Ain't the kinda girl you'll be seeing in the morning (Alfie)

8h - Beaucoup trop tôt. Je ne sais pas ce qui m’a pris ce matin quand j’ai sauté de mon lit, à sept heures pétantes, débordant de l’énergie du lion. C’est quelque chose de totalement inhabituel. En règle générale, je me morfond sous ma couette Super Mario jusqu’à ce que Bulbizarre hurle pour que je lui remplisse sa gamelle…ou qu’il vomisse sur le paillasson, c’est une des ses étranges passions félines. Bref, je me suis levée avec trois heures d’avance, qu’est-ce que je suis censée faire avec ça hein ? En ouvrant mes volets, la douceur du soleil matinale et la fraîcheur de l’air ont agi sur moi comme un grand cocktail de toutes les vitamines possibles -  avec une petite ombrelle en papier -. L’idée d’aller faire un tour à la salle de sport m’est alors apparue comme excellente. D’un oeil sceptique, mon chat, allongé sur ce qui semblait être un de mes pulls, m’a regardé préparer ma gourde, mes écouteurs et fourrer un leggin, une brassière et des baskets dans un sac polochon beige. “ Quoi ? Il veut dire quoi ce regard ? Profites-en, tu n’auras pas à me chanter tout ton répertoire pour avoir le petit-déj’ ’” Je lui ai versé quelques croquettes light - son poids est un sujet sensible - et remis de l’eau avant de passer rapidement dans la salle de bain pour m’attacher les cheveux en un chignon rapide. “A tout à l’heure !” Je claironne en fermant la porte de l’appartement, entamant ma journée d’un pas décidé.  

Vous voyez l’image du soufflet ? Qui se dégonfle lentement mais inexorablement ? Voilà. Je suis un putain de soufflet. J’ai été, dans un premier temps, galvanisée par les frémissements du matin, les boutiques qui ouvrent, les joggeurs élancés, les travailleurs qui se pressent, une oreillette enfoncée dans l’oreille. J’ai même pensé que - l’espace de ce qui a dû être un AVC - ça pourrait devenir ma nouvelle routine journalière. Et puis elle est revenue, elle a repris ses quartiers ; la flemme.

Chaque pas qui me rapproche de la salle de musculation se fait moins vif, plus pesant. Je finis par soupirer en gonflant les joues. Je balance, avec nonchalance, mon sac sur l’épaule. La prochaine question étant de savoir ce que je vais faire maintenant. Aller enchaîner les squats, push ups et autres hip trusts…à huit du’ ? J’ai vrillé une pile en fait, y a rien qui va. Est-ce que je retourne chez moi ? Maintenant que je suis sortie, ce serait dommage…”Pardon.” “Oh excusez-moi !” Je m’écarte pour laisser passer un jeune homme, un attaché case dans une main et un goblet en carton Starbucks dans l’autre. Il vient de sortir de la cafétéria. Par la porte qui se referme lentement, des effluves douces-amères enterrent définitivement la moindre idée qui consisterait à enfiler une tenue de sport. Je jette un coup d’oeil par la vitrine, il n’y a pas grand monde, ce serait vraiment dommage de ne pas en profiter. Allez, tant pis pour les bonnes résolutions, l’appel de la caféine est péremptoire. Et puis qui sait ? Peut-être que ça me donnera le courage d’aller remuer ma carcasse ?

“Un mocha s’il vous plaît…et rajoutez un roulé à la cannelle…punaise j’vais le regretter celui-là.” Et bhin, c’est toujours pas donné ici. Heureusement que je n’y passe pas tous les jours, je pourrais me découvrir des goûts de luxe que je n’ai pas les moyens de satisfaire. Je m’installe dans un coin tranquille, près de la fenêtre. Mon sac de sport se fait oublier, à mes pieds, alors que je souffle sur la surface un peu trop chaude de mon café, en observant les gens passer dehors.

Je fais danser paresseusement ma cuillère du bout des doigts en regardant le Starbucks se remplir petit à petit. Je remarque certaines personnes, aux tables voisines, qui déballent leur ordinateur. C’est ça que j’aurais dû faire en fait, au lieu de croire que ma motivation sportive allait durer éternellement. J’ai encore loupé une occasion d’être productive, remarquez le simple fait que je sois sorti de mon appartement à cette heure-ci est un exploit, je ne devrais pas être aussi dure avec moi-même. J’étouffe un bâillement, je crois que voir autant de gens s’activer, comme dans une fourmilière, ça me pompe l’énergie. Je secoue la tête et hausse les épaules, allez, faut pas que je m’laisse abattre, je suis sûre qu’une fois caféinée comme il se doit, je serai d’attaque pour affronter la journée. Ou alors j’irai me recoucher, au choix. C'est carrément plus plausible ma vieille.

J’ai eu envie de me couper du brouhaha qui s’amplifie alors, quitte à passer pour une profonde associable, je me suis visser mon casque Bluetooth sur les oreilles. D’une pression sur l’oreillette gauche, je lance la lecture de ma playlist Deezer, m’enfermant ainsi dans ma bulle. Ce n’est pas que je n’ai pas envie de parler aux gens mais je sens que mon humeur est vacillante, j’suis pas sûre d’être capable d’avoir un échange aimable avec qui que ce soit.

Enfin, avec qui que ce soit sauf lui, lui c’est pas pareil, c’est comme la famille. Sa voix m’est parvenue de loin, entre les notes énergiques d’Imagine Dragons. Alfie. Je ne sais même plus depuis combien de temps je le connais, il fait partie de ces personnes qui sont apparus dans ma vie, sans que je ne me rappelle vraiment comment, comme si elles avaient toujours été là. Je n’aurais pas assez d’un livre pour vous raconter tout ce qu’on a pu vivre ensemble, avec nos acolytes, entre les soirées mouvementées, les plans foireux pour occuper nos après-midi, les mensonges qu’il fallait qu’on serve pour couvrir nos crimes. On a refait le monde plus d’une fois avec la bande, putain, maintenant que j’y pense, il y a sa gueule dans tous mes meilleurs souvenirs.

Je fais glisser mon casque et arrondis les yeux en le regardant s’installer à côté de moi. “Vous ici  !?” J’allume l’écran de mon téléphone pour regarder l’heure et hausse les sourcils “Alors, cette soirée ?” Parce que c’est à peu près la seule et unique raison plausible pour qu’il soit ailleurs que chez lui  à l’heure où les simples mortels se lèvent pour entamer leur routine. Il a remarqué mon sac, seul vestige de ma motivation matinale. Je me décale un peu pour lui laisser plus d’espace. “ Si j’devais braquer une banque mec, j’t’aurais mis dans l’coup…”  

Je prends une gorgée de café en écoutant Alfie me faire un résumé de sa soirée…un résumé un peu trop bref si vous voulez mon avis. Je suis plutôt habituée à écouter des histoires hautes en couleurs où les protagonistes changent si régulièrement que j’ai depuis longtemps abandonné l’idée d’en retenir les noms. Il faut dire que c’est un personnage hors du commun Alfie, j’en ai fait des soirées avec lui et il n’y en n’a pas une seule qui se ressemble…et il y en a un nombre non négligeable où je ne l’ai pas beaucoup vue, sa spécialité résidant dans le plantage intempestif des copains. Je dois admettre que ça me manque tout ça…sortir bras dessus, bras dessous, danser, boire des coups, tirer sur un joint, choper sans lendemain. Bordel, je travaille beaucoup trop. Non mais sérieusement, regardez-moi…je n’ai pas bu une goutte d’alcool depuis - J’sais même plus ! - , on ne m’a pas touché depuis - C’est tellement triste que je ne vous le dirai pas -,  j’ai voulu aller faire du SPORT, un vendredi matin et j’ai même ENVISAGÉ de recommencer. Il va vraiment falloir que je réagisse, je commence à ressembler à ma mère. “ Ca avait l’air sympa.” Dans l’état actuel des choses, il aurait pu me dire qu’il a juste bu une bière sur la plage, j’aurais trouvé ça ultra cool. “ Putain, j’ai plus d’vie Alfie...ça fait une semaine que j’me suis pas couchée après VINGT ET UNE HEURE !” J’ai parlé un peu fort, plusieurs regards agacés se sont tournés vers moi. “Vingt et une heure…” je répète plus bas “Tu crois que j’deviens vieille ?”

Décidément, ce sac de sport n’aura  jamais fait autant parlé de lui. Certainement parce qu’il passe la majorité de son existence dissimulé dans mon armoire, sous un tas de fringues. Je ricane en écoutant le scénario de trahison d’Alfie “ Laisse tomber, t’aurais même pas à en arriver jusque là, on a zéro skill en discrétion…on s’ferait choper direct.” Je m’affale sur ma chaise et soutiens ma tête du bout de mes doigts. “ Non mais du sport quoi…”

Dans un passé pas si lointain, je rigolais bien quand je voyais tous ces gens stressés qui se pressent pour s’engouffrer dans leur ennuyeuse vie active, perclus de responsabilités, qui courent derrière un temps à chaque pas plus insaisissable. J’étais bien loin de tout ça, entourée de ma bande de potes, entre un cours séché et une soirée arrosée, j’me disais que ça ne m’arriverait jamais. Comment j’me suis trompée. J’suis en train de devenir ce à quoi je m’étais promis de ne jamais ressembler. Ca m’fout un de ces cafards. Oh pour sûre, ma mère serait fière de voir que je me calme, que je deviens responsable…adulte. Mais j’ai pas envie de ça, pas encore, pas déjà...j’ai lâché la main d’ma jeunesse, quelque part sur le chemin, juste derrière, il est encore temps que j’fasse demi-tour. Heureusement, j’sais qu’Alfie ne me laissera pas sombrer dans les abysses d’une vie bien rangée...ce serait trop douloureux à endurer. Pour lui, neuf heures du soir, c’est occasionnellement son heure de lever…ça ne m’étonne pas du tout, il a toujours eu une vision et une gestion du cadran horaire très singulière, du genre qui pourrait coller des sueurs aux personnes un tant soit peu psychorigides. Essayer d’avoir Alfie au téléphone, c’est comme essayer de joindre quelqu’un qui habite à l’autre bout de la planète ; il y a quelques heures de décalage. Puis il m’assène le coup de grâce, violent, j’l’ai pas vue venir ; une mère de famille. Je laisse tomber mon front contre la table. “ T’es pas tendre…” Je gémis en tournant la tête de son côté, la joue écrasée et les sourcils froncés. “ J’me sens insultée comme j’l’ai jamais été…” Puis d’un coup, il se lève, visiblement prêt à se retrousser sérieusement les manches pour redonner des couleurs à ma vie. Tout de suite ?! Genre maintenant ?! Je me redresse, droite comme un piquet, jette un vague coup d’oeil à mon rouler à la cannelle à peine entamé…bon j’imagine que sauver ma jeunesse vaut bien que je l’abandonne ici à son triste sort. Je me campe sur mes deux jambes avec un entrain retrouvé en empoignant ce fameux sac de sport que je balance sur l’épaule. Je n’ai AUCUNE idée de comment va se continuer cette journée. A partir de là, TOUT devient possible. “ On fait quoi ? On va où ?”...et puis je réalise qu'il vient de renoncer à sa "nuit", certainement amplement méritée, pour ma petite personne. “Attend, t’es sûre que tu veux pas te reposer ? J’te jure, j’vais pas me mettre à faire des siestes devant les téléfilms de l’après-midi tout d’suite…j'suis pas à un stade aussi avancé non plus.”  

Evidemment que j’suis une fille cool ! Que celui qui pense le contraire vienne me le dire en face, histoire que j’lui parle un peu du pays. Seulement, il faut dire ce qui est, ces derniers temps ont mis ma coolitude à rude épreuve. Je ne rigolais pas quand je disais à Alfie ne pas m’être couchée à plus plus de neufs cette semaine, je n’ai pas cessé de courir partout à des rendez-vous, chez des fournisseurs, des clients…résultat, le soir venu, j’étais plus plaid & camomille que danse & cocktail. Le mouvement tend à se calmer durant les prochains jours et je compte bien en profiter pour me recentrer sur des choses moins sérieuses, plus fun et dont je commence à sérieusement manquer. Et mes bonnes résolutions prennent le pas aujourd’hui ! C’est tout décidé, même si Alfie ne semble pas avoir un programme établi dans sa tête, je fais confiance à son imagination, à NOS imaginations débordantes, pour transformer cette journée en véritable feu d’artifice. Je mets notre départ vers une destination inconnue entre parenthèses, le temps de placer ma pâtisserie dans une petite serviette, je la mangerai en route. Mon ami m’affirme qu’il dormira plus tard, peut-être sur la plage, c’est un coutumier du fait et je ne peux pas nier que cela ne me soit pas arrivé une ou deux fois, généralement en sa compagnie d’ailleurs, après des soirées qui se sont éternisées. La vache, on dirait que ces souvenirs appartiennent à une autre vie…Je me laisse entraîner par la main vers l’extérieur du Starbucks. J’acquiesce aux paroles du jeune homme en rigolant “Une mission carrément ! Agent Baker…” Je donne un coup de dents dans mon roulé à la cannelle et l’agite gravement, comme on agiterait le doigt pour émettre un avertissement “...aucun échec n’est envisageable !” Le magasin de déguisements ! En voilà une bonne idée ! Je ne sais pas ce qu’on va trouver à y faire mais un endroit comme celui-ci, c’est une vraie source d’inspiration pour des gens comme nous.

“Bonjouuuur” Je chantonne en poussant la porte de la boutique. En route, j’ai fini mon en-cas sucré et je fourre la serviette dans la poche de mon sweat. J’ai quelques souvenirs qui sont rattachés à ce lieu, il faut dire qu’avec les copains, on rate rarement une occasion de s’amuser alors quand vient Halloween, on se retrouve généralement ici pour fomenter nos costumes et nos coups de maître. “ Hé !” J’attrape un masque de zombie que j’enfile sur ma main gauche, je le brandie devant le visage de mon acolyte en poussant un râle d’outre-tombe, “C’est pas ces trucs là qu’on avait acheté un soir d’Halloween ? Tu sais, on déambulait près du cimetière, Eli et Beck étaient avec nous…on avait eu des soucis avec des parents qu’étaient furax parce qu’on avait effrayé leurs gamins…” Et je crois que le même soir, un avait attaché un drap blanc à un drone avec du fil de pêche…c’était très drôle…jusqu’à ce qu’on le coince dans un arbre et qu’on tire à la courte paille pour savoir qui irait le chercher.