after the landslide (perry)

Il y a encore quelques minutes, parler de ses relations avec sa fille et de son histoire personnelle à Isaiah aurait paru complètement invraisemblable pour Perry. Il n'a jamais imaginé ce qu'a pu être la vie familiale du jeune homme, il ne s'attendait d'ailleurs pas à ce qu'il se confie sur le sujet. Cependant les mots du blond semblaient lui faire écho. Sa famille biologique ne semblait pas vraiment en accord avec l'homme qu'il est devenu alors il a trouvé chez ses amis cette famille qui l'accepte tel qu'il est. C'est ce dont a peur Perry, qu'un jour sa fille ne ressente plus l'acceptation et qu'elle décide d'aller voir son parrain pour vivre avec sa mère. Il sait bien qu'elle est encore jeune mais il a l'impression de ne pas l'avoir vu grandir. Tout comme Penny, il a l'impression qu'elle a eu dix ans hier et voilà qu'elle en a déjà 14. « Pourtant ils devraient être fiers d'avoir un fils comme toi. » En dehors de leur accrochage, le jeune homme n'a jamais rien eu à reprocher à Isaiah, au contraire, il a toujours été un peu complexé par lui. C'est d'ailleurs ce qu'il explique sans vraiment le dire. Le brun le rassure en lui disant que Siobhan a toujours des mots gentils à son attention et qu'elle parle toujours de lui avec amour. Ces mots le touchent et le rassurent un peu. « Je pense qu'à son âge sa principale préoccupation n'est pas de dire à son père qu'elle l'aime » dit-il en riant. Mais s'il y réfléchit bien, elle vient souvent lui faire des câlins, lui demande pour jouer avec lui et lui dit souvent des mots gentils. Perry se sent un peu plus serein en entendant les mots du brun, il se dit que même s'il est du genre sympa, il ne lui dirait pas autant de choses s'il ne les pensait pas. Cela semble étonner Isaiah qu'il ne soit en réalité pas aussi sûr de lui qu'il le montre. S'il n'a pas de doutes sur certains aspects de sa vie, notamment en ce qui concerne sa capacité à draguer, sur d'autres il est moins en confiance mais il a du mal à en parler à cœur ouvert. « Merci. J'essaie de faire de mon mieux mais je sais que je suis pas le gars le plus responsable et mature qui soit, normalement c'est un peu des qualités qu'il faut pour être parent. » répondit-il en souriant.

Isaiah haussa les épaules quand Perry affirma que ses parents devraient pourtant être fiers d'avoir un fils comme lui. Il esquissa un faible sourire. Ce n'était pas un compliment qu'il s'attendait à recevoir de la part de Perry, enfin pas aujourd'hui particulièrement, après la petite embrouille qu'ils venaient de vivre. Une minute plus tôt il était une mauvaise fréquentation, un mauvais exemple pour Siobhan. Et maintenant il aurait dû être la fierté de ses parents ? Évidemment, Isaiah était capable de relativiser. Il savait que ce n'était pas la même discussion et, surtout, il savait que la colère était un peu retombée entre eux deux. Cela leur permettait à l'un comme l'autre de retrouver la légèreté qui les caractérisait. Bon, cette conversation n'avait rien de légère, mais ils avaient cette douceur et cette bienveillance de retour dans leur relation. « Merci. Mais ils n'ont pas la même mentalité. Ce qui les aurait rendus fiers c'est que je sois marié, riche, idôlatré dans mon domaine, des trucs du genre, tu vois. Le genre d'info qu'ils auraient aimé transmettre à leurs amis autour d'un repas. » À la place, Isaiah était plutôt dans la classe moyenne tendant vers la pauvreté, il avait un job sans trop de reconnaissance malgré son indéniable talent, et il allait avoir un enfant hors-mariage. Et il ne comptait pas se marier, oh non. Sans doute qu'autour de leurs repas entre amis, les parents d'Isaiah taisaient la vie qu'était parti mener leur fils. « Elle a juste d'autres manières de le dire, de le montrer. » Assura Isaiah à Perry à propos de l'amour que Siobhan portait à son père. Il espérait vraiment que ces paroles-là feraient leur bout de chemin jusqu'au jeune papa. Il méritait vraiment de croire en ses capacités de père. Il était tellement mieux que ce qu'il pensait. « Says who ? » Demanda Isaiah à propos des qualités requises pour être parents.   « Y'a pas qu'un type de parents. Y'a pas que le moule que la société vend aux futurs parents dans des livres édités mille fois juste pour être revendus en milliers de nouveaux exemplaires. » Il était en train de réfléchir à voix haute, sans doute, mais il fallait que ce soit dit.  

Le dicton dit : les chiens ne font pas des chats. Et pourtant ça a l’air d’être le cas avec Isaiah, qui n’a pas l’air de ressembler à ses parents. Il n’a pas envie de se vanter devant les gens, de gagner beaucoup d’argent pour étaler sa richesse, non il n’a pas l’air de vraiment leur ressembler. Perry ne sait pas s’il ressemble à ses parents biologiques, il préfère pas, il ne sait pas grand-chose sur eux mais ce qu’il sait c’est qu’ils ont trempé des affaires pas nettes et que ça a fini par les tuer, eux et sa sœur. Et pour ses parents adoptifs, il est beaucoup moins travailleur et sérieux que son ère mais cela vient sûrement du fait qu’il est né riche alors que son père a repris l’entreprise familiale qu’il a, à force de travailler et d’investir, transformé en véritable multinationale. « Ah ouais je vois, y’a que les apparences qui comptent quoi. » Peu importe s’il est heureux du moment qu’il donne l’impression d’avoir la petite famille parfaite et qu’il a un compte en banque bien rempli. Lui n’attend pas ça de ses filles, il veut seulement qu’elle fasse ce qui pleur plaît et qu’elles soient heureuses. Mais il veut quand même qu’elle ait une vie un minimum équilibrée, sans pour autant être en couple ou avoir un super boulot, juste qu’elles ne tombent pas dans les addictions ou avec quelqu’un qui leur ferait du mal. Au final, même si elle n’a pas bien commencé, cette discussion fait beaucoup de bien à Perry. Il se dit que si Isaiah ne pensait pas tout ça, il ne les lui dirait pas. Après tout ils n’ont pas l’obligation d’être amis, ne pas se détester est suffisant pour l’équilibre de leur petite famille. Le jeune homme hoche la tête avant d’expliquer qu’il ne pense pas avoir toutes les qualités requises d’un bon parent. Une fois de plus Isaiah le rassure en lui disant que ce genre de choses c’est vraiment n’importe quoi, juste des trucs écrits pour vendre des bouquins. « Oui c’est peut être vrai. Quand j’ai eu Penny j’en ai acheté mais au final je les ai jamais lu. » dit-il en riant. En même temps il ne lit pas de livres, seulement des comics donc il n’a jamais eu la motivation de se lancer dedans. Les conseils de son entourage lui ont suffit à ce qu’il sache à peu près comment s’y prendre pour élever un enfant. « Mais c’est sympa de ta part de me dire tout ça. » reconnut-il avec gratitude.

Effectivement, la pomme était tombée bien loin de l'arbre dans le cas d'Isaiah. Il avait tout de suite rejeté les concepts préconisés par ses parents. Ça ne lui avait jamais ressemblé. Était-ce parce qu'il avait eu des influences contraires de la part de professeurs, de camarades de classe ou d'autres connaissances durant son parcours ? Était-ce parce que fondamentalement, sa personnalité ne correspondait pas à celle de ses parents ? Isaiah ne le savait pas, c'était l'éternel débat entre l'hérédité et la socialisation. De son point de vue, il s'était construit selon les influences qui lui correspondaient le plus et c'est tout. Ça l'avait amené à être l'opposé de ses géniteurs sur plusieurs fronts. Ça les avait amenés à devenir des étrangers. Isaiah ne leur en voulait pas, il ne le détestait pas non plus. Il avait juste décidé que son chemin à lui n'était pas le même que le leur. « À peu près. Et, hey, s'ils sont heureux là-dedans, tant mieux. Ils vivent leur vie comme ils l'entendent. J'en ai fait de même. » Dit-il en haussant les épaules. C'était sans jugement envers ses parents qu'Isaiah avait révélé ce bout intime de sa vie à Perry. C'était seulement pour expliquer qu'on pouvait certes rejeter la famille biologique, mais que dans le cas de Siobhan ça ne risquait pas d'arriver vu l'amour qu'elle portait à son père. Certes, elle était bien jeune, mais ça se sentait déjà. Après, tout pouvait arriver au fil du temps, mais Perry ne pouvait pas mourir d'inquiétude là-dessus alors que c'était la même histoire pour tout le monde. Personne ne peut prévoir le futur - ce serait trop facile. Il était un bon papa, là, ici, maintenant. C'était tout ce dont Siobhan avait besoin actuellement. « Perso' je crois pas que ce soit une grande perte, t'aurais essayé de suivre les règles des livres et au final ça t'aurait peut-être pas du tout ressemblé, comme modèle. » Si Isaiah avait à être père un jour, malgré toutes les craintes qui l'habitaient depuis des mois en raison de son écoanxiété, il suivrait certainement son propre instinct et pas le modus operandi d'inconnus. « J'espère que ça te permettra de douter un peu moins de toi. Parce que vraiment y'a pas de raison. » Il esquissa un sourire. « Et je suis désolé pour tout à l'heure. Je suis pas dans mon assiette, ces derniers temps. » Se justifia-t-il même si ça n'effaçait pas son attitude.

Même si Perry n’est pas un mauvais gars, à côté de son comparse il a vraiment l’impression d’être un petit diable. Bon certes il ne fume pas de joints et encore moins avec un enfant dans les parages, mais il juge un peu plus qu’Isaiah. Comment fait-il pour accepter le mode de vie de ses parents alors que ça a l’air de l’affecter et que ce n’est clairement pas une façon de penser enviable ? Mais d’un autre côté il a bien raison, ils vivent leur vie de leur côté et lui de la sienne, comme ça il n’a pas à se prendre la tête sur eux. « J’sais pas si ça les rend vraiment heureux mais bon j’les connais pas. » répond-il en haussant les épaules. Il a du mal à imaginer comment tout baser sur les apparences pourrait les rendre heureux mais après tout il n’y connaît pas grand-chose et ce n’est pas parce que ça ne ressemble pas du tout à sa vision du bonheur que ne pourrait pas l’être pour quelqu’un. En tout cas il semblait avoir fait le bon choix de ne pas essayer d’élever ses filles en suivant les conseils de bouquins quelconque, c’était du moins l’avis d’Isaiah. « Après il en existe des tonnes ! Quand j’avais cherché j’en avais pris qui s’adressaient plutôt à des parents un peu dépassés qui s’attendaient pas à avoir un enfant. Bon en général les gens ils ont un peu le temps de s’y préparer, moi j’ai pas eu trop l’temps quoi. » dit-il en souriant. Il a pas eu le temps de la grossesse pour se préparer à l’arrivée prochaine d’un enfant. Il a au moins évité tout le stress pré-accouchement même si en temps qu’homme on ne peut pas dire qu’il soit le plus à plaindre de ce côté là. Il a eu le stress directement, d’abord en acceptant d’adopter Penny puis avec la naissance soudaine de Siobhan. Si de base Perry n’est pas vraiment rancunier, il peut encore moins l’être envers Isaiah qui malgré tout reste gentil avec lui et l’aide dans sa crise existentielle parentale. Il s’excuse même de son comportement, lui expliquant qu’il n’est pas au meilleur de sa forme. « J’ai un peu overreact aussi t’inquiète. Il se passe quoi ? Fin si tu veux en parler, mais bon temps qu’on est aux confidences ! » Le jeune homme n’est pas trop du genre curieux alors si Isaiah ne veut rien lui dire, il s’en contentera sans problème.

Le bonheur est propre à chacun, c’était ce qu’Isaiah s’était souvent répété plus jeune, lorsqu’il n’était qu’un jeune adulte voulant comprendre le désarroi de ses parents. Il avait compris que leur manière d’être heureux c’était via les apparences. Ils avaient besoin de cette reconnaissance, de cette validation, ils avaient besoin de se voir convenables à travers le regard des autres. Peut-être que cela cachait des blessures, peut-être auraient-ils pu être encore plus heureux, libérés de ce besoin malsain. Il n’en savait rien, Isaiah, et ce n’était pas à lui de s’autoproclamer le sauveur de ses géniteurs. Ils feraient leur bout de chemin à leur rythme, s’ils avaient à avancer. Et s’ils demeuraient en place et qu’ils étaient bien ainsi, alors soit. Isaiah l’acceptait. Ce dernier haussa à son tour les épaules, tout simplement, sans rien ajouter de plus. On ne pouvait pas dire qu’il connaissait vraiment plus ses parents, lui non plus. « Ouais, j’imagine que y’a certaines approches mieux que d’autres qui correspondraient à ta situation. Mais tu ne les as pas lus et tu te débrouilles quand même très bien. J’parlerais même plus de se débrouiller. T’assures. » Il lui sourit. Là-dedans, il fallait aussi se faire confiance. Perry avait tout ce qu’il fallait pour être un bon père, et puis même s’il n’avait pas eu Penny depuis sa naissance, il avait eu de la pratique auprès d’elle comme figure paternelle.  Bref, ayant eu le temps de prendre du recul, Isaiah s’excusa pour son comportement à l’arrivée de Perry. Ce qui faisait tempête dans sa tête semblait également ravager son attitude. « C’est juste que … Bon, tu vas m’dire qu’il était temps que j’atterrisse sur Terre, mais … J’crois que je suis un peu désillusionné de … des gens ? » Il eut un léger rire même s’il ne trouvait pas drôle du temps sa constatation des derniers mois. « Tu sais je me suis tenu loin des réseaux sociaux pendant longtemps mais récemment j’ai dû y jeter quelques coups d’œil et … Fuck, les gens sont des imbéciles. » Pas tous. Mais ceux qui l’étaient parlaient forts, ou plutôt … écrivaient en majuscules. « Et avec ça, avec les changements climatiques, les tensions politiques, … J’sais pas trop quel avenir on laisse aux générations futures. Et ça m’fout la trouille. » Expliqua-t-il.

Perry avait besoin d’être rassuré sur sa paternité et si c’était par Isaiah, ça comptait encore plus pour lui. Il sait qu’il voit souvent le bon dans les gens et donc qu’il ne serait pas forcément du genre à lui dire que c’est un mauvais père mais avoir une validation de sa part compte beaucoup. Le jeune homme a besoin de savoir qu’il n’a pas fait n’importe quoi avec l’éducation de ses filles, qu’elles sont heureuses avec lui et que Siobhan le verra toujours lui comme son père et pas Isaiah, même si elle est moitié du temps chez lui et Aisling. « Merci ! J’adore être père donc j’pense que ça joue aussi. » Si sa situation personnelle était plus stable, il aurait sans doute entamé les démarches pour adopter un enfant. Mais un homme célibataire avec déjà deux enfants, dont un adopté et un arrivé par accident, ce n’est pas forcément le portrait qui fait le plus rêver les agences d’adoption. Pour l’instant il remet son projet à plus tard. Il est déjà très heureux avec ses deux filles et puis il n’a pas évoqué avec elles ce projet. En bref ça ne sera pas pour tout de suite, mais il y pense, ça reste dans un coin de sa tête, cette idée d’agrandir sa famille. Il n’a pas besoin de quelqu’un avec qui partager sa vie, il donne déjà tout son amour à ses enfants et c’est ce qui lui suffit. De son côté Isaiah n’a pas l’air aussi épanoui que ce que Perry peut l’être, ce qui interloque ce dernier car il n’a pas souvent vu son ami dans un état pareil. Il ne le force pas à se confier à lui mais s’il a envie, il peut essayer d’être une oreille attentive. Il lui explique qu’il se rend compte que sur internet il y a pas mal de débiles et qu’en dehors de ça, avec les problèmes dans le monde qui ne vont pas vraiment en s’arrangeant, il angoisse un peu pour l’avenir et les générations futures. C’est un peu le point de divergence entre eux deux, Perry ne pense pas au futur, à l’avenir. Il sait que c’est la merde et c’est pour ça qu’il a réduit l’exploitation de ressources fossiles dans l’entreprise qu’il dirige, au fil des années. Mais bon, il ne faut pas se cacher que l’argent de sa famille vient de l’exploitation pétrolière. Autant dire que si Siobhan et Aisling ne les liaient pas tous les deux, Isaiah détesterait sûrement Perry. « Franchement faut pas que tu te prennes la tête pour les gens débiles d’internet. Y’en a partout. J’ai souvent des commentaires de merde sous mes vidéos, de gens homophobes et tout. Ça fait pas plaisir mais bon j’les supprime et voilà. Les gens ont tendance à raconter plus de conneries quand on peut pas savoir qui ils sont. » Vu qu’il ne cache pas sa bisexualité, il se prend régulièrement des commentaires haineux, encore plus lorsque ça parle de ses filles parce qu’un type célibataire, bi, avec des enfants, c’est non pour ces gens. « Mais faut pas que tu fasses peser tous les problèmes du monde sur tes épaules. Tu fais déjà plein de trucs pour pas que la situation empire, tu peux pas tout faire. J’me dis que si on éduque bien nos enfants, ils sauront moins merder que nous. »

Isaiah savait qu’il aurait adoré être père, lui aussi. Ce n’était pas sans excitation qu’Aisling et lui avaient décidé de commencer à essayer. Mais le temps passait, la blonde ne tombait pas enceinte, et l’ébéniste avait eu le temps de constater des choses qu’il n’avait jamais pris le temps de, ou jamais voulu, réaliser avant. L’idée de devenir père alors que tout semblait s’écrouler, lentement mais sûrement, pour ce monde surpeuplé d’humains, ça avait commencé à donner le vertige à Isaiah. Il avait partagé ces inquiétudes avec Aisling, et ça s’était soldé par le départ de l’artiste de la maison, le temps que les choses se replacent dans sa tête. Ça ne faisait que quelques jours de cela, et si Isaiah était ici aujourd’hui c’était pour surveiller Siobhan pendant que la blonde était partie faire ses courses, en attendant que Perry arrive pour prendre la petite. Bref, maintenant c’était au tour de Perry d’entendre les angoisses de l’homme, puisqu’il lui avait demandé s’il voulait parler de ce qui n’allait pas. Isaiah n’était pas un homme très secret, il s’ouvrait facilement aux autres parce qu’à son avis, il n’y avait aucune honte à ressentir ce qu’il ressentait, peu importe de quelles émotions il s’agissait. Il accueillait d’ailleurs les sentiments des autres avec la même bienveillance, toujours. Perry l’écouta expliquer sa pensée, avant de lui répondre ce qu’il essayait lui-même de se convaincre depuis plusieurs semaines. Ça faisait du bien d’entendre une voix extérieure le lui dire. Avec Aisling, la situation avait dégénérée bien trop vite pour qu’ils puissent avoir une conversation posée comme celle-là. Il ne comprenait d’ailleurs toujours pas pourquoi ça avait pris une telle tournure. Il ignorait encore que c’était parce qu’elle était enfin tombée enceinte, et qu’il avait un peu écrasé son bonheur sous le poids de son écoanxiété. « Ouais ben tu vois j’savais pas qu’il y en avait partout ! Ça me fait peur de voir tout ce que le monde pense vraiment. Parce que comme tu le dis, on raconte plus de conneries quand on peut se cacher derrière un écran, mais on dit aussi pas mal plus ce qu’on pense vraiment … parce que sans identité, c’est plus facile de parler sans filtre, on s’en fout d’être jugé parce que personne sait qui on est alors on dit tout ce qui nous passe par la tête. Du coup j’vois vraiment c’est quoi le portrait général de la société et c’est hallucinant. J’pensais vraiment pas que c’était aussi grave, la connerie humaine. » Il secoua la tête. Rien que de savoir que Perry recevait des commentaires homophobes sous ses publications, ça ajoutait une crainte à Isaiah. Il trouvait le papa de Siobhan plutôt calme dans cette situation. C’était triste de constater que c’est parce qu’il avait l’habitude. « Je sais qu’il faut pas, que j’peux pas tout faire, mais si je peux en faire ne serait-ce qu’un peu … Si j’peux faire ce sur quoi j’ai du contrôle … Et là-dedans, y’a l’idée de ne pas avoir d’enfants. La planète est déjà surpeuplée, saturée. Alors joins à ça l’argument que j’ai pas envie que mon enfant grandisse dans le climat qu’on leur laisse … » Et par climat, il n’entendait pas que le point de vue environnemental, il parlait aussi du climat de la société, plein de haine inutile.

Comme Perry ne se prend globalement la tête pour rien, il ne pense pas trop aux problématiques du monde, à toutes les choses qui vont pas, au futur qui semble de plus en plus incertain. Il vit sa vie et ne pense pas trop aux conséquences qu’elle peut avoir. Il fait un peu attention mais il achète souvent des produits tout préparé, prend régulièrement l’avion et continue, pour une petite part, à exploiter les ressources fossiles du territoire australien. Comme il ne pense pas à tout ça, pour lui l’idée de ne pas faire d’enfants parce que le futur est incertain, ne lui traverse même pas l’esprit. Et s’il y pense il se dit que ses enfants s’en sortiront parce qu’il y a toujours une happy end aux histoires. Oui, il vit dans une réalité parallèle où le monde est peuplé de bisounours. Enfin pas vraiment parce que la violence du monde il la ressent à travers les commentaires qu’il peut recevoir sous ses vidéos. La plupart sont très positifs et bienveillants mais il y en a une petite partie qui sont haineux, que ce soit simplement sur le contenu de ses vidéos ou sur ce qu’il est lui. Il sait bien que ses vidéos ne peuvent pas plaire à tout le monde donc tout ce qui critique le manque de profondeur et la débilité de ce qu’il fait, il s’en fout vraiment, il passe au-dessus sans problème. Pour les commentaires haineux, qu’ils soient envers ses filles ou sa sexualité, il a un peu plus de mal. Ça le touche mais il a appris à passer outre et avec la modération des commentaires, certains ne passent pas les filtres des mots interdits ou sont supprimés par ses modérateurs. Sur instagram il n’y a pas tout ça alors il doit les supprimer lui-même. « C’est juste que ça s’voit plus maintenant. Mais avant y’avait plus de gens qui étaient homophobes, racistes et tout, c’est juste que c’était comme ça quoi, c’était la vie. J’pense même y’a pas si longtemps, genre quand j’suis né, dans les années 90, deux mecs qui se tenaient la main en public, ils étaient regardés hyper mal ou insultés. Aujourd’hui ça a changé, j’pourrais me balader avec un mec dans la rue sans que ça dérange 99 % des gens. » Il essaie de relativiser un peu les choses. Il n’est pas forcément au courant de toutes les choses qui se passent, de toutes les discriminations. Perry n’a jamais été un militant, il est bi, il l’assume mais il a jamais fait parti d’une asso. Parfois il partage certains posts sur des événements qui ont lieu en rapport avec les droits lgbt+, parce que ça le touche forcément, mais il n’est jamais allé manifester. Isaiah lui explique également que s’il ne peut pas résoudre la crise climatique actuelle, il peut bien, au moins, ne pas faire d’enfants. « Mais tu vas pas sacrifier ton envie d’être père pour ça ? Faut aussi un peu penser à toi et à ce que tu veux. » Et il ne dit pas ça uniquement parce que Aisling lui a parlé de sa grossesse et qu’il aimerait faire changer Isaiah d’avis.

Isaiah était évidemment au courant que l’entreprise de Perry exploitait les ressources fossiles du continent, mais il savait aussi que cela provenait de la business familiale, et que dans les derniers années, le jeune homme avait fait prendre une tournure plus verte à la compagnie. Si toutes les compagnies de ce genre, polluantes et capitalistes, pouvaient avoir la même conscience de faire un peu mieux, c’aurait un impact. Malheureusement, du haut des tours d’ivoire, il était plutôt rare que les hauts-placés de ces entreprises se soucient des conséquences. Tant que l’argent continuait de rentrer, la Terre pouvait bien continuer à crever. « Ouais, ok, y’a eu du progrès dans certaines mentalités. Mais maintenant, si les personnes homosexuelles sont un peu plus acceptées, et encore … y’a du travail à faire … ce sont les personnes trans ou les personnes non genrées qui se font critiquer. Et pis t’as encore du racisme, de l’âgisme, du classisme, name it. Y’a un nom pour tout parce que la haine, elle est partout. » Pourquoi les gens n’arrivaient-ils pas à tous s’aimer et s’accepter tels qu’ils étaient ? Isaiah ne comprenait pas cette fermeture des uns face à d’autres. Il ne comprenait pas qu’on puisse à ce point ne pas voir plus loin que le bout de son nez. Lui avait toujours cherché à apprendre, à connaître, à comprendre, tout ce qui l’entourait. Il réalisait que malheureusement, l’ignorance était encore bien là chez les autres, et parce qu’ils le voulaient ainsi. Ils n’avaient aucune envie de faire l’effort de comprendre, alors encore moins d’accepter. C’était la même chose pour l’environnement. Tout le monde avait beau se faire répéter l’urgence climatique, on continuait à voir les magasins noirs de monde pour acheter la prochaine connerie qui se retrouverait aux poubelles l’années suivante, on continuait à voir les restaurants et les épiceries jeter le stock supposément expiré pendant qu’à côté des itinérants crevaient de faim, continuait à voir les autoroutes pare-chocs à pare-chocs, la fumée des voitures embourbant l’esprit des humains-automates. Isaiah s’était voilé la face trop longtemps. La race humaine ne faisait aucun effort. « Si tout le monde pensait comme ça, Perry, alors on continuerait à foncer droit dans le mur. » Ils continuaient, en fait, à foncer droit dedans. Parce que la majorité était ça, nombriliste. Ce n’était pas une réflexion qu’on pouvait considérer d’égoïsme sain. Isaiah n’avait pas envie de se ranger de ce côté-là. D’avoir seulement l’air du type qui a de belles convictions, mais qui ne s’y tient pas.

Perry essaie de faire relativiser le jeune homme sur tout ce qui l’entoure, sur les gens, sur la vie mais ce n’est pas forcément simple. Lui même est confronté à des discriminations par rapport à son orientation sexuelle mais ça ne date pas d’hier, il n’a pas vu le problème arriver d’un seul. Avec internet les choses se voient plus parce que chacun peut partager ce qu’il veut au monde entier. Mais déjà lorsqu’il était au Texas et qu’il s’assumait comme bisexuel, il s’est pris tout un tas de réflexions, de jugements de la part des autres. Et encore lui était dans la catégorie des gens populaires alors il a un peu moins souffert de tout ça que d’autres. Et à Bowen il s’en est aussi pris des réflexions, il s’est même fait frapper parce qu’un type l’a vu embrasser un autre gars à la sortie d’un bar. S’il n’était pas si optimiste cela ferait longtemps qu’il n’aurait plus beaucoup d’espoir dans le changement et qu’il serait totalement déprimé par le monde qui l’entoure. « Oui y’a encore du travail, des choses à changer mais y’a une époque où ici ou même chez moi, tu pouvais pas être trans sans te faire arrêter par la police. » Même si ça ou le droit d’être homosexuel est encore interdit dans plusieurs pays, les choses changent et Perry espère que ce ne soit que dans le bon sens, même si ce n’est pas forcément le cas et que les droits humains ne vont pas que dans le bon sens partout. Mais lui il ne se préoccupe pas trop de tout ça contrairement à Isaiah. Il vit sa vie, s’occupe des problèmes qui le touchent directement mais n’essaie pas de changer le monde. Il ne voit pas pourquoi lui pourrait alors que des tas de gens essaient sans y arriver. « Donc en fait j’devrais juste être malheureux pour que peut être éventuellement ça change un tout petit peu quelque chose ? » Il n’en voit pas l’intérêt. A quoi bon vivre sa vie si on ne fait pas tout pour être heureux ? Il peut bien se restreindre un peu sur certains trucs sans que ça n’ait trop d’impact sur sa vie mais sur les choses importantes, tel que le fait d’avoir des enfants, il n’a pas envie de s’en empêcher parce que les enfants ça pollue, parce qu’ils vont peut être vivre dans un monde plus pourri.

D’ordinaire, Isaiah l’était, optimiste. Mais il lui semblait que la ligne était devenue si fine, entre optimisme et aveuglement volontaire ! Il ne pouvait pas continuer à faire semblant que tout le monde était beau et bon, pas quand les réseaux sociaux se barbouillaient de haine et de négativité, pas quand les extrémistes au gros bon sens absent prenaient les rues pour les mauvaises raisons, pas quand on donnait une trop grande tribune à ceux qui auraient dû se taire. Ce n’était pas parce qu’il s’efforçait de voir le bon côté des choses que le mauvais côté disparaissait pour autant. Le mauvais côté demeurait là, bien présent, bien ancré dans certaines mentalités. « Peut-être que ce n’est plus dans les lois, ici du moins, mais ça reste dans les têtes. » Et Isaiah avait du mal à comprendre qu’en 2021 encore, il y avait autant de sensibilisation et d’éducation à faire là-dessus. Il savait fort bien que ça ne se faisait pas en un claquement de doigts, de passer d’une époque à une autre, et que si autrefois les gens se faisaient arrêter par la police pour de telles raisons, et que ces policiers et ces témoins silencieux vivaient encore aujourd’hui, c’était inévitable que la pensée haineuse ne s’était pas encore effritée avec le temps. Il n’y en avait pas encore eu assez, de temps, passé entre ces deux époques. Mais quand même, ça le rendait malade. « J’serai pas forcément malheureux sans enfant. C’est un sacrifice à faire, mais j’saurais trouver ailleurs mon bonheur … le bonheur il est dans tout plein de petites choses. Et en plus, en sachant que j’ai fait un petit quelque chose pour aider le monde, … ouais. » Il haussa les épaules. Isaiah savait qu’un être humain était défini par plusieurs éléments, qu’une identité ne s’ancrait pas dans un seul volet. Et s’il ne cochait jamais la case père, soit, il se réaliserait ailleurs, autrement. Est-ce que cela signifiait que contrairement à Perry, Isaiah ne la voulait pas plus que ça, la paternité ? Et pourtant … il en parlait depuis des années. Il le planifiait avec Aisling pas plus tard que quatre mois derrière. Pourquoi changer d’idée si drastiquement ? Il ne pouvait pas se l’expliquer. Il était encore en train de se convaincre lui-même, en fait.

Petit à petit Perry commence à manquer d’arguments. Il n’est pas très doués pour les débats, les discussions sérieuses où il faut des arguments pour parler. Lui il est plutôt le genre à balancer des blagues, à essayer de détendre l’atmosphère. Pourtant il aimerait faire changer Isaiah d’avis sur la paternité. Pas seulement parce qu’il sait que c’est génial mais parce qu’il sait qu’Aisling est enceinte et que le fait que son petit-ami ne veuille plus d’enfant et refuse cette grossesse la panique. Il a réussi, un peu, à la convaincre de lui en parler, de lui dire la vérité mais s’il peut lui de son côté préparer un peu le terrain pour que la nouvelle soit mieux accueillie. Le jeune homme comprend la façon de pensée d’Isaiah. Après tout il se dit un peu la même chose sur le couple, même s’il ne voit pas ça comme un sacrifice. Il trouve son bonheur ailleurs et ça lui va très bien. « Peut être mais je suis sûr que si tu deviens père, tu ne le regretteras pas. » Il aurait aimé en dire plus mais Aisling le tuerait s’il gaffait. Il lui a promis de tenir sa langue alors il a intérêt à le faire. Comme il ne veut pas gaffer et qu’il sent que ça pourrait arriver d’un moment à l’autre il dit « Je vais aller voir Sio, si elle dort trop ce soir elle va sauter partout et voudra jamais aller se coucher. » C’est complexe le sommeil avec les enfants. Ils veulent jamais faire de siestes mais quand ils en font pas, ils pleurent pour rien ou font des crises et au contraire, quand ils dorment trop, ne veulent plus aller se coucher le soir venu.

Contrairement à Perry, Isaiah avait l’habitude des débats. Difficile d’être un militant engagé si on n’est pas en mesure d’argumenter notre position sociopolitique. L’artiste, depuis son adolescence, s’engageait dans des discussions sérieuses et parfois enflammées avec les autres. Toujours dans le respect, bien sûr. Mais des opinions contraires menaient parfois à des débats assez dynamiques. Son objectif n’était évidemment pas d’argumenter jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre, il savait lâcher le morceau et il savait également concéder certains trucs aux autres. Isaiah n’était pas entêté, au contraire il était plutôt ouvert aux avis opposés, toujours prêt à alimenter ses propres réflexions. Ainsi, lorsque Perry termina en disant que s’il devenait père, il ne le regretterait pas, l’ébéniste ne put qu’acquiescer. « Ah, certainement, j’dis pas le contraire. Je suis persuadé que j’adorerais être père, je trouve que la paternité est quelque chose de magnifique, de transmettre ce qu’on sait, ce qu’on aime, à un p’tit être qu’on a aidé à créer … Et le voir évoluer selon ses propres envies ensuite. » C’est en le disant à voix haute qu’Isaiah réalisait qu’en effet, c’était un grand sacrifice qu’il aurait été prêt à faire en ne voulant plus d’enfants. « Donc non, si ça devait arriver, je ne le regretterais pas. » Il haussa les épaules. Ça ne changeait quand même rien à sa manière de penser à propos de la surpopulation et du leg pourri que ce serait de laisser un enfant grandir sur une planète à bout de souffle. Isaiah hocha la tête quand Perry annonça qu’il allait monter voir Siobhan. « Ouais, bonne idée. J’vais ramasser ici en attendant. » Il regarda Perry s’éclipser vers l’étage, et entreprit de laver les comptoirs de la cuisine, pour éviter une autre querelle. Heureusement que ça s’était plutôt bien terminé. C’aurait été nul pour Aisling de savoir qu’Isaiah et Perry étaient en froid.

Il était rassuré de voir que l’avis d’Isaiah sur la paternité n’était pas si tranché. A présent il était certain que quand Aisling lui avouera qu’elle est enceinte, il ne fuira pas en courant ou ne regrettera pas l’événement. De toutes les manières, il imaginait mal un homme comme Isaiah, ses convictions aussi importantes soient elles, ne pas être heureux de l’arrivée d’un enfant, surtout après tout le temps passé à essayer d’en concevoir un. Enfin Perry n’a pas eu trop de confidences de son ex petite amie à ce sujet mais il a compris que la grossesse ne venait pas de nulle part non plus. « Tu deviendras peut être père de quelqu’un qui va changer le monde, qui sait ! » Avec des parents comme eux, Perry est persuadé que leur enfant peut accomplir de grandes choses en mettant son intelligence au service de l’humanité. Mais comme il n’a pas envie d’être trop suspect dans ses paroles et tout gâcher de l’annonce d’Aisling, il se dit que c’est peut être le moment d’aller voir sa fille pour la réveiller. Après tout il est venu pour ça à la base, la récupérer pour sa semaine. Il monta donc à l’étage et n’eut pas de mal à la réveiller. Elle le prit dans ses bras en le voyant, toute heureuse, ce qui fit réellement chaud au cœur au jeune homme, surtout après la discussion qu’il venait d’avoir avec Isaiah. Les affaires de Siobhan étaient déjà prêtes dans un coin de la pièce. Elle n’avait pas besoin de grand-chose de toute façon, juste les choses qu’il n’était pas possible de dupliquer soit essentiellement son doudou et son jouet du moment qui dépend selon son humeur. Il l’embrassa avant de la prendre dans ses bras et de redescendre. « Je crois que tout est prêt. » dit-il avant d’ajouter « Ça m’a fait plaisir de discuter avec toi. » Même s’il n’a pas complètement oublié leur dispute, la suite de la discussion l’a un peu rassuré sur son aptitude à être un bon père.

on clôture là ?