after the landslide (perry)

C’était la dégringolade. Isaiah avait longtemps pensé qu’en évoluant, il ne pouvait qu’aller vers l’avant, vers le haut. Il se renouvelait sans cesse, expérimentait, cherchait à se connaître plus encore, et pour lui cela avait toujours rimé avec quelque chose de positif. Malheureusement, force était d’admettre que depuis quelques semaines, les réflexions d’Isaiah le tiraient vers le bas. Récemment, elles avaient également tiré son couple vers le bas. Aisling et Isaiah grandissaient ensemble depuis plusieurs années maintenant, et il avait toujours eu l’impression qu’ils devenaient sans cesse une meilleure version d’eux-mêmes. Ils apprenaient sans cesse à se connaître, à se comprendre, à communiquer et à s’aimer du mieux qu’ils le pouvaient. Mais leur dernière dispute, si on peut la qualifier ainsi, ne s’était pas terminée de la même façon que les autres. Parce qu’il y avait un petit quelque chose qui s’était brisé en Isaiah, bien avant qu’il n’ouvre la bouche pour expliquer à Aisling tous ses doutes. Il lui avait tout déballé bien trop vite, sans bien le formuler, sans bien réfléchir aux conséquences et à la signification de son annonce. Ne pas vouloir léguer ce monde malade à ses enfants, ne pas vouloir mettre au monde un gamin au beau milieu de tous ces humains désarticulés. Ça avait un peu été ça, sa conclusion. Alors qu’Aisling et lui essayaient depuis plusieurs mois qu’elle tombe enceinte. Il ne l’avait pas assez considérée, dans son processus de réflexion. Et il s’en voulait. Mais son avis était toujours aussi flou.

Siobhan dormait à l’étage, Aisling était partie faire des courses. Il soupira, assis sur le rebord d’une fenêtre légèrement entrouverte. Il ne voulait pas aller dehors, la chaleur était écrasante. Et il ne voulait pas ouvrir davantage la fenêtre, pour ne pas laisser entrer ladite chaleur alors qu’ils arrivaient à maintenir une température relativement endurable à l’intérieur. Il recrachait dans l’embrasure la fumée de son joint allumé pour se détendre, au beau milieu de la journée. Une habitude perdue, si vite retrouvée.

Il était prévu que Perry passe récupérer Siobhan dans l’après-midi chez Aisling et Isaiah. Comme souvent, il n’avait pas dit d’heure et passait un peu quand bon lui chantait. L’organisation ça n’a jamais été son truc de toute façon. Il aurait pu attendre que le soleil soit moins haut dans le ciel mais il sait aussi que ça ne sert à rien d’espérer que les températures redescendent plus tard, elles resteront toujours beaucoup trop hautes. Lui qui a vécu au Texas quasiment toute sa vie, la chaleur australienne n’est pas si insurmontable même s’il ne s’aventure pas trop longtemps dehors en cette période. Les plages sont d’ailleurs peu occupés car la bronzette devient vite insupportable. Le trajet jusque la maison de son ex n’est pas si long, pourtant il a bien chaud en arrivant. Peut-être que le skate n’était pas une si bonne idée mais il n’est pas sûr qu’à pied ça aurait été mieux. Et puis, il essaie d’éviter la voiture à présent. Bon il n’a pas pensé qu’il faudra qu’il ramène Siobhan et qu’ils vont devoir marcher. Il trouvera une solution le moment venu. Les volets de la maison sont fermés, c’est pareil dans son appartement, mais il ne doute pas qu’ils soient à la maison. Hormis aller à la piscine il n’y a pas trop d’activités à faire en extérieur par cette chaleur. Perry toque à la porte et attend qu’on lui ouvre, son skate sous le bras, sa casquette vissée sur la tête. Pour une fois, il préférerait que ce soit la blonde qui ouvre la porte plutôt que son copain. Elle est venue le voir pour lui parler de sa grossesse et des réticences d’Isaiah. Il sait qu’elle ne lui a encore rien dit et il a peur de vendre la mèche sans faire exprès. Il aimerait pouvoir convaincre Isaiah que c’est une bonne idée qu’ils aient un enfant mais la subtilité n’a jamais été son fort alors il risquerait juste d’empirer la situation et qu’Aisling le déteste à nouveau.

Il en était à la moitié de son joint, environ, quand on cogna à la porte. Isaiah sursauta, perdu dans ses pensées et ne s’attendant pas à recevoir de la visite aujourd’hui. Il savait qu’Aisling ne rentrerait pas avant une bonne heure encore. Elle venait à peine de partir et elle avait quelques endroits à faire. Elle avait préféré les faire tout d’un coup, question de ne se déplacer dans cette chaleur qu’une fois avant de revenir à l’intérieur. Il ne faisait pas si frais que ça, ici, Isaiah ayant préféré qu’ils n’aient pas de climatiseur puisque c’était assez mauvais niveau écologique. Normalement, ils aéraient la nuit, mais pendant cette canicule il était vrai que le vent n’était jamais rafraîchissant. C’était quelques jours un peu plus durs à passer mais franchement, il y avait pire. L’ébéniste éteignit son joint et balaya l’air de sa main mais l’odeur ne partirait pas si facilement, d’autant plus qu’il referma la fenêtre afin de ne pas laisser l’air chaud pénétrer la maison inutilement. Il passa rapidement à la cuisine écraser son joint dans une assiette sale posée sur le comptoir. Il reviendrait tout nettoyer après avoir répondu à la porte. Isaiah marcha enfin jusqu’au hall d’entrée et ouvrit la porte, les yeux rougis par la marijuana et l’air un peu lent. Il était lent de nature, Isaiah, jamais pressé par quoi que ce soit, mais là même ses réflexions semblaient prendre un rythme de tortue. « Oh, Perry ! Salut. Hey, euh. Aaaah, c’est vrai, tu venais chercher Sio. Aisling m’avait prévenu. Ça m’est sorti de la tête. » Il se gratta le front. « Ben, rentre, rentre, faut pas laisser rentrer la chaleur. » Il se tassa, laissa Perry rentrer, et referma tout de suite la porte. C’était sombre puisqu’ils tiraient les rideaux quand le soleil frappait trop fortement sur les fenêtres. « Sio dort, est-ce que tu préfères attendre qu’elle se réveille d’elle-même ? » Demanda-t-il.

Pour une fois qu’il aurait aimé que ce soit Aisling qui lui ouvre la porte, c’était son copain qui se trouvait de l’autre côté. « Salut ! » dit Perry avant de voir la tête un peu perdue d’Isaiah. Cela ne lui change pas vraiment de d’habitude, il est plutôt du genre tranquille avec une voix posée. Aisling ne doit pas être là vu ce qu’il lui explique. Sans rien dire le jeune homme entra dans la maison où l’air y était plus frais qu’à l’extérieur sans pour autant que ça y soit complètement agréable. En arrivant de l’extérieur cela fait du bien de rentrer mais une fois à l’intérieur, il fait toujours chaud. Il n’y a pas de clim et ça n’étonne pas Perry même s’il pensait qu’au vu des températures exceptionnelles ils auraient pu faire une exception. Isaiah lui explique que Siobhan est en train de dormir et qu’ils peuvent la réveiller ou attendre qu’elle se réveille toute seule. Mais le jeune homme écoute d’une oreille distraite ce qu’il lui dit, il y a un truc bizarre. Il met quelques secondes à trouver quoi puis il arrive à identifier l’odeur. Elle n’est pas forte mais il la connaît cette odeur même si lui ne fume pas. Et en jetant un œil à Isaiah ses doutes se confirment. « T’étais en train de fumer ? » lui demande-t-il en essayant de garder une voix calme. Ils savent tous les deux qu’ils ne parlent pas de cigarettes. Perry n’a pas envie tout de suite d’accuser le jeune homme de quoi que ce soit, il préfère d’abord être sûr que c’est bien ce qu’il imagine et qu’il ne s’agit pas de l’odeur d’une quelconque brume hippie sans aucun danger. Perry est assez obtus en ce qui concerne les drogues, peu importe lesquelles, sauf l’alcool car lui même en consomme. Il lui arrive aussi parfois de fumer une cigarette mais c’est très rare. Pour le reste, il n’y touche pas ou plutôt il n’y touche plus et essaie d’aider ceux qui sont tombées dans les drogues les plus dures. Il sait que le cannabis n’est pas le plus nocif mais il sait aussi que sa fille est en train de dormir dans cette maison.

Isaiah vomissait des mots face à un interlocuteur plutôt distant, plutôt silencieux. Ce n’était pas tellement dans les habitudes de Perry, pourtant, de se montrer aussi réservé. D’ordinaire, il rentrait dans la maison comme une tornade d’énergie, que ce soit avec des blagues ou des commentaires un peu ridicules qui faisaient toujours rire tout le monde. Isaiah était d’ailleurs l’un des meilleurs spectateurs de Perry, sans doute. Il aimait ce genre de personnalité. Aujourd’hui cependant, l’ébéniste avait du mal à saisir ce qui se tramait dans la tête de l’homme d’affaires alors qu’il le suivait dans la maison sans rien dire. Alors que le brun attendait une réponse de la part du papa de Siobhan, à savoir s’ils la réveillaient maintenant pour partir ou s’ils la laissaient terminer sa sieste, Perry répondit à sa question par une autre question, qui n’avait rien à voir. Pris de court, Isaiah recula la tête en haussant les sourcils. « Ooook, let’s dive right into it. » Avait-il lancé, un peu sur la défensive, lui qui n’avait jamais ce genre de réaction. Dans les dernières semaines, Isaiah avait découvert quelques facettes de lui-même qu’il n’appréciait pas particulièrement, mais sur lesquelles il n’arrivait pas à avoir le contrôle. Le cannabis l’aidait, entre autres, à taire son esprit qui allait dans tous les sens, trop de sens, même contradictoires. « J’fumais un joint, ouais, t’en fais pas la fenêtre était ouverte et Sio dort en haut, si c’est ce qui t’embête. » Parce que même s’il avait tenté de garder une voix calme, Isaiah avait senti l’agacement chez Perry. « Y’a vraiment aucun danger, Perry, la fumée se rendrait jamais jusqu’à sa chambre. J’risquerais pas ça pour Sio. » Sachant fort bien qu’il avait un rôle un peu flou par rapport à Siobhan, et que c’était Perry le père, Isaiah tentait de désamorcer la situation avant qu’elle ne dégénère réellement. Il n’avait pas la patience, ces derniers jours, pour une autre prise de tête. Il découvrait qu’il avait lui-même des limites.

Même s’il était parfois jaloux d’Isaiah, Perry était tout de même heureux qu’Aisling se soit trouvé quelqu’un comme lui pour vivre. Il préférait ça à son ex qu’il ne pouvait pas supporter et qui, il trouvait, n’avait pas une bonne influence sur elle. Enfin, il n’a pas à juger avec qui elle passe son temps mais il préfère que ce soit avec quelqu’un de positif et sympathique plutôt qu’un type louche qui n’inspire pas confiance. Et puis cela leur permettait aussi de pouvoir gérer Siobhan sans trop de difficultés, dans une atmosphère détendue. Mais aujourd’hui l’ambiance n’est pas vraiment détendue. La blonde lui a raconté pour sa grossesse et le fait qu’elle n’en ait pas parlé à Isaiah, lui-même ayant changé d’avis quand à son envie d’être père. Perry n’aime pas beaucoup les secrets, il a du mal à tenir sa langue et a toujours peur de gaffer, ce qu’il finit souvent par faire. Mais cette fois il n’a pas envie de faire de bêtise, Aisling ne lui pardonnerait pas une nouvelle gaffe. Alors il se concentre pour ne pas dire des choses qu’il ne faut pas. Concentré à cette idée, il est moins enjoué que d’habitude. Mais il n’y a pas que ça, il sent une odeur, une odeur qui lui plaît pas beaucoup. En temps normal il s’en fout, lui ne touche pas à ça mais les gens font ce qu’ils veulent mais là, il y a sa fille et ça change tout. Il n’y va pas par quatre chemins mais tente de rester calme en demandant simplement à Isaiah s’il était en train de fumer. Celui-ci, honnête, lui avoue qu’il était bien en train de fumer un joint mais tente de rassurer Perry, lui disant que la fenêtre est ouverte et que Sio ne risque rien. Ce n’est pas suffisant pour le jeune homme. Quand il s’agit de ses filles il n’est pas toujours rationnel et peut s’emporter, tel un papa ours protecteur. « J’m’en fous de ça ! J’le sens là alors elle pourrait aussi le sentir. J’sais qu’il fait chaud et tout mais c’est pas une raison ! Elle est déjà fragile et j’veux pas que ça devienne pire. » Oui il est inquiet parce que Aisling n’a pas arrêté ni de boire ni de fumer durant sa grossesse et il est possible que ça ait des répercutions sur leur fille, dans un avenir plus ou moins lointain. Il ne serait peut-être pas aussi protecteur s’il n’était pas aussi inquiet qu’elle puisse avoir des problèmes de santé un jour.

Il n’y avait jamais eu de malentendus entre Perry et Isaiah, que ce soit concernant sa relation avec Aisling ou sa présence dans la vie de Siobhan. Pour l’ébéniste, Perry avait toujours été le type plutôt cool, sans prise de tête. Et probablement Isaiah avait-il lui aussi laissé cette image-là à Perry. Il n’aurait pu demander mieux comme père de la fille de sa copine, ou comme ex de sa copine. La bonne entente régnait et ça rendait les choses pas mal plus faciles. Cependant, aujourd’hui, l’artiste semblait avoir fait un faux-pas qui dérangeait beaucoup l’homme d’affaires. Il est vrai qu’Isaiah ne réfléchissait plus trop clairement, et sans doute que deux ou trois semaines auparavant, l’ébéniste aurait pris son mal en patience et aurait attendu de pouvoir aller fumer dehors dans le jardin. Mais là, Aisling n’était pas là, il était seul avec Sio et ne pouvait donc pas sortir de la maison en la laissant toute seule. Et l’envie avait été trop forte, l’envie de ramollir ses pensées, l’envie de se sentir plus léger. C’était problématique, et il s’en rendrait sans doute compte au fil de cette conversation. Pour le moment toutefois, il se sentait sur la défensive, sans pouvoir expliquer pourquoi il réagissait de la sorte. Perry, de son côté, était des plus protecteurs. Ça au moins, ça s’expliquait déjà quand même mieux. « Tu le sens là parce que t’es legit à côté de moi et que je fumais y’a deux secondes … » Tenta Isaiah, même si cette logique avait peu de valeur. Après tout, Siobhan aurait pu se réveiller à tout moment et Isaiah aurait dû monter la voir, traînant avec lui ses odeurs. « Je le sais qu’elle est fragile, Perry. J’ai été auprès d’elle depuis le début, moi aussi. » Il aurait pu changer le moi aussi pour quelque chose de plus réprobateur, mais même si Isaiah était un peu confus, il n’avait pas changé du tout au tout. Il se voulait bienveillant envers les autres. « Je suis désolé, ça n’arrivera plus. » Lâcha-t-il en ramassant les miettes d’herbes qui étaient encore éparpillées sur le comptoir de la cuisine, là où il avait roulé son joint.

Une dispute entre les deux jeunes hommes n’est pas vraiment quelque chose qui aurait pu être prédit. Ils sont tous les deux du genre à laisser couler, à ne pas s’énerver, à vouloir apaiser les autres. Et pourtant, chacun pour des raisons différentes, ils ne laissent pas redescendre la pression. Même si Perry ne veut pas l’admettre, sa colère n’a pas seulement son origine dans le faux pas d’Isaiah mais également contre le fait qu’il rende sa copine malheureuse en ce moment, qu’il ne veuille plus d’enfants. Mais ça il ne peut pas lui en parler, il ne peut pas gâcher la confiance qu’Aisling lui a donné, leur relation est trop fragile. Le fautif tente de se défendre en disant que c’est parce que le jeune homme est à côté de lui. « Justement, tu fumais y’a deux secondes ! Et Sio est pas loin ! » Il exagère peut-être en disant qu’elle n’est pas loin mais en tout cas leur maison n’est pas un palace. Et puis Perry n’est pas vraiment un expert en dispersion de fumée dans l’air donc au final il n’a pas vraiment idée si cela pourrait être dangereux pour sa fille, si elle pourrait le sentir mais l’idée qu’elle puisse suffit à l’énerver. Lui-même en a fait des conneries, il en fait encore mais il essaie toujours de préserver ses filles, qu’elles ne soient pas là quand il y a une soirée à la coloc, faisant attention à ce qu’elles ne voient pas ses conquêtes d’un soir pour éviter de poser trop de questions. Lorsqu’il lui arrive, très rarement, d’allumer une cigarette, il va toujours dehors et prend une douche pour ne pas que ses filles sentent l’odeur. Isaiah tape dans son talon d’Achille. Beaucoup de gens pourraient penser qu’il s’agit de remettre en question son charme ou son humour mais en réalité, ce sur quoi le jeune homme est le plus fragile est sa paternité. Il a toujours eu peur que Siobhan voit son parrain comme son père et que lui ne soit qu’un inconnu. Il sait bien qu’Isaiah a toujours été là, qu’il vit moitié du temps avec sa fille. Il est content qu’Aisling soit avec un gars bien comme lui et pourtant, il est jaloux, peut-être parce qu’il est trop bien justement. Pourtant ce faux pas lui donne l’occasion de prouver qu’il n’est pas si parfait que ça. Le trop plein d’émotions dans la tête de Perry le rend muet, il n’a pas l’habitude de subir autant de choses d’un coup, autant de choses négatives. Isaiah s’excuse, lui disant que ça n’arrivera plus. « J’espère bien ! J’ai pas envie qu’elle ait un mauvais exemple. » répondit-il que lui n’en soit pas forcément un bon.

Isaiah soupira, visiblement impatient de mettre fin à cette confrontation, alors que ce défaut n’avait jamais fait partie de sa liste. Il réalisait qu’il en avait marre de donner, donner, de tout avaler, de tout encaisser, sans jamais mettre son pied à terre. Il n’en avait jamais ressenti l’envie, sans doute parce qu’il était confortable dans son attitude, mais depuis quelques mois les irritants s’accumulaient, brûlant rapidement la mèche d’Isaiah. À force de la laisser se faire incendier, en éteignant les feux des autres plutôt que de se pencher sur les siens, sa mèche était devenue courte. « Tu sais, elle va pas non plus être high si elle respire juste un peu l’odeur. » Après tout, combien de fois Isaiah et Aisling étaient-ils allés marcher avec Siobhan, qui courait un peu partout dans le parc où des ados recrachaient la fumée de marijuana sans se soucier des gens autour ? Le problème aurait plutôt été si Isaiah avait fumé au point de se rendre inapte à prendre soin d’elle, mais ce n’était pas le cas. Aujourd’hui, il n’était pas allé jusque-là. Mais qui sait jusqu’où il irait s’il se laissait de plus en plus glisser vers l’inconnu ? Et l’inconnu, c’était lui. Le simple fait qu’il ait songé, ne serait-ce qu’une seconde, à reprocher à Perry son absence lors des premiers mois de vie de Siobhan, prouvait qu’il fallait qu’il se retrouve, et vite. Il avait réussi à faire passer la bienveillance d’abord, en s’excusant plutôt, mais quand l’homme d’affaires renchérit en disant qu’il ne voulait pas que sa fille ait un mauvais exemple, cette goutte-là fit déborder le vase. « Je suis pas un mauvais exemple pour Sio. Depuis sa naissance je suis là pour elle. C’est pas ma fille mais je la couvre d’autant d’amour que si c’était le cas. Depuis le début. » Lâcha-t-il. « Et t’sais quoi ? Peut-être bien que dans 15 ans Sio va décider de fumer, par elle-même, et j’te dis d’avance que moi j’vais pas être là à la gronder, à le lui reprocher. J’voudrais plutôt m’assurer qu’elle fasse les choses comme il faut, qu’elle achète pas n’importe quoi de n’importe qui. Et si tu te montres fermé comme là, crois-moi elle viendra pas t’en parler et c’est à partir de là que ses expériences pourraient mal tourner. » Il n’avait pas prévu rentrer dans des débats de parentalité aujourd’hui, Isaiah, mais visiblement il y avait un fossé entre eux deux et ça aurait causé des problèmes à un moment ou à un autre.

Dans cet énervement il y avait peut-être un peu de ressentiment de la part de Perry, toutes ces petites choses qu’il gardait pour lui depuis qu’il connaissait Isaiah, ces doutes qu’il n’avait jamais évoqué. S’il pensait que la jalousie qu’il avait pu avoir envers le jeune homme était du passé, il s’était peut-être trompé. Il a eu pendant longtemps peur que le nouveau, mais plus si nouveau à présent, petit copain de son ex prenne sa place de père, tandis que lui était parti au chevet de sa mère malade, aux États-Unis. Pourtant Sio ne l’avait jamais rejeté, elle l’avait toujours appelé papa et ne semblait pas plus perturbée que ça par la présence d’Isaiah dans leur petite famille. Perry pensait être passé au dessus de tout ça mais cette histoire de joint semblait tout faire ressortir. A un autre moment, il n’aurait peut-être pas réagi de la même manière mais connaissant le secret de la grossesse d’Aisling et les réticences de son petit-ami, il y a comme une goutte qui fait déborder le vase rempli au fil des années. Il est bien rare que le jeune homme s’énerve, tout comme son interlocuteur, il n’y a d’ailleurs jamais eu un mot plus haut que l’autre entre eux pendant toutes ces années. Sans être très amis, ils ont toujours entretenu des relations relativement cordiales, tous les deux ne souhaitant que le bonheur de Sio et Aisling. Mais quand il s’agit de ses enfants et qu’en plus il y a une histoire de drogue, Perry peut s’énerver et révéler une facette de lui que peu ont eu l’occasion de voir. « J’ai pas envie qu’à son âge elle connaisse cette odeur, c’est pas un truc que t’es censé connaître à 3 ans ! » réplique-t-il en essayant tout de même de se calmer un peu. Si Isaiah admet un peu ses tords et explique que cette situation n’arrivera plus, Perry ne peut pas effacer le tout d’un revers de main. La dispute est donc relancé et s’en est trop pour le jeune homme qui semble lâcher tout ce qu’il a sur le cœur depuis un moment. Oui peut-être qu’un jour Sio ira fumer un joint, ça n’étonnerait pas vraiment Perry, il est passé par là. « Tu crois que j’le sais pas ? Tu crois que j’serais comme ça ? J’ai pas envie qu’elle se mette en danger mais j’sais que j’pourrais pas l’empêcher de faire des conneries. Mais j’veux pas qu’elle aille trop loin, j’sais c’que c’est et j’me dis que si on lui donne le bon exemple dès le début, elle sera moins tentée. » Finir au fond du trou à deux doigts de plus se réveiller il a connu et il préfère ne pas imaginer que l’une de ses filles puisse finir à la place qui a été la sienne. Il ne pourrait pas être le genre de parent complètement fermé, qui interdit tout, il est bien trop papa cool pour ça. Mais depuis sa cure de désintox la drogue est devenue un sujet sensible pour lui.

Les arguments qu’apportaient Perry n’étaient pas faux ou insensés. Isaiah les comprenait parfaitement. Il n’avait pas de mal à imaginer qu’un père ne veuille pas que son enfant soit exposé à la drogue en si bas âge, même une drogue douce, même via la fumée secondaire – même si, dans la situation actuelle, il n’était même pas vraiment question de ça. La réalité était cependant toute autre, dans le monde dans lequel ils vivaient actuellement, et Perry ne semblait pas voir que Siobhan avait probablement connu cette odeur-là bien avant qu’Isaiah ne la ramène dans la maison. De dire que puisque tout le monde le faisait dehors n’était pas une raison pour qu’Isaiah se déculpabilise de le faire à l’intérieur, mais quand même. Ça défaisait un peu l’argument de Perry. « Je compte même plus le nombre de fois où j’ai senti l’odeur du pot en allant marcher avec Ais’ et Sio dans sa poussette. En marchant dans la rue, en marchant dans le parc, en allant au bord de la mer. C’est PARTOUT, Perry. J’dis pas que c’est une raison pour que la maison fasse partie de la liste, mais j’dis juste que Sio, elle la connaît déjà, cette odeur … » Isaiah était quand même prêt à s’excuser et il affirma par la suite que ça n’arriverait plus. Perry était le papa de Siobhan. Et Isaiah n’était pas dans sa propre maison, ici. Et de toute façon, même s’il avait été chez lui, il aurait eu assez de considération pour l’opinion du père de la petite pour arrêter. Isaiah n’était pas une mauvaise personne. Son ton de voix d’aujourd’hui démontrait seulement qu’il était au bout du rouleau, pour l’une des rares fois de sa vie. La conversation aurait pu se calmer à partir de ces excuses mais le débat fut relancé quand il fut sous-entendu qu’Isaiah n’était pas un bon exemple. Ça, cette flèche-là, elle lui avait traversé le cœur. « C’est bon j’suis pas en train de m’enfiler une ligne de coke dans la cuisine non plus. J’m’injecte pas de la dope devant elle. Ça, ce serait d’aller fucking trop loin. Et crois-moi j’ai pas non plus du tout envie que Sio fasse ce genre d’expérience. On veut la même chose pour elle, tu sais. » Isaiah ne connaissait pas le passé de Perry par rapport aux drogues. Il ne connaissait que le sien. Et il n’avait jamais eu de problème, ça avait toujours été chill, cool, juste des joints pour se détendre, pour relaxer, pour passer du bon temps entre amis. Il n’avait pas l’impression qu’il emmènerait Siobhan dans une spirale chaotique avec son mode de vie.

Perry n’était pas vraiment raisonnable et censé, les trucs sérieux ça n’a jamais été son fort de toute façon. Le moindre truc négatif, le moindre problème, il essaie sans cesse de les rejeter dans un coin de sa tête et de ne pas y penser. Mais ça ne fonctionne pas toujours. Leur discussion aurait pu se résumer à un bref échange, une remarque du jeune homme, la réponse d’Isaiah mais non, c’est l’escalade. Il se prend la réalité du monde en pleine face : l’odeur du cannabis, tout le monde la connaît, même les enfants. Ils ne savent pas forcément ce que c’est mais ils l’ont déjà senti, comme la cigarette. Même s’il aimerait que ça en soit autrement, lui qui n’a toujours pas changé d’avis sur cette drogue malgré sa légalisation dans de nombreux endroits. Isaiah avait raison et il ne savait pas trop quoi lui répondre alors pour une fois, il ne dit rien. Mais l’affaire fut relancée dans la foulée. Perry se sentait craquer un peu plus. Il y avait tellement de choses qu’il voudrait dire, pas seulement sur le cannabis mais sur Isaiah, sur ces craintes qu’il a toujours eu mais dont il n’a jamais parlé. « Je sais...J’espère bien que tu fais pas ça. » Si c’était le cas, il ne ferait pas que s’énerver, il ferait tout pour que sa fille ne le voit jamais. Il souffla un grand coup pour se calmer et faire face à ce trop plein d’émotions dont il n’a pas l’habitude. « On n’a jamais trop parlé de tout ça tous les deux, fin on n’a jamais trop parlé tout court. » dit-il, un peu perdu dans ce qu’il voudrait vraiment dire. Ils n’ont jamais eu de vraies discussions sérieuses et profondes, peu importe le sujet. Perry n’en a pas d’ordinaire avec les gens. « Mais j’crois que ça serait un bon moment pour ça. » Il se mettait à stresser, lui qui est toujours si confiant, si cool, si tranquille. Dès que les choses commencent à devenir moins futiles on dirait un élève qui doit passer devant toute la classe pour réciter son poème qu’il n’a pas appris. « Tu sais...j’ai toujours eu peur, j’ai toujours peur même que Sio te préfère. Elle passe tellement de temps ici, c’est normal, et t’es là. Et j’sais pas, t’es un gars cool, plus cool que moi quoi. J’ai pas envie qu’elle préfère passer du temps avec toi qu’avec moi et qu’au final elle regrette de m’avoir moi comme père. »

Contrairement à Perry, Isaiah avait plutôt tendance à prendre le négatif tel qu’il était, à l’affronter, à le déconstruire pour en faire du beau, du positif. Pour certains, c’était de se mettre la tête dans le sable. Ils n’avaient pas tout à fait tort et Isaiah s’en rendait de plus en plus compte, de ça. C’était d’ailleurs ce qui le mettait dans un état plus irritable, plus impatient qu’à son habitude. Il réalisait que le beau qu’il se créait dans sa tête, il n’existait pas ailleurs que là-dedans, entre ses deux oreilles. Le monde n’était pas aussi beau qu’Isaiah aurait espéré le voir en s’épanouissant. Les gens n’avaient pas forcément tout le potentiel positif que l’ébéniste voulait bien voir en tout le monde. Il y avait des gens méchants et il y avait des problèmes auxquels il ne pouvait pas grand-chose. Alors, entre lui qui se berçait d’illusions et Perry qui rejetait le négatif dans un coin de sa tête pour l’oublier, il n’y avait pas vraiment de gagnant.

Face à leur dispute qui ne perdait pas son rythme après sa lancée, Isaiah s’était défendu en affirmant qu’il n’était pas un mauvais exemple. Il remit en perspective sa consommation de drogue en ajoutant qu’il n’était pas en train de s’enfiler de la cocaïne par les deux narines. « Aucun risque que ça arrive. » Les drogues dures, ce n’était pas trop son truc. Isaiah avait bien fait un peu de speed et d’ecstasy pendant ses séjours à travers le monde, mais il n’avait pas touché aux plus graves, celles pour lesquelles trop de gens développaient des dépendances meurtrières. Là-dessus, Isaiah rejoignait Perry. C’était déjà ça. « C’est vrai. J’reste rarement en surface mais c’est vrai qu’avec toi, on n’a jamais pris le temps. » Et pourtant … Aisling et Siobhan les liaient, bien serrés. Ils étaient dans la vie l’un de l’autre, inévitablement. « Prenons le temps. » Ajouta Isaiah aux paroles de Perry, à propos de ce moment qui était venu. Il posa ses coudes sur le comptoir de la cuisine et écouta l’ex d’Aisling lui ouvrir son cœur, d’une manière inattendue. Isaiah tombait effectivement des nues. Jamais il n’avait pensé que Perry portait ces craintes à son égard. Tout d’un coup, son impatience, son irritabilité, tout ça tomba, sec. Il n’avait qu’une grande bienveillance envers Perry qui était bien trop dur avec lui-même. « Perry … Jamais j’pourrais te remplacer dans le cœur de Sio. Et j’dis pas ça dans le sens que c’est pas mon intention, enfin, ça ne l’est pas non plus, rassure-toi … Mais je dis ça dans le sens que même si je le voulais, je le pourrais pas. T’es son père. T’es son héros. Siobhan parle tout le temps de toi, de papa. J’te cacherai pas que Sio et moi on s’entend super bien. Je l’adore. Mais pour elle, j’suis qu’Isaiah. » Lâcha-t-il.

Exprimer ses sentiments ça n’a jamais été le fort de Perry. En dehors des sentiments positifs tel que la joie, l’amour, mais seulement amical ou familial, le rire, il n’a pas tendance à laisser le reste transparaître. Comme si ranger ça dans un coin de sa tête était la meilleure solution, comme si, dans la vie, il fallait toujours être heureux, toujours voir le bien et que des émotions plus négatives n’aient pas leur place. A force de faire ça, les choses éclatent et le jeune homme finit par être submergé par un flot négatif et par tomber bien plus bas que ce qu’il aurait dû s’il avait laisser les choses s’échapper petit à petit. S’il avait parlé de ses doutes à Isaiah plutôt, il ne se serait peut être pas autant emporté et leur discussion se serait rapidement finie. Petit à petit il comprend que ce n’est pas grave de douter, d’être en colère ou triste, que cela fait simplement parti de la vie et qu’il y a des gens prêts à l’écouter tout comme lui est prêt à les écouter. Il connaît la bienveillance du petit ami d’Aisling mais il ne pensait pas franchement que ce serait à lui qu’il se confierait. Il se jeta à l’eau, exprimant ses doutes trop longtemps cachés, sa crainte de voir Sio le détester, préférer Isaiah et finalement qu’elle le laisse, qu’elle le voit comme son père. Le jeune homme le rassura, lui expliquant qu’il ne pourrait pas le remplacer, qu’il est son père et que ça ne changera pas. « Tu sais, j’ai jamais vraiment connu mes vrais parents...et Penny a perdu sa mère, j’sais qu’une famille, la vraie, c’est pas un truc acquis. J’sais que même si j’suis son père biologique, elle pourra toujours se choisir un autre père qu’elle préfère. » expliqua-t-il. Il ne savait pas trop si Isaiah comprendrait. Même s’il a toujours dit que la parte de ses parents ne l’avait pas affecté car il était trop petit pour vraiment s’en souvenir et la comprendre, au final ne pas avoir grandi en connaissant ses parents biologiques l’a peut être affecté plus qu’il ne le pense.

Isaiah était bien placé pour savoir que la famille, ça se choisissait. Il n’avait jamais été très proche de ses parents, un peu plus de sa mère à une époque, mais pas du tout de son père. Pour son géniteur, l’artiste était un bon à rien, un homme sans ambition, un homme qui ne connaîtrait jamais le succès. Ils n’avaient tout simplement pas la même vision du succès. Isaiah avait la certitude d’avoir réussi dans sa vie, après tout il avait nagé dans le bonheur, le bonheur tel qu’il l’entendait. Un compte en banque bien rempli n’aurait rien changé à cela. Les gens accordaient selon lui bien trop d’importance à l’argent, son père le premier. Il ne leur parlait plus vraiment, ni à l’un ni à l’autre. Isaiah était un peu comme un grand enfant sans parents. Il avait sa famille ailleurs, il avait sa famille à travers le monde, des frères et des sœurs de partout. Et une belle grande fratrie de cœur, ici, à Bowen. « J’ai jamais été proche de mes parents même si je les connais, même s’ils m’ont élevé. Je suis parti dès que j’ai pu. Comme tu le dis, c’est pas acquis, même quand on naît dedans. Et j’suis persuadé que si mes parents avaient pu choisir leur fils, j’suis pas trop celui qu’ils auraient pris. » Confia-t-il en faisant des cercles avec des miettes sur le comptoir de la cuisine. Un ménage s’imposait mais pour l’heure, Perry et Isaiah s’ouvraient pour la première fois. « Mais tu ne vois pas comment Siobhan parle de toi au quotidien. T’as peut-être pas ce recul-là, ces images-là. Peut-être qu’elle est déjà bien trop comme la majorité d’entre nous et qu’elle prend pas le temps de te le dire directement à toi. » Il esquissa un faible sourire en relevant les yeux vers Perry. « T’es son père biologique mais t’es aussi le père qu’elle choisira aujourd’hui et qu’elle choisira demain. Et elle a raison de le faire. T’es un père génial, Perry. Ça m’étonne que t’en doutes. J’aurais jamais pensé. » Comme quoi, on ne peut jamais prétendre savoir ce qui se passe dans la tête des autres.