qu’apparences, il y avait obligatoirement des failles. Léo n’avait jamais vraiment ressenti l’amour de son père et il savait que ce dernier manquait tout autant d’affection pour sa femme. Pourtant il l’aimait, son père, quelque part il l’aimait, il n’y pouvait rien, cet homme lui avait donné la vie. Et même s’il détester l’image trop fidèle à celle de son aîné qui se reflétait de plus en plus dans le miroir et même son attitude, parfois, qui semblait copiée à la sienne aussi, il ne pouvait pas penser avoir une autre famille que celle-ci. Bien qu’il n’en connaisse pas encore tous les membres, visiblement. Face à lui le pauvre Maliyan arrivait avec ses questions et ses doutes et il avait toutes les raisons du monde d’être inquiet. Mais Léo n’était pas vraiment en mesure de le rassurer. Léo soupira légèrement à la dernière question de son demi-frère, question épineuse en vérité ! Peter était-il vraiment si mauvais ? Que pouvait-il répondre à ça, qui le photographe était-il pour juger, il avait un avis biaisé, peu objectif envers ce paternel avec qui il était si dur. Il n’est pas mauvais en soi, je n’ai jamais manqué de rien, mon enfance a été heureuse et ma vie plutôt réussie de manière générale. Disons qu’il est égoïste. Je crois que c’est le bon mot. Ce sera à toi de te faire ton opinion sur lui… mais n’en attends pas trop, pour ne pas être déçu. Léo cherchait à mettre en garde ce grand gaillard qui semblait tellement attendre, il était en quête de vérité, d’identité et il avait peur que Peter le mette en pièces par un nouveau rejet. Il lui semblait que la vie de Mali avait été suffisamment difficile jusque là, il ne servirait à rien d’en rajouter, il n’avait rien demandé. Il avait paru froid, détaché, un peu trop, vraisemblablement. C’est pas ce que j’ai voulu dire ou montrer… Léo s’y prenait mal, avec Maxine ça avait été plus simple, du moins dans ses souvenirs. Et alors que Malyian se levait déjà, il s’empressa de tenter de le retenir, il lui sembla soudainement que ce serait trop bête de se tourner le dos si rapidement sans même se connaître, sans rien essayer, ils étaient frères après-tout et ça changeait tout. Il sourit, penaud. Tu ne sembles pas avoir besoin de pitié, mais j’veux bien essayer d’être un frère, pour ce que ça peut valoir après tant d’années. Ils avaient leurs vies à présent, ils n’avaient plus vraiment besoin de cet autre à qui montrer l’exemple ou à qui faire des confidences que seul les frères et sœurs pouvaient comprendre, du moins c’était l’avis de Léo, mais peut-être qu’il se trompait, peut-être avait-il toujours besoin d’un aîné qu’il pourrait admirer, envier, épauler si besoin. Le barbu ne tarda pas à lui révéler qu’il avait bien une famille et quand il conclut que Léo était donc tonton, Emerson ne put s’empêcher de sourire, ému par ces révélations et toute la dimension que prenait cette conversation. Wow c’est… c’est fou, ils ont quel âge tes enfants ?  Il pouffa de rire en apprenant qu’il avait eu droit à un traitement de faveur, tout d’un coup l’homme face à lui n’avait plus rien d’impressionnant ou de bizarre et Léo n’avait plus aucune envie qu’il s’en aille, ils avaient tant de choses à se dire. Tu fais quoi comme petits boulots actuellement ? Il avait conscience qu’ils n’allaient pas tisser un lien fraternel du jour au lendemain, encore moins avec ce simple échange à la table d’un café, mais c’était un premier pas. J’ai un fils oui. Mais il ne vit pas ici, il est à Brisbane, avec sa maman. Je l’ai un week-end sur deux, à peu près. On comprenait que Léo était comme son père, loin d’être une figure paternelle idéale.

Tu hochas la tête alors que Léo te disait que c’était à toi de te faire ton opinion sur lui. Il avait raison, ton demi-frère, c’était d’ailleurs ce que tu avais toujours demandé aux autres mais aussi ce que tu apprenais à tes deux enfants. À ne pas se fier au jugement des autres, à ne pas se reposer sur des idées préconçues, sur des stéréotypes. T’avais toi-même été victime, trop de fois à présent, d’un regard posé sur toi voilé par les préjugés. Un aborigène, ayant vécu la moitié de sa vie sur une réserve, ça ne courait pas les rues. Et on t’avait souvent regardé de haut pour ça, toi qui ne semblais pas comprendre le mode de vie en ville. Aujourd’hui, ça s’était un peu effacé, parce que tu t’étais toi-même effacé en te conformant peu à peu à cette nouvelle vie. Tu n’avais pas vraiment eu le choix, tout était tellement différent de ce que t’avais connu avec ta communauté. Bref, tout ça pour dire que Peter avait lui aussi le droit au bénéfice du doute. Et puis, comme Léo le disait, il avait eu une enfance heureuse et comblée, alors son père ne pouvait pas être le mal incarné. « Tu crois qu’il réagirait comment si j’allais vers lui ? J’veux bien lui laisser sa chance et me faire ma propre opinion mais pour ça … encore faut-il qu’il soit ouvert à l’idée de me rencontrer. » Et ce n’était pas forcément gagné d’avance, tu te doutais bien que ton arrivée dans sa vie serait autant une bombe qu’elle l’était pour Léo, sinon encore plus. Tu ne savais même pas ce qu’il savait de toi. Tu ne savais même pas s’il avait connaissance de ton existence. À voir comment avait réagi Léo, tu ne savais même plus si tu avais envie d’aller plus loin. Déjà, t’avais envie de mettre fin à cette rencontre avec ton demi-frère, ce que tu lui traduis en te levant de la table, rien de moins. L’homme s’empressa de te retenir, toutefois, semblant vouloir se rattraper par rapport à sa froideur aux premiers abords. Tu te rassis, tout autant penaud que lui. Et dire que vous étiez tous les deux dans la trentaine. Vous aviez l’air tout petits et innocents, là, l’un face à l’autre. « Ça vaut plus que tu ne le penses. » Tu esquissas un faible sourire, heureux qu’il s’ouvre finalement un peu plus à toi, et à l’idée d’avoir un frère. D’être un frère. « J’ai grandi entouré d’une grande communauté et j’les considérais tous comme ma famille, tu vois. Alors quand j’suis arrivé ici et que je n’avais que ma mère, ça a été un choc, de me sentir aussi seul tout d’un coup. J’aurais tout donné pour retrouver ce sentiment-là de famille. » Et tu le retrouvais, peu à peu, d’abord avec tes enfants, maintenant avec Léo. Ta nouvelle famille s’agrandissait, petit à petit. Ça avait quelque chose de doux, remplaçant la douloureuse nostalgie qui t’habitait parfois lorsque tu repensais à Mossman Gorge. Tu appris d’ailleurs à Léo qu’il était oncle de deux jeunes enfants, ce qui sembla le toucher. Tu souris. « Huit ans et dix ans. Miro, mon fils, c’est le plus jeune. Et Lowanna, la grande sœur. » Tu ne leur avais même pas encore parlé du fait qu’ils avaient un oncle. T’avais préféré attendre cette rencontre – que t’avais pourtant longuement repoussée -, juste pour t’assurer que ce ne serait pas des espoirs trop vite réduits à néant pour eux. D’ailleurs, t’étais pas encore tout à fait certain que ce ne l’était pas. « Euh, là je suis éboueur, mais c’est en attendant de trouver autre chose. C’est des heures pas possible, et on va se l’avouer, c’est pas la meilleure odeur que je peux ramener à la maison. » Tu ris, avant de le questionner un peu à ton tour. Tu acquiesças avec un sourire quand il te parla de son fils, mais désolé de le savoir si loin. Et Léo ne le voyait qu’un week-end sur deux. Tu ne pouvais même pas t’imaginer une seule seconde voir aussi rarement tes enfants. En même temps, tu étais leur seul parent, t’avais jamais été sans eux plus d’une journée depuis leur naissance. C’était juste inconcevable pour toi. « Il a quel âge ? Et il s’appelle comment ? » Demandas-tu, espérant pouvoir le rencontrer un jour, lui aussi.

Mali avait envie de connaître son père, le contraire aurait été étonnant et il semblait avoir suffisamment de ténacité pour aller jusqu’au bout de son projet. Léo ne pouvait pas le lui reprocher, sur ce point là il était comme lui, tenace et têtu, un brin jusqu’au-boutiste même. Le problème ne venait pas de ce fils en quête d’identité, c’était même compréhensible, mais il risquait de tomber de haut en rencontrant son géniteur et la chute pouvait être rude pour quelqu’un qui ne s’y attend pas. Léo se trompait peut-être, s’agissant du fils de cette femme qu’il avait à priori aimé, dont il avait été épris jusqu’à lui envoyer des lettres enflammées, il serait peut-être plus tendre que ce que le photographe imaginait, mais c’était difficile de le savoir à l’avance alors il ne préférait pas lui donner de faux espoirs, quitte à être surpris autant que ce soit en positif qu’en négatif. Je ne sais pas. Ca m’est déjà arrivé, j’ai une sœur, qui a sonné à ma porte un jour où je ne m’y attendais pas, elle m’a dit que nous avions le même père. Sa mère était la secrétaire de Peter à l’époque et lorsqu’il a appris pour la grossesse il ne s’est pas posé de question, il a  congédié cette femme, lui a donné une somme d’argent assez conséquente pour qu’elle ne foute pas en l’air son mariage et sa vie rangée. Il n’en avait rien à faire de savoir si elle gardait l’enfant ou pas. Et vingt ans plus tard Maxine frappait à ma porte. Il est comme ça, Peter. Elle n’a pas pris contact avec lui par peur d’un autre rejet. Alors franchement je ne peux pas te dire ce qu’il y a de mieux à faire ni s’il va t’accueillir les bras ouverts, j’en doute, mais je peux me tromper, je l’espère pour toi. Cette histoire n’était pas un conte de fée, loin de là et sa sœur, leur sœur, souffrait encore de ne pas avoir eu de père, d’avoir été reniée de la sorte, c’était encore une gamine et Maliyan n’était pas Maxine, mais un enfant rejeté restait un enfant rejeté, peu importe le sexe ou l’âge, c’était toujours une épreuve. Léo, lui qui n’avait pas eu à souffrir de tout ça, mais qui avait aussi vécu la solitude et un certain rejet de son père d’une façon bien différente, n’avait pas le bon rôle dans l’histoire, aux yeux des avortons il était le fils choyé, celui que Peter avait choisi et il s’en voulait presque en regardant le barbu face à lui. Moi j’ai grandit en fils unique qui rêvait d’avoir des frères et soeurs. Alors je me suis entouré d’amis pour ne pas être seul, des amis que j’ai encore aujourd’hui et qui sont comme ma famille. Mais ça m’aurait plu que tu arrives quelques années plus tôt. Il sourit, un peu confus de cette confidence qu’il lui faisait. Il répéta comme pour lui-même les prénoms de ses enfants. Miro et Lowanna. C’est beau. Et… leur mère ? On ne pouvait pas savoir, elle était peut-être décédée, ou simplement partie, il marchait sur des œufs en espérant ne pas le blesser avec ses questions. Mais dans le jeu de l’apprentissage de l’autre on devait à un moment passer par des questions gênantes. Quand Mali lui expliqua ce qu’il faisait actuellement Léo compris qu’il bossait dur pour pouvoir élever correctement ses enfants, c’était un homme fort qui ne rechignait sûrement pas à la tâche. Il n’imaginait même pas lui dire que lui n’avait pas besoin de travailler en soi, il avait suffisamment d’argent de côté pour être à l’abri mais qu’il avait tout de même un métier, un job de rêve, en parcourant le monde pour faire des photos. Il adorait ça, c’était sa vocation et il n’en avait jamais eu honte ou rougit en en parlant, au contraire il était fier du travail accompli pour devenir un photographe reconnu, mais il avait conscience d’être privilégié. Non, c’est un travail difficile, je vous admire de faire ça ! Et il le pensait sincèrement. Ca me fait penser qu’on doit venir faire un article pour le journal local la semaine prochaine sur les camions flambant neufs dans lesquels la ville a investi et le nouveau système de ramassage des ordures. On s’y croisera, j’espère, il me faudra des volontaires pour poser sur la photo ! Il sourit, sur ce point son job vendait un peu moins de rêve, mais il aimait bien travailler pour le journal de Bowen, ça le tenait au courant de tout ce qu’il se passait dans sa ville. Il s’appelle Jonah, il aura bientôt quatre ans. Et j’imagine qu’il sera ravi d’apprendre qu’il a des cousins. Du côté de sa mère il n’avait aucun cousin ou cousine, elle ne semblait pas avoir envie de faire un autre enfant pour tout de suite et Léo quant à lui il n’était clairement pas à un stade de sa vie ou il envisageait ce genre de changement non plus alors le pauvre John il se sentait un peu seul parfois.

C’est avec surprise qu’à travers la réponse de Léo, t’appris que tu avais une demi-sœur, aussi. Ça, tu le savais pas. Sans doute que ta mère ne le savait pas non plus, autrement elle t’aurait largué cette bombe-là en même temps que les autres. Tu ne pus t’empêcher d’hausser les sourcils, par surprise, quand il parla de celle-ci qui avait sonné à sa porte un jour, sans prévenir. Un peu comme toi tu venais de le faire, mais d’une manière pas mal moins directe qu’elle. Peut-être que t’aurais dû aller de l’avant un peu plus vite, toi aussi. Ça aurait évité de partir d’un si mauvais pied avec Léo. Heureusement, vous sembliez capable de rattraper un peu la chose. T’écoutas la suite de l’histoire, cette fois en fronçant les sourcils en entendant ton frère te raconter que votre père avait congédié sa secrétaire, la mère de votre sœur, en apprenant sa grossesse. Il l’avait même payée pour son silence. « C’est horrible, comme histoire. J’ai du mal à croire qu’un homme puisse faire ça, alors de me dire que j’descends de lui … » T’avalas difficilement, t’avais la gorge asséchée tout d’un coup, parce que tu réalisais que t’étais peut-être bien mieux sans père, finalement, plutôt que d’avoir ce Peter comme modèle très peu fier. « Elle est toujours ici, Maxine ? J’ignorais que j’avais aussi une sœur … enfin, une demi-sœur. » Avouas-tu. Ça te faisait bizarre de te dire que vous aviez tous les trois le même père, mais tous de mères différentes. Ça dressait bien le portrait de Peter, ça, d’ailleurs. Et dire qu’il n’avait été investi que dans la vie de l’un seul d’entre eux, et encore, Léo ne semblait pas laisser entendre qu’il s’était vraiment impliqué comme père. C’est alors que tu expliquas au photographe qu’à ton arrivée ici, t’étais passé d’une grande communauté à une incommensurable solitude. Tu n’avais eu que ta mère, à l’époque, et si t’avais pu connaître Léo à ce moment-là, tu l’aurais fait. Il aurait eu onze ans. T’aurais pu tout lui apprendre. « Ça m’aurait vraiment plu aussi. J’sais pas si j’aurais été un grand frère exemplaire mais j’crois qu’on s’en serait sortis, tous les deux. » T’esquissas à ton tour un sourire, avant de parler de ta famille, de tes enfants, Miro et Lowanna. Ça te fit bizarre de l’entendre répéter ces prénoms, en te disant que c’était leur oncle qui était en train de découvrir l’existence de son neveu et de sa nièce. Léo te questionna sur leur mère, et tu soupiras discrètement en laissant ton dos se poser sur le dossier du banc. « Leur mère est partie y’a six ans. Elle avait de sérieux troubles mentaux et du mal à les gérer. Un matin elle s’est levée et elle a décidé de s’en aller ailleurs, d’repartir à zéro je-ne-sais-où. » Tu haussas les épaules. « Depuis, c’est Lowa, Miro, ma mère et moi. » Et t’avais eu à redoubler d’efforts pour subvenir à vos besoins à tous les quatre. T’étais le seul à travailler, ta mère était trop fatiguée et tes enfants trop jeunes. Alors tu mettais la nourriture sur la table et tu remboursais l’hypothèque, toujours un peu avec cette impression que l’étau se refermait autour de ton cou. « On s’y croisera sans doute alors, si on ne m’a pas mis dehors d’ici là ! » Lanças-tu à la blague, même si au fond tu ne comptais même plus le nombre de fois que t’avais été congédié. « J’pourrai bien jouer au mannequin devant les camions à ordures, si ça peut t’aider. » Tu souris. Puis, à ton tour, tu le questionnas sur sa famille. La mère de son fils était un peu plus loin, elle aussi, mais le plus triste de l’histoire c’était qu’elle avait emmené son enfant avec elle, elle. Léo ne voyait donc pas souvent Jonah. « Quatre ans. Le plus jeune des cousins. J’tâcherai de mettre en garde Miro et Lowanna, qu’ils ne l’embarquent pas trop dans leurs mauvais coups. » Parce qu’ils auraient bien été capables de faire de Jonah une véritable terreur à son tour. En réalisant que t’étais déjà en train de faire des plans, de rêver de cette nouvelle famille, tu t’arrêtas un moment. « Enfin, ça, c’est … c’est si tu prévois qu’on … qu’on s’donne une chance, toi et moi. J’ai toujours été très protecteur pour Miro et Lowa, concernant les gens à qui ils pourraient s’attacher. Si j’te présente à eux comme leur oncle, c’est parce que t’as envie d’assumer ce rôle. » Tu le mettais en garde parce que tu ne voulais pas qu’ils perdent à nouveau quelqu’un, au bout du compte.