Fuir c'est prendre son courage à deux pieds ft Joe Davis

Judas... On pouvait dire que son frère avait bien choisi son nouveau prénom ! Pourquoi lui faisait-il cela ? Il l'avait reconnu pourtant ! Alors pourquoi le considérer comme toujours mort alors qu'il avait été là sous ses yeux et à le tenir dans ses bras ? Pourquoi tout ça ? Et surtout, qu'allait-il devenir si même son jumeau ne le reconnaissait pas comme vivant ? C'était des questions sans fin qui tournaient en boucle dans sa tête et auxquelles personne ne pouvait apporter de réponse. Si ce n'est Judas lui-même mais celui-ci avait été on ne peut plus clair. Il était mort et censé rester mort, merci ! Il avait d'ailleurs été remplacé par un autre frère, dont il ne connaissait même pas le prénom... La vie avait poursuivi son cours et lui était resté sur le bas-côté, comme une couronne mortuaire déposée sur le bord d'une route, oublié de tous. Et ce n'était pas sa visite chez cet avocat qui allait lui rendre sa vie perdue. Ou son frère...

Il lui restait cependant Scarlet, son fragile fil d'Ariane. Scarlet qui s'étoufferait sous la pression si elle avait seulement pu imaginer à quel point il se raccrochait à elle, tout en la sommant de faire du ménage dans sa vie et dans son "bordel". Ménage qu'il avait bien conscience de devoir lui-même faire mais franchir une porte d'un cabinet d'avocats était bien plus simple de de passer celle d'un psychothérapeute. Il s'était donc détourné pour repartir sans même prendre rendez-vous, optant pour se coincer la bulle dans le premier café venu lorsqu'un visage d'un passant avait accroché son regard... Théo, le Magnifique. Surnom qu'il avait donné au magicien en herbe qui l'émerveillait de ses tours. C'est qu'à l'époque, lui n'avait aucun don particulier, si ce n'est celui de suivre telle une ombre le sillage de son frère... Il avait juste changé de cible pour un temps, et à mesure que les tours devenaient de plus en plus complexes, il était resté. Spectateur privilégié du monde merveilleux que Theo créait de ses  mains.

Et Theo était parti tenter sa chance aux USA et eux y avaient été aussi, pour un simple voyage... Theo le reconnaitrait forcément ! Il fallait qu'il le reconnaisse ! Il l'avait suivi, craignant à tout moment de le perdre de vue parce qu'il n'arrivait juste pas à suivre. Foutue condition physique digne d'un escargot neurasthénique suicidaire... Finalement ce fut essoufflé qu'il parvint jusqu'à la gare où affolé, il chercha Theo et tout ce qui avait été leur passé commun. Parce qu'il fallait qu'il le retrouve, et qu'au moins lui le reconnaisse ! Si ça ne devait pas venir de Bartosz -Judas, puisque c'était Judas maintenant- alors il fallait que ça vienne de quelqu'un d'autre. Qui que ce soit, il s'en fichait mais quelqu'un ! Juste pour qu'on lui confirme que Jonas Kirke était encore là !

Ce fut plus les mots prononcés que la prise sur son col qui lui coupèrent la respiration. En quelques phrases tout venait d'être dit. Et puis ça, résidus... Mais il était vivant, bon sang ! VIVANT !

Soudainement relâché, il tituba pour garder son équilibre alors que les inspirations étaient plus douloureuses que jamais. "J'suis pas... un résidu..." Sans doute qu'on aurait pu faire semblant de le croire avec davantage de conviction... Jonas Kirke était visiblement mort aux yeux de tous et lui avait le nom d'un autre... Il n'était... rien.

Il attendrait d'être rentré à l'hôtel pour se mettre en boule et hurler dans son oreiller. Et puis son nom tomba alors qu'un agent d'accueil venait le voir pour s'assurer que tout allait bien pour lui, non sans lancer des regards suspicieux sur Theo... Le système de survie repris une nouvelle fois le dessus alors qu'il assurait avec un sourire de commande. "Je vous assure que tout va bien. C'est un ami et il a juste... Un peu bu. Je vais le ramener chez lui, mais je vous remercie." Première excuse venue autant pour expliquer que pour sortir de là au plus vite. Avant que quelqu'un ne trouve ça bizarre et avant qu'on appelle la police. Il s'agissait de rester calme et tranquille comme si tout était parfaitement normal. Il avait l'habitude. Y ajouter un peu de politesse aussi pour s'éclipser plus facilement. Lorsqu'on était poli et calme, les gens se détournaient. Quelques sourires de plus pour finir de rassurer et se tourner vers la sortie, toujours trop loin dans ces moments-là. Mais il savait faire, ce n'était pas la première fois. "Tu viens Theo, on y va ?" Les mêmes mots et le même ton où seul le prénom changeait. Le cœur qui battait à cent à l'heure mais la respiration maintenue calme -il manquait d'oxygène mais on verrait ça après, lorsqu'ils seraient sorti et loin de tout danger- et la main qui s'était posée sur le coude alors qu'en toute discrétion ses doigts s'étaient resserrés sur celui-ci, avec un message sous-jacent on ne peut plus  clair Pas de bêtises sinon... Et alors qu'il entrainait Theo vers la sortie, il se demandait bien pourquoi il avait pu penser avoir besoin d'un psychothérapeute... C'était des réflexes qu'on avait besoin partout, quel que soit le pays...

Tout était compliqué depuis qu'il avait remis les pieds à Bowen. Et rien n'allait. Et si vous vouliez son avis, la liberté qu'on clamait partout comme la valeur ultime était une belle connerie. Ce sans limite et sans murs était dangereux et Dieu merci, il lui restait ses réflexes devenus faciles au fil du temps qui comme une seconde peau venaient recouvrir ses pensées et ses gestes d'une façon rassurante... Alors le train, il s'en moquait ! Il ne savait même pas de quel train exactement Théo parlait. "On s'en fout du train. Tu continues comme ça sans te faire remarquer, aies l'air normal et ne regarde pas les gens sauf si eux te regardent, tu leur souries et tu détournes le regard tranquillement, tu parles pas et tu fais comme si de rien n'était..." Il égrainait à voix basse les conseils qu'il connaissait par cœur comme une récitation parfaitement apprise, alors qu'il s'obligeait à garder le même rythme de marche jusqu'au seuil de la gare. Si proche et si loin en même temps... Alors qu'il maintenait toujours une poigne serrée sur le coude de Théo qu'il ne lâcha pas une fois à l'extérieur, continuant encore sur quelques mètres jusqu'à ce qu'il trouve une petite ruelle derrière la gare dans laquelle il s'engouffra avec un soulagement évident. Toute la tension de son corps retombant soudainement alors que libérant Théo, il alla s'adosser dans un recoin du mur. Ce n'était pas assez sombre mais au moins il n'y avait plus de passage et c'était calme et tranquille. Et même s'il manquait le claquement sec de la porte qui se verrouillait derrière lui, en fermant les yeux, le son y était avec une netteté incroyable. Il aurait presque pu s'y croire...

S'il n'y avait pas eu Théo à jacasser tout seul sur un sujet qu'il mit un peu de temps à replacer. Ah oui, ça... Le résidus d’capote... Il en grimaça pour finalement en hausser les épaules d'indifférence. Son frère avait dit pire de toute façon. "Pas grave, laisse tomber..." Il tenta un maigre sourire alors qu'il se redressait pour détailler davantage son ami d'enfance. Parce que c'était bien lui, mais différent. Enfin, tout comme lui il supposait bien qu'il espérait pour lui qu'il n'était pas lui aussi un mort en quête de son identité !

Mais à mesure que les sentiments d'urgence et de danger le quittaient, les événements se jouaient à nouveau dans sa tête. "Tu fuyais quelque chose ? Parce que si c'est le cas, le train n'est peut-être pas la bonne idée. Parfois pour rester cacher, il vaut mieux rester plus ou moins visible... Crois-moi, ça fonctionne plutôt bien !" Posant un second regard sur Théo et avec un sourire plus franc, il proposa. "Si je peux t'aider en quoi que ce soit, tu peux compter sur moi. D'ailleurs, puisque je t'ai fait rater ton train, tu sais où dormir ce soir ? Parce que si tu veux, j'ai ma chambre d'hôtel et on t'y retrouveras pas vu que t'auras pas ton nom dans l'ordinateur..." Parce que la fuite devant des types louches était encore la meilleure explication qui lui venait à l'esprit après l'explosion dont Théo l'avait gratifié... Joignant le geste à la parole, parce que de ce qu'il se rappelait de Théo il était sûr que celui-ci allait refuser l'invitation, il sortit son portefeuille pour en tirer sa carte magnétique qu'il lui colla d'office dans les mains. "Tiens, cadeau ! Chambre 18 au 2ème étage. Je dirai que que l'ai perdue, ils m'en feront pas un fromage..." Se redressant prêt à repartir, il accepta l'invitation de Théo. "Et ouais, je veux bien un café. Le café, c'est la vie !" Et peut-être qu'il parviendrait à obtenir des explications sur son comportement ?

Comment avait-il pu croire que parce qu'il était à Bowen, il pouvait se départir de ses vieux réflexes ? C'était d'une incommensurable bêtise et il n'avait pas fallut longtemps pour que la réalité ne le rattrape par l'intermédiaire de Théo. Un passé qui lui revenait en pleine figure, au figuré comme au sens propre ! Quoi que celui-ci puisse vivre, c'était visiblement violent et il avait donc agi en conséquence cherchant à lui donner toutes ses ficelles pour s'en sortir au mieux. Alors forcément, ça questionnait et il y répondit de la façon la plus naturelle qu'il soit. "Parce que j'ai l'habitude. Il fallait sortir pour aller à l'hôpital pour mon diabète. Du moins au début." Mais l'important n'était pas lui mais Théo qui semblait en bien plus mauvaise posture que lui, ne serait-ce que parce qu'il ne connaissait pas les règles à appliquer en extérieur. Il fit donc ce qu'il put, en commençant par lui donner son passe de sa chambre d'hôtel avant d'accepter d'aller boire un café qui lui permettrait peut-être d'en savoir un peu plus sur les problèmes de Théo.

Pourtant ce fut en silence qu'ils se dirigèrent vers le café alors que rejouant la scène dans son esprit, il tentait de trouver une logique au comportement de Théo. Parce que si Théo s'en était pris à lui, c'était par erreur. Il avait mis du temps à le resituer et s'en était excusé. Mais surtout, son attitude avait été bien plus défensive qu'agressive. Les mots qu'il lui avaient hurlés revenaient par brides alors qu'il tentait de comprendre ce qu'il pouvait se passer dans la vie de cet inconnu qu'était devenu Théo. Comme en fait, toutes les personnes qu'il croisait depuis son retour, jusqu'à même Scarlet ! Mais laissant sa propre situation de côté, il se concentra sur le peu d'indices qu'il pouvait obtenir de ces quelques phrases... Pourquoi tu m’suis ?... T’es d’la branche de tous ces connards, fou moi la paix espèce de putain de… Et rien qu'avec ça, il pouvait déjà définir beaucoup de choses. Bientôt suivit par la mention de la chambre d'hôtel et du passage à Bowen... Ce qui ne fit que renforcer ses craintes quant au fait que Théo se trouve pourchassé par des types pour x ou y raisons. Et la ou les raisons n'était pas ici la chose importante...

Il ne s'était cependant pas attendu à se voir questionné sur un possible passage de sa part à Bowen. Et il en fut tellement saisi qu'il se figea alors qu'il cherchait quoi répondre à cela. Est-ce qu'il était là que de passage ? Il ne voulait pas rentrer aux Etats-Unis avec Sanders, ça c'était sûr. Mais qu'allait-il faire s'il ne pouvait pas récupérer son identité et sa vie ?... Et si son frère refusait de le reconnaitre comme vivant ?... "Non, je veux pas rentrer. Je vais... Récupérer mon identité. Peut-être pas ma vie parce que ça, c'est Judas qui décide mais... Même si mon frère ne veut plus de moi, je veux au moins récupérer mon nom. Parce que... Je suis pas mort, quoi qu'il en dise." Et il en était essoufflé rien qu'à le dire parce que c'était envisager que Judas ne le reconnaisse plus jamais comme son frère. Et c'était comme avoir un gouffre béant qui s'ouvrait sous ses pieds. Ce fut donc la boule au ventre qu'il confirma pourtant les choses. "Donc je vais rester ici. A Bowen. Et... Je verrai ?" Parce qu'en vérité, il n'avait aucune idée d'où tout cela le mènerait. Mais une chose était sûre, il ne serait pas à nouveau enfermé, que ce soit dans une cave ou en prison. Quitte à mourir à nouveau.
Les choses dites, tout semblait plus facile et il en avait même repris la marche pour se diriger vers la terrasse indiquée par Théo. Bien que c'était peut-être parce que lui avait encore du temps devant lui. Au moins un peu. Enfin, il supposait parce qu'il n'allait pas non plus appeler Sanders pour s'en assurer !

Quant à la seconde question, il en haussa les épaules avec désinvolture. "Comme toi, non ?" Ce qui le fit sourire alors qu'il réalisait qu'ils avaient quitté Bowen à peu près en même temps pour s'y retrouver en même temps aussi, et dans les ennuis tous les deux. Enfin, pas tout de suite pour lui mais ça allait venir. "Non, pas encore... Mais ça va arriver." Ce n'était après tout qu'une question de temps avant que Sanders ne se préoccupe de l'avancée de son prochain roman et vienne lui faire une petite visite à la propriété des Davis. Pour la trouver vide et il ne sera pas long à faire le rapprochement avec Scarlet, le seul lien qu'il avait eu pendant des années avec son passé. Est-ce que Scarlet risquait quelque chose, la question méritait d'être posée. Mais c'était lui qui et surtout ses romans qui intéressaient son éditeur... Et Théo, qu'est-ce qui pouvait intéresser chez lui ses ou son assaillant ? "Et toi ? Tu fuyais qui ? Quelqu'un qui te suivait et qui fait apparemment partie d'une bande de connards qui en a après toi..." Et c'était bien plus une affirmation qu'une question même si la question réelle restait elle en suspend. Pourquoi ? Pourquoi était-il pourchassé par cette bande ?

Un café à une terrasse était le genre de chose qui ne se refusait pas, même si en vérité il avait bien trop à rattraper pour refuser quoi que ce soit. Il voulait vivre ! Presque autant qu'il avait le besoin viscéral de se retrouver enfermé dans sa chambre d'hôtel à écrire. Comme un balancier qui ne ferait que passer d'un extrême à l'autre sans jamais trouver un point d'équilibre. Et il fallait bien avouer que sa vie était devenue un vrai foutoir... "Oui, je te l'ai dit, je suis mort... Du coup, Jonas Kirke n'existe plus. Et Judas, c'est Bart, mon jumeau. Il ne me fait pas du tout chanter, il veut juste que je reste mort... Faut dire que j'ai maintenant un autre frère qui m'a remplacé... Je sais pas du tout comment il s'appelle..." Ce n'était pas la première fois qu'il reprenait les éléments un à un pour tenter de comprendre les choses, et à chaque fois il en arrivait à la même conclusion. En se plaçant du point de vue de Bart, c'était lui qui foutait la merde en revenant comme ça la bouche en cœur presque quinze ans après. Et surtout, en tant qu'aîné Judas avait maintenant un petit frère -et des parents- à protéger... De lui.

Et puisque analyser sa situation n'avait rien de bien folichon, il passa vite à celle de Théo qu'il trouva infiniment plus intéressante. D'autant qu'il apprenait que Théo était une "personne publique" et donc... célèbre ? Décidément, ses quatorze ans de réclusion lui avaient fait manqué beaucoup de choses. "Je savais pas que tu étais connu... Je m'étais toujours dit que tu deviendrais un grand magicien mais apparemment t'as préféré te lancer dans autre chose ?" Et apparemment, pas un truc très cool vu comment sa célébrité lui faisait peur... En tout cas, et quoi que celui-ci pouvait en dire, ce n'était pas rien pour Théo. "Non, ce n'était pas rien Théo." Et il le savait parce qu'il avait été celui sur lequel toute sa colère s'était déversée. "Tu t'es senti en danger, tu avais peur et donc tu as réagi... Je fais ça tout le temps moi aussi." Et il n'y avait là aucune critique puisqu'il était bien le premier à savoir ce que c'était que d'avoir peur. Sauf que lui n'hurlait pas sur les autres mais c'était bien plus un basique instinct de survie qu'autre chose. Vous n'hurliez pas sur des personnes tenant une arme à la main, ni même sur ceux qui pouvaient vous empêcher de contacter la seule personne en ce monde qui vous savait encore en vie.

Se commandant un expresso, ils attendirent le départ du serveur pour poursuivre leur conversation. Ce qui était sans nul doute préférable au vu de leur discussion. "Quant on est parti aux Etats-Unis, on roulait et on s'éclatait sans de poser de questions. On fumait pas mal aussi mais on était en vacances et on ne pensait pas qu'on aurait un accident... Ca a mis un terme à notre voyage, et à ma vie. Je suis mort..." Et il avait vu la lumière... Cette même lumière qui ne serait plus là la prochaine fois. Et il savait pourquoi... Davis.
Le retour du serveur avec leur café le coupa dans son élan alors que Théo plongeait dans son téléphone. Il s'occupa donc de remercier le serveur d'un sourire pour eux deux et attendit patiemment que Théo en finisse avec ses messages pour reprendre son récit. "Je me suis "réveillé" dans la morgue je crois et j'ai cherché à retourner sur les lieux de l'accident pour retrouver Bart et les autres.  C'est un ancien flic un peu complotiste sur les bords qui passait par là et m'a récupéré sur la route. Du coup, il m'a donné l'identité de son petit-fils..." Voilà, tout venait d'être dit. Et s'il était passé très vite sur certains éléments, ce n'était guère plus que Théo avec sa propre histoire...

14 ans c'était toute une vie alors c'était normal qu'il ait loupé des choses. Comme la célébrité internationale de Théo ou même la raison inexplicable du fait que tout le monde était accroché ainsi à son téléphone. Parce que c'était une chose qu'il avait remarqué à l'enterrement de Davis ou lors de son bref passage à New-York lorsqu'il courrait après Scarlet. Il y avait un nombre incroyable de personnes qui faisaient les choses avec leur téléphone à la main, comme Théo. Et ça l'intriguait. "Théo, tu pourrais m'expliquer un truc ?... Pourquoi vous êtes tous sur votre téléphone comme ça ? Je m'en suis acheté un et c'est vrai que c'est autre chose que mon Nokia à clavier coulissant que j'avais, mais pourquoi vous êtes tous tout le temps dessus ?" Et s'il y en avait bien un qui pourrait lui répondre, c'était bien Théo !

Théo qui par ailleurs, semblait avoir réussi son rêve de se produire sur scène puisque Las Vegas, ce n'était pas rien. Au point même d'avoir des problèmes avec des fans... D'un coup, tout s'éclairait sous un jour nouveau et sa réaction à la gare paraissait presque normale. "Je revendique toujours mon statut de premier fan ! Mais moi, je ne t'embêtais pas... Mais je trouve ça bien que tu aies réussi à réaliser ton rêve. Après, je pense pas que tes fans te suivront jusqu'ici..." Quoique, peut-être ? Est-ce que Sanders viendrait jusqu'ici le récupérer ? Il espérait que non.

Il ne pouvait en tout cas que donner raison à Théo, et encore celui-ci était loin de tout savoir de son histoire. "Oui, je sais..." Complètement dingue, en effet... Et s'il avait plongé le nez dans sa tasse de café, il la releva aussitôt pour défendre Bart. Judas. Un jour, il parviendrait à s'y faire à ce changement de prénom. "C'est pas de sa faute. Il m'a enterré et il m'a cru réellement mort pendant 14 ans, et là je reviens comme un fantôme... C'est normal qu'il réagisse comme ça. Et..." Et il y avait une autre chose à prendre en compte. Parce que ce changement de prénom ne venait pas de nul part, et Judas, le traite biblique, n'avait forcément pas été choisi au hasard. "Et quand je suis mort, après qu'ils aient essayé de me sauver, il m'ont pris un poumon pour le greffer à Judas. C'est normal, j'étais mort et il fallait le sauver au moins lui. Mais je pense qu'à sa place, en voyant mon frère vivant, je me sentirais affreusement coupable même s'il n'y est pour rien. Et je pense que c'est pour ça qu'il se fait appeler maintenant Judas... Mais le truc, c'est que je peux pas lui dire que je lui en veux pas s'il refuse de me voir..." De quoi donc rendre l'histoire plus dingue encore...

Et malheureusement, ça ne s'arrêtait pas là. Parce que s'ils en venaient à parler de Davis, il y avait beaucoup à en dire. "Davis ? Il est mort. Il est..." Serrant sa tasse dans ses mains, il rajouta très vite avant d'avaler une gorgée de son café. "Tombé dans les escaliers. C'est bien pour ça que je suis ici, sinon je serais toujours là-bas." Pour grimacer alors qu'il en venait à parler de Sanders. "Par contre... Il y a mon éditeur, toujours là lui. Enfin, j'essaie de m'en débarrasser mais c'est pas gagné d'avance. En fait, l'avocat j'ai déjà essayé mais ça n'a rien donné de véritablement probant." Peut-être parce que les avocats étaient censés s'occuper des vivants, et non des morts ? Ou plus sûrement, parce qu'il n'avait pas choisi -totalement au hasard- le bon ? "Sinon pour l'argent, je te remercie mais ça va. J'ai récupéré l'héritage de Davis et j'ai l'argent de mes romans..." Parce qu'il y avait ça aussi, en plus du vol d'identité, il y avait le vol d'héritage même si lui n'avait rien demandé et que c'était Davis qui avait tout mis à son nom.

Face à des circonstances exceptionnelles, il y avait une chose qu'on parvenait très vite à faire, c'était s'adapter. Surtout lorsque votre survie était en jeu. Donc prendre la température de l'eau, sentir si Davis serait prêt à tolérer ou non certaines choses, ressentir son état d'énervement était devenue une seconde nature au fil du temps. D'autant que Sanders était apparu lui aussi très vite dans sa "vie", et là c'était encore autre chose. Mais avec toujours cet instinct de survie qui le poussait à s'adapter à l'atmosphère du moment et aux humeurs de chacun. Comme un enfant qui se serait fait soudainement plus discret dès le retour à la maison du père violent...

Sauf que là, il ne s'agissait pas de violence mais... d'indifférence ? Ou du moins une indifférence affichée mais il y avait cependant une certaine nervosité de la part de Théo à se tourner sur son téléphone de cette façon si compulsive. Il n'était pas bien, ou du moins pas à l'aise à être ici avec lui. Mais il ne s'agissait pas de le lui faire remarquer, il se contenta donc juste de sourire à ses explications et d'accepter l'invitation à son spectacle. "Ce serait avec plaisir... Et aucun danger avec moi que je te poursuive à la fin du spectacle pour obtenir un autographe ou je ne sais quoi." Depuis son retour à Bowen, il sortait beaucoup, s'émerveillant de pouvoir le faire si facilement, mais c'était quasiment à chaque fois pour errer au milieu des rues à juste profiter de pouvoir être à l'extérieur. Avant qu'un trop plein de liberté ne le pousse à aller à nouveau s'enfermer pour de longues heures dans la pénombre de sa chambre d'hôtel. Alors que là, il ne s'agirait pas de profiter de l'extérieur mais d'aller volontairement s'enfermer dans une salle bondée pour assister à un spectacle de cette magie qui l'avait tant fait rêver plus jeune. Mais bon, il avait survécu à une conférence à l'université pour parler de ses livres, il devrait donc pouvoir le faire.

Mais il fallait aussi que Théo comprenne que si ce n'était pas simple pour lui d'appréhender son histoire pour le moins hors-norme, ça devait l'être tout autant -sinon plus- pour Judas. "On s'est croisé même pas dix minutes sur un trottoir alors qu'il m'a enterré il y a presque 15 ans de ça ! Il devait déjà assimiler le fait que non, il ne rêvait pas et que j'étais bel et bien vivant, et ça depuis des années. C'est normal qu'il n'ait pas cherché plus loin, ça faisait déjà beaucoup." Il avait de toute façon toujours défendu bec et ongles son jumeau, quoi qu'il fasse. Et il y avait quelque chose d'étrangement réconfortant à retrouver 14 ans après les mêmes mécanismes, à la façon d'un rouage coincé qui se remettrait soudainement à fonctionner.

Par contre, il pouvait cette fois-ci dire que Théo n'écoutait que d'une oreille ce qu'il lui disait. Parce qu'il le lui avait déjà dit, et plus d'une fois. Mais de toute évidence, Théo ne captait pas. "Parce que j'étais mort à ce moment-là ? J'ai vu la lumière et on y est d'ailleurs incroyablement bien. Et je me suis ensuite réveillé à la morgue de l'hôpital. Un peu en état de choc." Le contraire aurait été étonnant. Mais bon, lui avait eu des années pour réaliser les choses et s'y faire. Ce qui n'était le cas ni de Judas, ni de Théo.

Mais Théo n'avait pas tort sur un point. Il allait devoir défendre ses intérêts, tout en sachant que ça pouvait à tout moment se retourner contre lui. "Faire confiance, c'est pas si simple..." Et c'était bien tout le problème. Pouvait-il seulement se permettre de faire confiance ? Et surtout à qui ? "Dis-moi d'après toi, est-ce qu'un mort, du moins officiellement considéré comme mort et n'ayant donc plus de nom et d'existence propre, peut être accusé de meurtre ? C'est pour Alice, le héros de mon prochain roman..." On allait dire ça comme ça. Et avec un peu de chance Théo n'y porterait pas plus attention qu'à sa mort qu'il ne parvenait pas à intégrer. "Mais sinon toi, tu n'écris pas de livres... Pourquoi tu as besoin d'un avocat pour défendre tes intérêts. C'est lié à tes placements d'argent ?" C'est que ça lui avait semblé logique de faire le lien avec la surveillance compulsive de son téléphone tout comme avec son état d'anxiété.

Maintenant que le "danger" et le sentiment d'urgence étaient passés, et qu'ils se trouvaient posés devant un café, les choses prenaient une tout autre dimension. Il avait cru sauver Théo, et il se retrouvait face à un étranger qui transpirait la malaise d'être là, avec lui. Un peu comme Judas qui avait été jusqu'à le repousser ? S'il écoutait son ressenti qui l'avait tant de fois sauvé des brusques changements d'humeur de Davis, oui il y avait de ça. Mais pas seulement. Ce n'était pas que lui que Théo cherchait à fuir mais... Sa propre vie ? Sa célébrité, du moins. "Tu me fais penser à Alice, le héros de mon roman... Et c'est pas "Elle" mais "Il"." Lui aussi courait sans qu'on sache si c'était pour fuir ou si c'était après quelque chose alors qu'il ne parvenait à saisir aucune des mains qui se présentaient à lui malgré tout le mal qu'il se donnait pour tenter de retenir quelque chose... "Et je n'arrive toujours pas à trouver une fin qui aille..." D'habitude, la fin de ses romans était on ne peut plus limpide à ses yeux. Mais là... Rien ne se dessinait. Le blanc total. "C'est fou de se dire qu'on a pu courir pendant 14 ans après quelque chose qui une fois obtenu... ne ressemble en rien à ce qu'on en attendait." Que ce soit pour cette célébrité toxique dont semblait souffrir Théo que son propre retour au bercail... Même Théo ne correspondait plus à celui de ses souvenirs, alors Judas ! Puisque son frère en avait même changé de prénom... Ca avait été tellement idiot de croire qu'il aurait pu retrouver sa vie...

Parce que c'était étonnant de voir à quel point Théo avait maintenant peur de ses propres fans... Peut-être même les mêmes à qui il dédiait ses tours il y a 14 ans... "Je me rappelle que tu me disais qu'il fallait être gentil avec les fans parce que c'était des gens qui n'avaient plus de merveilleux dans leur vie, et que c'était triste. Et que c'était pour ça que tu faisais de la magie... T'as oublié ?" De vieux souvenirs ressurgis d'un passé totalement révolu alors qu'il restait le seul à avoir toujours les deux pieds dedans. Sauf que lui était resté sur le bas-côté de la route alors que le monde avait poursuivi son chemin, sans lui. "Pour Alice, c'est pareil. Il faut être gentil avec lui parce que c'est difficile pour lui et... Il fait ce qu'il peut, d'accord ?" Et il ne fallait surtout pas lui demander de quel Alice il parlait réellement. Si c'était du héros de son livre, de lui-même ou même de Théo... Mais il savait une chose, c'est qu'il n'aimait pas le jugement à l'emporte-pièce de celui-ci. Condamner avant même d'avoir examiné la situation, c'était tellement injuste ! "Après tout, les coupables ont tous des raisons pour avoir commis leurs actes, seuls les fous n'en ont pas, non ?" Davis était un fou, pas Alice. Et certainement pas lui-même.

L'idée de l'avocat n'était en tout cas pas si mauvaise, du moins il y avait lui aussi pensé. Mais face à un tel sac de nœuds, il était presque normal que ses démarches n'aient pas abouties. Par contre, Théo devait vraiment avoir bien réussi pour avoir besoin des services d'un avocat pour gérer ses affaires... "Avoir un avocat juste au cas où ? Clairement, on ne vit pas tous dans le même monde. Mais c'est bien que tu aies réussi, la célébrité, l'argent, tout ça..." C'était juste dommage que ça le bouffait autant parce qu'entre les crises de panique à la gare et la vérification compulsive de son portable, il n'était pas sûr de réellement envier sa réussite. Quoique à bien y regarder, la sienne ne valait guère mieux ! "Et t'as pas besoin de t'embêter avec ça. Mes livres sont pas si terribles que ça, c'est pas non plus du Hemingway..." Peut-être plus du Stephen King ? En tout cas, il avait eu la surprise de voir ses livres rangés dans les mêmes rayonnages. Voire même à côté du célèbre auteur. Quant aux critiques, il préférait passer dessus la boule au ventre et ne pas les lire. Surtout ne pas les lire.