Stay fresh, play nice [Manwë]

Ce sera ici. Toute l’organisation se déploie dans ma tête, je sais où le public sera placé, c’est comme si je voyais déjà leurs yeux se lever vers le ciel. Les lanceurs et le tableau de commandes seront juste là-bas, ça va me laisser assez de place pour installer au moins une trentaine de mortiers. Je vais sérieusement travailler la scénographie et proposer une idée aux petits oignons au gérant du bar, il serait carrément stupide de refuser notre collaboration. Je sens que je vais passer toute la nuit à y réfléchir, à élaborer les branchements, les motifs, les couleurs…Si j’arrive à mes fins, je vais bénéficier d’une bonne visibilité, ça ne fera pas de mal à mes finances. J’ai eu du mal à joindre les deux bouts dernièrement, les tuiles se sont enchainées pour la Boom Company ; mon camion est tombé en panne, la facture pour les réparations a été salée, j’ai eu un dégât des eaux qui a endommagé la moitié de mes stocks de façon irréversible. Et j’ai été volée putain. Autant, j’me fous qu’il ait pété la sécurité (et par sécurité, j’entends un cadenas et un chaîne) mais c’est encore une partie de mes réserves (en plus de celles qui ont été endommagées) que j’ai perdu. Je crois savoir qui est derrière ce vol, j’en suis intimement persuadé mais présomption d'innocence oblige, je ne peux pas affirmer à cent pour cent que c’est lui, d’autant qu’il a été lavé de tout soupçon dans cette histoire de meurtre et d’incendie explosif.

C’est cool, l’assurance a pris en charge la réparation de la porte du local mais j’ai été soupçonnée d’être complice de ces sombres événements, on m’a emmené au poste pour m’interroger. Ca n’a pas été la meilleure pub qu’on m’ait faite, la boîte a eu un peu de mal à se relever. J’ai dû redoubler d’effort pendant plusieurs semaines et montrer patte blanche puis les choses ont, heureusement, commencé à se tasser.

Tout ça pour dire que j’ai dramatiquement besoin d’argent. Avec ce partenariat, je vois venir le bout du tunnel, je suis très confiante. Ca va être de la bombe. Mon repérage sur le terrain est terminé et, même si j’aurais aimé profiter un peu de l’air marin sous les rayons de la lune, il est temps que je rentre chez moi pour me mettre au travail. Je sors mon téléphone de la poche arrière de mon jean et swip pour le déverrouiller. Un message de mon frère mais rien de très urgent, je lui répondrai demain. Je reviens sur mes pas, ramasse ma chaussure et…vous vous souvenez quand je déconnais sur le fait de ne pas retrouver ma deuxième bascket ? Bhin voilà. “J’en ai fait quoi sérieux ?” je grogne entre mes dents. La nuit tombée ne facilite pas les choses…J’allume ma lampe torche et la silhouette d’un homme, que je ne reconnais pas sur le coup, attire mon attention. “‘’scusez moi !” Je me rapproche de lui en baissant mon téléphone pour ne pas l’aveugler, ma chaussure brandie dans l’autre main “Vous n’auriez pas vu…” La vie est une pute. J’crois que c’était bien la dernière personne que j’aurais eu envie de croiser ce soir. “...ma chaussure ?” Ma voix s’éteint, laissant flotter un lourd silence.

Alors nous y voilà. J’aimerais que la vie me prévienne avant de prendre ce genre d’initiative, qu’elle me fasse un signe, me glisse un sms…juste histoire que je ne sois pas pieds nus avec une chaussure dans la main quoi. Niveau crédibilité, on repassera. On pourrait croire que c’est un scénario que j’ai répété des dizaines de fois dans ma tête ; Hazel face à son voleur et que j’aurais eu tout un tas de répliques acérées à lui asséner. Rien n’est moins vrai. Quand mon stock a été torpillé, j’ai pas voulu m’apitoyer sur mon sort, ce qui a été fait ne pouvait pas être changé, à quoi ça aurait servi que je me torture l’esprit ? Ouai les chances que je recroise ce type étaient plutôt élevées, ouai ça m’a fait bien chier de devoir repayer mon matos, ouai j’ai été vraiment en colère mais j’avais, de fait, d’autres choses à penser. De toute façon, je savais qu’un jour où l’autre, ma vie étant jalonnée d’événements invraisemblables, je retomberais nez à nez avec lui.

C’est chose faite. J’ai l’impression que mon cerveau a pris un congé sans solde, mon esprit lui, est loin d’être aussi silencieux. Il tempête, oscille, ne sait pas s’il doit souffler l’inquiétude, la gêne ou la crainte, ça fait un curieux mélange duquel j’ignore quoi faire. Il y a des débuts de phrases, des invectives, quelques insultes qui se bousculent à mes lèvres mais dont aucunes n’arrivera à en franchir le seuil.

Sa réponse est la petite étincelle qui met le feu aux poudres. Et quelles poudres ! Des poudres si sombres, si sulfureuses, si intenses qu’elles peuvent me faire commettre l’irréparable. Je plisse les yeux et laisse parler mon impulsivité. D’un geste ample et maîtrisé…je lui jette ma chaussure au visage. Enfin, pas tout à fait au visage, elle le touche au milieu du torse et retombe au sol dans un bruit mat. Entre nous, j’ai la capacité de me mettre en colère d’un bébé koala, j’suis actuellement pas loin de mon maximum. J’ai même dosé ma force pour ne pas lui faire mal. Les lèvres pincées, je le regarde quelques secondes par en dessous puis me baisse pour récupérer mon arme de jet. “Ca c’est parce que vous avez un humour de merde.” Je me redresse et glisse mon portable dans la poche, tamisant ainsi la lumière de la lampe, pour pouvoir épousseter ma basket. Je finis par  lever un sourcil et lorgne l’homme en face de moi d’un air bravache. Bon, je fais la maligne mais au fond, j’espère qu’il ne va pas s’énerver, parce que clairement, s’il lui prend l’envie de me casser le râtelier, j’ai aucune chance contre lui. “Hé sérieusement…Mes fusées ! En plus vous avez carrément des goûts d’luxe, vous vous êtes servi dans le haut de gamme ! C’est pas pour rien que j’voulais pas vous les donner, vous auriez pu vous faire sauter la gueule !” J’ai prononcé les derniers mots avec virulence, en serrant les poings et il me semble que j’ai même tapé du pied. Je bascule la tête en arrière, tandis qu’un long soupir se perd dans l’air iodé. “Désolée, j’voulais pas vous crier d’ssus…surtout que j'sais que j'fais pas peur...mais vous auriez vraiment pu mal finir…” J’suis pas forcément la fille la plus sage du monde, ni l’élève la plus brillante, j’parle pas toujours bien et j’agis parfois sans réfléchir…du coup j’ai pas envie, j’ai pas l’droit de lui jeter la pierre, j’peux pas avoir de discours moralisateur, pas de “c’est pas bien.”, pas de “vous auriez pas dû” parce que j’suis personne pour juger ses actes, y a des gens pour ça et j’en fais pas partie. Et puis il aurait pu me tabasser quand j’ai refusé de lui vendre la moindre once de poudre explosive, il aurait pu faire sauter mon local en représaille. Il ne l’a pas fait. J’sais pas, j’me fourre certainement le doigt dans l’oeil, mais ce type, il peut pas être foncièrement mauvais. Mon jugement est bancal, j’m’en rends compte vous en faites pas…Si j’ai tords j’vais m’en mordre les doigts. Et ce qui me met réellement le plus en rogne, outre le fait qu’il m’a coûté un bras, c’est qu’il a été con. Oui, très con. Quand je dis qu’il aurait pu se faire pulvériser, je ne minimise rien. Et ça, j’peux pas le supporter, une vie c’est putain d’précieux, de mon point de vue, et on peut pas s’permettre de la voir se terminer brusquement pour une connerie. Une connerie dont, de surcroit, j’aurais pu être en partie responsable.

Balancer son nom ? Oui j’en ai eu la possibilité. Je n’avais qu’à parler. Mais les circonstances ont fait que j’ai choisi le silence. Quand on m’a emmené au poste, vendredi matin - l’incendie avait eu lieu dans la nuit -, l’enquête en était à ses balbutiements. Je ne savais pas exactement ce qu’il s’était passé, on ne m’avait pas laissé le temps d’écouter les rumeurs gonflantes par rapport aux récents événements. Je me rappelle qu’en sortant dans la rue, j’avais senti, avec une certaine appréhension, une odeur de soufre caractéristique dans le fond de l’air. J’avais tout de suite pensé à mon local, et la peur qu’il soit parti en fumée me tordait le ventre. L’affaire était tout autre. Il y avait eu un incendie mortel pendant la nuit et des débris d’explosifs avaient été retrouvés, immédiatement, des enquêteurs avaient fait le lien avec la seule artificière à quelques kilomètres à la ronde et s’étaient rendus à la company. On m’avait alors annoncé que j’avais été volé. J’me sentais vraiment pas bien, y avait un corps carbonisé quelque part en ville, quelqu’un qui pensait pouvoir dompter le feu et qui en était mort. La vache, ça m’avait foutu un coup. Si j’avais investi dans un système de sécurité digne de ce nom, ça ne serait peut-être pas arrivé…on discutait même de ma responsabilité dans l’histoire. On m’a demandé si j’avais des éléments à apporter à l’enquête mais j’avais rien…enfin presque rien…j’avais juste raconté qu’un mec voulait m’acheter des fusées mais c’est quelque chose qu’on me demandait souvent et de toute façon, je ne savais pas du tout qui c’était et  il y avait de grandes chances que ce soit le bout de charbon qu’ils étaient en train d’autopsier. J’ai suivi l’enquête de près, dans les journaux, je voulais savoir  qui était mort. Mais l’affaire a pris une autre tournure, elle a été requalifiée de meurtre. Et pour moi, ça voulait dire retour au poste.

On m’a demandé, avec insistance et empressement: “Est-ce que tu le remets ? C’est lui que t’as vu ?”, en me brandissant sa photo sous le nez. Oui, je remettais carrément son visage. J’avais froncé imperceptiblement les sourcils, j’étais furieuse contre lui, et si j’avais eu un tant soit peu de bon sens, j’aurais juste eu à dire Ouai, c’est bien sa gueule, il aurait sans doute été écroué et il aurait purgé sa peine. Sauf que si j’ai pu lui jeter ma chaussure dessus ce soir, c’est parce que je n’ai rien dit. Je suis restée muette comme une tombe. On m’a un peu malmené pendant cet interrogatoire, j’ai dû y rester une bonne partie de la journée, ils ont crié, ils ont tapé fort sur la table, ils m’ont un peu menacé aussi mais je restais sur ma version “Jamais vu ce mec.”

“ Hm…” Je pince les lèvres parce qu’il y a un moment que je n’ai pas repensé à tout ça, ça me laisse pensive. “...Ouai maintenant que vous l’dites, vous m’en d’vez une !” J’vais pas lui déballer toute l’histoire, sauf s’il me le demande. Je serai bien emmerder remarquez parce que je ne saurais pas trop quoi lui répondre mise à part que j’ai une morale douteuse. J’suis plutôt bienveillante comme nana, si j’peux aider, j’aide, j’m’énerve quand je suis face à des injustices, y a vraiment des trucs qui me rendent dingue dans ce monde et j’ai, depuis longtemps, pris conscience qu’on n’vit pas chez les licornes à paillettes. Je vous disais que je pensais que chaque vie était importante, c’est pas tout à fait vrai, pour la plupart, elles sont des précieux petits joyaux et y en à d’autres pour lesquelles je n’ai que du mépris. C'est atrocement arbitraire, je sais, parce que j’suis la seule juge dans l’histoire, et pas forcément la plus impartiale. C'est certainement pour ça que j’ai pas balancé Manwë, parce que dans mon esprit tordu, j’sais rien de l’histoire, j’ai pas envie de condamner quelqu’un au bûcher alors que ça s’trouve il s’est défendu…ou peut-être que l’autre le méritait ? Est-ce qu’on peut mériter de crever ? Bha j’en sais rien…mais la partie la plus sombre de mon âme pourrait bien penser que oui…et ne vous en faites pas, ça me terrifie autant que vous de pouvoir envisager ça.

Je hausse les épaules face à ses questions. “Et pourquoi pas ? Si j’peux faire en sorte, à ma modeste hauteur, que les choses partent pas trop en couille…bha je l’fais. Et si j’peux éviter que des gens s’fassent péter l’caisson en volant mes fusées, j’le fais aussi…du coup, si vous comptez recommencer à tout faire sauter, ‘faudra vous trouver un autre fournisseur, j’ai investi un peu dans la sécurité…” Je plisse les yeux en dardant sur lui un regard lourd de reproches. “ Mais dans l’immédiat, c’qui me préoccupe, c’est de savoir si j’vais rentrer chez moi pied nu.”Je tords la bouche en observant les alentours. J’accueille quand même sa proposition d’aller retrouver ma basket égarée avec un certain scepticisme. “Vous allez sérieusement m’aider ? J’viens d’vous agresser…vous êtes plutôt chic pour un voleur de fusée” Voleur de fusées/meurtrier. C’t’un détail. Y en a qui chierai dans leur froc à ma place mais j’aime à croire que j’suis courageuse, une espèce de trompe-la-mort…et puis franchement, il n’a pas essayé de me buter à ce que je sache. Il essaie même de me filer un coup d’main…J’ai un rictus quand il me dit qu’en plus de son humour de merde, il a une vue pas très fiable. “Bha !  T’façon, j’sens bien qu’on va pas la retrouver, y a des chances pour qu’elle se soit fait emporter par la marée…Ca nous fera prendre l’air ceci dit...” Sans attendre sa réponse, je le contourne et commence mes recherches au bord de l’eau, sans grande conviction toutefois.

Je ne l’oublierai pas. Cette phrase, quand je l’entends dans un film ou dans une série, j’en ai des frissons, je la trouve tellement forte. C’est l’écho d’une promesse qui se scelle entre deux personnes, comme une main rassurante qui se pose sur ton épaule et qui te rappelle que là, quelque part, y a quelqu’un avec toi. Mais y a un revers à ça, ça enchaîne la personne qui l’a prononcé, ça la lie à l’autre alors même qu’elle peut ne pas réellement le vouloir. Ca peut devenir une putain de malédiction, qui te plane au-dessus de la tête et dont tu ne peux pas te débarrasser aussi facilement. Alors je reste un peu conne, je ne sais pas recevoir ces choses là. Vous savez, j’prends pas mal de sujets à la rigolade, j’réponds souvent du tac au tac mais il y a des paroles comme ça qui parviennent à me clouer le bec parce que je les trouve profondes et j’ai l’impression de ne pas les mériter, de ne pas pouvoir en prendre soin et de les abîmer. “Oh…” Je lui avais balancé vous m’en d’vez une un peu sur le ton de la rigolade, je ne m’attendais pas à ça en retour. J’ai l’impression qu’on a aspiré mon esprit hors de mon cerveau, j’sais pas quoi répondre, alors j’arrive à bafouiller un truc qui ressemble à “...C’était normal hein.” Tout en sachant que c’est un monticule de conneries. C’était tout sauf normal. Ce qui aurait été normal ça aurait été d’avoir les foies et de balancer Manwë dès que l'inspecteur avait commencé à hausser un peu le ton. J’agis rarement avec l’idée d’avoir quelque chose en retour, savoir que quelqu’un se sent redevable ça me gêne un peu. J’fais juste ça pour être raccord avec moi, pas pour recevoir quoi que ce soit après coup.

J’me sens pas trop à l’aise alors je suis contente qu’on change de sujet, même si c’est pour reparler de mes fusées qui ont servi pour un travail auquel elles ne sont habituellement pas dédiées. J’ai un rire franc quand il me répond, c’est peut-être déplacé, parce qu’on parle quand même d’actions largement répréhensibles…mais j’crois qu’il y a pas mal de choses déplacées dans cette histoire, à commencer par le fait qu’on puisse en parler avec autant de décontraction que si on se racontait notre week-end. “ ‘Faut dire qu’en plus de taper dans le haut d’gamme, vous n’avez pas choisi le menu fretin…Ca a dû sérieusement…” Je mime une explosion avec les deux mains en faisant un “pouf” étouffé avec la bouche. Je comprend que ça puisse vacciner de toute sorte de spectacle pyrotechnique pour le reste d’une existence. Je reprends un peu mon sérieux “Outre le fait que vous auriez pu exploser en mille morceaux, vous avez d'la chance de ne pas avoir endommagé votre audition…”.

Présumé voleur. J’ai un sourire en coin. On va dire ça oui, pour la forme…Parce que y a plus rien de présumé à ce stade là. Mais si ça peut lui faire plaisir. On se met à la recherche de ma chaussure, et j’crois qu’on est aussi défaitiste l’un que l’autre. Je me balade, les mains dans les poches, en observant chaque centimètre carré de sable autour de moi. J’vais vous épargner le supplice d’un suspens insoutenable ; je n’ai rien trouvé hormis une cannette écrasée. Ca m’arrache un soupir agacé, je la ramasse pour la mettre à la poubelle plus tard. Je rebrousse chemin et retrouve mon compagnon fortuit, je m’apprête à lui annoncer que j’abandonne toute forme d’espoir pour ma basket mais je retiens mes mots. Il semble plongé dans la contemplation de ce que je crois être un coquillage…c’est amusant, ça a quelque chose d’attendrissant. Hé ! Rigolez pas ! J’suis du genre à m’extasier devant des images de chaton dans des chaussettes…c’est mon côté mièvre. Alors un gars tatoué, présumé voleur/meurtrier qui prend le temps, juste comme ça, de r’garder un coquillage bha OUI, OUI ça m’émeut. J’suis pas sûre qu’il apprécie que je l’observe alors je fais genre que je regarde ailleurs jusqu’à ce qu’il m’adresse la parole. Sa conclusion est tristement la même que la mienne. “J’ai juste trouvé ça…” Je lui montre la canette “...mais j’pense que c’est pas ma pointure.” Je souris, un peu pitoyablement. “Merci quand même…d’avoir essayé de m’aider et tout, c’est cool de votre part.”  Surtout qu’il devait avoir largement mieux à faire de sa soirée…comme fumer devant l’étendue de l’océan en prenant un air grave et mystérieux…au calme, sans moi à côté qui couine pour quelques explosifs subtilisés et une tennis égarée.

Bon. Voilà. J’pense que, raisonnablement, c’est ici que nos routes devraient se séparer. J’dis ça parce que je ne suis pas sûre que nos histoires étaient faites pour se croiser un jour, on a l’air d’être assez différents et ce qui nous a amené à nous rencontrer, c’sont pas des choses qu’on aime raconter à un apéro entre voisins, ça pourrait vite mettre une ambiance bizarre. Manwë, il a ouvert une petite porte dans mon existence, a foutu un peu le bordel et ça aurait pu - dû ? - s’arrêter là. Mais dans le scénario de ma vie, qui se déroule parfois avec une affligeante monotonie, parfois, y a quelques twists, mes préférés c’est ceux comme aujourd’hui où j’ai l’opportunité d’apprendre à connaître des gens que je ne devrais pas connaître. “ Vous aimez les glaces ?” Il n’a pas une tête à aimer les glaces. J’suis sûre qu’il les regarde avec mépris…j’vais me prendre un de ces vents polaires moi. Bha, c’est des choses qui arrivent, il en faut plus pour que j’me démonte. Je coince ma chaussure, dorénavant orpheline, sous mon bras et pointe la direction du  bar de la plage avec le pouce en haussant des sourcils interrogateurs.

J’vous mentirai si je disais que je n’ai pas été surprise qu’il accepte mon invitation. J’ai anticipé son refus avec une telle conviction que j’ai dû ouvrir, puis refermer la bouche, comme un poisson hors de l’eau quand il a suggéré qu’on puisse accompagner notre glace d’un verre. Ca m’a scié. Je ne suis pas restée figée bien longtemps, j’ai senti une joie sincère me galvaniser, comme une bonne bouffée d’air frais puis j’ai accroché un grand sourire satisfait à mes lèvres. Cette situation est agréablement étrange, je sens bien que je ne maîtrise pas grand chose, que les événements ne sont pas sous mon contrôle, ni sous le sien d’ailleurs, j’me laisse simplement entraîner par la machine que j’ai actionné. Ne pas savoir comment tout va se jouer, ça m’fait pas peur, au contraire, ça aurait plutôt tendance à exciter ma curiosité. Alors j’ai acquiescé d’un vif signe de la tête, en rajoutant “Ca peut pas nous faire de mal !” Je lui emboite le pas et marche à sa hauteur, j’voudrais bien mettre mes mains dans les poches mais j’ai une chaussure dans l’une et une une vieille canette à moitié rouillée dans l’autre alors j’me renfrogne et marmonne dans ma barbe quelque chose à propose de mon manque de chance et des gens dégueulasses qui prennent la nature pour une poubelle à ciel ouvert.On ne parle pas beaucoup sur le chemin mais ça n’a rien de gênant ou de pesant, à mon sens en tout cas. J’ai - trop - souvent la goule ouverte mais je sais apprécier le silence quand il s’invite, surtout quand il est accompagné du reflux régulier des vagues qui viennent s’échouer sur la grève.

Il ne nous faut pas longtemps pour arriver au bar, une poignée de minutes tout au plus. C’est un endroit qui me rappelle beaucoup de souvenirs heureux et qui, de ce fait, me percute toujours d’une certaine nostalgie. Les guirlandes aux loupiotes multicolores m’ont longtemps fasciné quand j’étais enfant, aujourd’hui elles participent grandement à ce sentiment doux-amer qui fait sourire mes yeux. “Ha ! Attendez moi une minute !” Je fausse compagnie au brun, à peine quelques secondes, le temps d’aller près d’une poubelle que j’ai repéré, pas très loin de l’entrée. Je me débarasse, avec soulagement, de mes encombrantes possessions, j’ai un peu de scrupule d’y laisser ma basket mais je ne vois pas vraiment l’utilité de la ramener à la maison alors que sa soeur doit être en train de sombrer dans l’Océan Pacifique. J’reviens vers Manwë, les mains cette fois bien ancrées dans les poches de mon sweat et mes pieds toujours aussi nus. Tout de suite, il y a un truc dans l’air qui me crispe, j’arrive pas immédiatement à cerner ce qui me gène puis je les vois ; Des regards, en coin, bref, du genre qui vous piquent dans l’dos. C’est quoi leur problème ? J’pose la question comme si je n’avais pas la réponse mais j’crois savoir ce qui dérange leur bien pensance. J’fronce le nez, en arrivant près de mon compagnon imprévu. Occupez vous d’vos verres tas d’cons…J’m’arrache à mes observations et retrouve un sourire ravi quand Manwë me propose un punch planteur et me laisse carte blanche pour le choix de la glace. “Parfait ! J’espère que vous aimez les paillettes en sucre !” Non. Je mets ma main à couper que la réponse est non. Peu m’importe, il m’a laissé le choix, c’est à ses risques et périls. Je m’accoude au comptoir et lance un Bonsoir chantonnant. J’suis étonnée de voir le  brun payer pour nous deux, je n’avais pas prévu ça, j’pensais qu’on payerait chacun notre part et ça me gène un peu…puis je hausse les épaules, il m’en doit une après tout ? Un verre et une glace, ça rembourse la dette. Non ? J’suis pas idiote hein, je sais bien que non, mais en vrai, moi, ça m’suffit.

Le glacier, il n’a pas l’air d’être à l’aise, comme s’il avait un scorpion dans le slip. Je cligne des yeux, j’voudrais bien ne pas prendre racine ici. J’entends Manwë grogner parce que l’autre type a un comportement exaspérant. Punaise, j’ai envie de le secouer. Il vient m’interroger du regard et je vois qu’il a la trouille, j’me demande si c’est comme ça qu’il faudrait que j’me sente moi aussi, tétanisée par sa simple présence, réduite au silence par ses yeux verts. Mes sourcils se lèvent, j’attends que le vendeur émette un son, quelque chose qui me prouve que son électroencéphalogramme n’est pas à plat. Dommage pour lui, c'est Manwë qui perd patience le premier et l’assomme d’une ironie cinglante. Je regarde la scène comme on regarde un match de tennis, mes yeux allant de l’un à l’autre. Puis le silence retombe sur les excuses piteuses de ce pauvre gars dont le front, moite de sueur, témoigne de tout le malaise dont il est pétri. Je siffle entre mes dents. “Bhin vous m’l’avez mis d’travers hein…” Je commente à l’intention du glacier. “...Bon ! C’pas tout ça, mais vu l’programme qu’on a après - vous savez, m’faire buter, enterrer dans l’sable et tout - ce serait bien que vous preniez ma commande. Alors…” Je pose mon doigt sur les lèvres, toujours accoudée au comptoir avec une certaine nonchalance. “ On va prendre trois boules ! Pistache, vanille et caramel ! Il nous faudra deux cuillères s’il vous plait. Et vous rajouterez vos p’tites paillettes sucrées là…et un peu de chantilly aussi ! OH ! Et j’voudrais des p’tites ombrelles dans l’punch ! ” J’me demande si la tête du gars ne va pas exploser mais il finit par s’atteler - enfin -  à la préparation de notre commande.

Je prends la coupe de glace et un des généreux verres de punch planteur qui ont été déposés sur le comptoir par la main tremblante de notre ami glacier. “Il y a une table tranquille là-bas” Je désigne l’endroit d’un bref mouvement du menton et m’y dirige avec une certaine concentration pour ne pas renverser une seule goutte de mon cocktail. En m’asseyant je pouffe de rire. “Ice-Cream-Man, sérieusement ?! J’ai cru qu’il allait se liquéfier sur place…ça aurait été un comble remarquez…“ J’attend que Manwë s'assoie en face de moi et je lève mon verre dans sa direction. “A quoi on trinque ?” Au tête à tête le plus étrange qu’il m’ait été donné d’avoir ? Au hasard qui complote des rencontres incongrues comme celle-ci ? Au glacier qui a cru que son heure venait de sonner ?  

Le regard des autres. C’est un vaste sujet sur lequel on pourrait disserter pendant un certain temps. C’est quelque chose d’inévitable alors j’ai choisi de m’en accommoder, peu m’importe si ce que j’dis ou fais ne plaît pas au commun des mortels, leur avis ne m’empêchera pas de dormir le soir venu. Pourtant, quand ces regards ne me sont pas destinés, je me montre beaucoup moins conciliante. Mon frère fait parfois les frais de ces œillades qui murmurent insidieusement Mais qu’est-ce qu’il a à gesticuler celui-là ? Et pourquoi il fait autant de bruit ? Dans ces cas-là, oui, j’ai le poil qui s' hérisse. Comme à cet instant où certains clients, non contents de pouvoir s’occuper de leur propre existence, s'offrent le droit de détailler, avec une discrétion toute relative , le duo, certes peu ordinaire, que nous formons ce soir avec Manwë. J’me demande bien ce qu’ils peuvent se glisser à l’oreille, ces idiots, comme s’ils savaient, eux, plus qui quiconque, à quel genre d’homme ils ont à faire. Ils n’en savent rien. Cela dit, j’en sais rien non plus, j’suis peut-être aussi stupide qu’eux mais tant pis, le fait est que j’suis plutôt contente de n’avoir pas eu un seul instant l’intention de le juger. Parce que, malgré toute cette histoire de fusées qu’il m’a - supposément - volées, les interrogatoires, les difficultés, tous ces événements pour lesquels je devrais lui jurer ma plus féroce rancœur, j'peux m’empêcher d’apprécier d’être ici.

Je fais s’entrechoquer mon verre contre le sien, foncièrement en accord avec les motifs qu’il a invoqué pour notre toast. “ Aux explosions et à Ice Cream Man !” Je répète avec entrain en levant également mon cocktail en direction du glacier qui n’a eu de cesse de nous jeter quelques coups d'œil furtifs. J’pense qu’il m’a vue parce qu’il prend une teinte légèrement rosée sur les pommettes. J’hausse les sourcils avant de reporter ma pleine attention sur ce qui se passe à ma table. Je ramasse la petite ombrelle en papier que le brun a fait sauter de son verre avec nonchalance, en essui vaguement le bout avec une serviette en papier blanc, et la pique dans mes cheveux, juste au-dessus de mon oreille. Oh ça va, j’pense pas qu’il veuille repartir avec ! Je souris en buvant une gorgée de punch, quand Manwë me demande si cette glace n’est pas une sorte d’attrape touriste. “Si…clairement si…mais ça a l'goût des vacances ! ” Je plie les jambes pour m’installer en tailleur sur ma chaise en jetant vite fait un regard en coin à la table voisine, ils ont l’air d’être passé à autre chose. Ma cuillère vient prendre un peu de pistache, un peu de vanille et un soupçon de caramel alors que j’observe attentivement la réaction de l’homme en face de moi, une lueur amusée dans les yeux. Finalement, je laisse échapper un petit rire quand le verdict tombe. J’avale ma bouchée, en fermant à mon tour un oeil à cause du froid qui irradie jusque dans mon crâne. “ C’est les paillettes en sucre ça, ça fait tout !” Je fais en agitant ma cuillère avec conviction, tout en sachant que c’est certainement ce qu’il y a de plus écœurant dans l’histoire pour peu que l’on n’ait pas les préférences alimentaires d’un enfant de cinq ans.

J’ai la cuillère dans la bouche quand il me demande ce qui me pousse à faire une activité comme la mienne, où le danger est omniprésent. Je marque un instant d’arrêt, j’ai pas l’air bien maligne comme ça mais je ne sais pas quoi répondre à cette question à part Parce que je trouve ça super fun les feux d’artifice.  Je retire lentement mon couvert d'entre mes lèvres en me redressant contre le dossier de la chaise, la mine pensive. “Hm, c’est l’seul boulot où j’pouvais légalement faire exploser des trucs…” En fait, le danger, c’est pas quelque chose auquel je pense tout les jours quand j’vais travailler, heureusement sinon je raccrocherais direct mais j'peux pas nier qu’il y ait cette adrénaline vibrante dans mes veines avant chacun de mes spectacles. J’ai assez confiance en mon savoir-faire pour ne pas craindre les accidents même si je suis consciente que le risque zéro n’existe pas, qu’un minuscule détail peut être fatal. J’essaye de toujours de partir du principe que tout va bien aller, que je contrôle une partie de la situation mais que le reste est soumis à des aléas que je ne peux pas anticiper, c’est vrai aussi pour la vie en général. Alors j’agis avec confiance, parfois avec un peu trop de témérité ,et advienne que pourra. "Blague à part, j’vais pas être très originale mais j’ai toujours adoré les feux d’artifice. J’tiens pas trop en place et c’est un boulot qui m’permet d’enfiler plusieurs casquettes, j’fais autant d’électronique que de scénographie !  " J’fais une pause pour boire une gorgée de punch, je souris un peu bêtement, je suis beaucoup trop enthousiaste quand je parle de mon travail. "Le côté dangereux, j’fais avec, j’rigole pas du tout avec  la sécurité, du coup j’me dis que si quelque chose se passe mal, c’est que je ne pouvais pas trop l'prévoir…et j’ai pas envie d’avoir peur de c’que j’peux pas prévoir.” J’dis pas que c’est une qualité, si j’essayais d’anticiper un peu les dangers, que je me posais plus de questions, je me serais évitée pas mal de situations à la con.  

Tout à l’heure, quand je suis arrivée sur la plage, ma soirée était déjà plus ou moins planifiée. J’pensais passer une petite heure à faire du repérage pour l'implantation de mon futur spectacle puis j’avais prévu de rentrer tranquillement, en passant éventuellement voir Alfie au Adam & Yves, et travailler un peu avant de taner ma colocataire pour prendre ma revanche à Super Smash. Le scénariste de La Vie d’Hazel, apparemment, il n’était pas d’accord avec ça. Trop planplan, pas assez de surprise et de rebondissement. Alors il a glissé un petit twist et j’me retrouve à manger une glace recouverte de chantilly et de paillettes en sucre avec Manwë. Tout ça parce que j’ai perdu ma chaussure. C’est invraisemblable. Ca m’plait beaucoup.  C’est là que j’me dis que j’suis un peu tordue, parce qu’en arrivant en compagnie de cet homme, j’ai pu me faire une idée générale de la façon dont les gens réagissent avec lui ; il y a ceux qui scrutent ses faits et geste avec insistance et qui médisent dans son dos pour flatter leur ridicule bienséance et ceux qui font dans leur froc s’il tousse un peu fort. Pas grand monde, en somme, pour passer sa soirée en tête à tête avec lui. Après, j’connais pas trop le lascar mais ce que j’en vois, en plus d’attiser ma curiosité, c’est…loin de me rebuter. J’peux pas dire qu’il ait l’ait très commode, loin s’en faut, mais il en faut plus pour m’arrêter, j’ai effleuré, à peine du bout des doigts, des côtés de sa personnalité qui ont l’air plutôt cool, j’voudrais sincèrement savoir qui il y a vraiment en face de moi.

J’rigole quand il me dit que les paillettes en sucre c’est de la merde, j’peux difficilement lui donner tort mais j’trouve ça tellement joli que je fais l’impasse sur le goût. J’pourrais aussi les mettre sur le côté, comme il s’applique à le faire avec sa petite cuillère en plastique - spectacle assez amusant soit dit en passant - mais dans l’fond, ça me replonge délicieusement en enfance…et puis flemme. J’dois vous avouer que j’ai été à deux doigts de prendre les petits vermicelles multicolores dans sa coupelle avec ma cuillère, c’est quelque chose que je fais souvent, par taquinerie, quand je viens ici avec des amis ou mon frère mais mon cerveau m’a hurlé de ne pas faire ça et pour une fois, j’me suis dit que ça ne me ferait pas de mal de l’écouter.

Vous savez, quand j’vous disais qu’il avait l’air cool et tout ? Oubliez, c’est un mufle. J’me fige parce qu’il vient de LITTÉRALEMENT m’insulter. Freak control. ET PUIS QUOI ENCORE ? C’est quoi son problème, il veut s’battre ? J’pince les lèvres et je serre la mâchoire, j’ai envie de lui déballer que dans mon travail, j’ai pas tellement le choix que de tout contrôler, à chaque instant, ne serait-ce que pour éviter de faire exploser mon public et mes collaborateurs…mais j’dis rien, j’me contente de me renfrogner et de le regarder parler d’un oeil torve. Et en plus il n’aime pas les feux d’artifice ?! Juste du bruit et des boules de lumières. qu'il me dit, j'suis offusquée mais je lui expose ma poker face la plus maîtrisée. J’aurais vraiment dû le balancer aux flics ce psychopathe - c’est une blague hein    -. Il termine par une provocation à la con qui m’aurait fait esquisser un sourire dans d’autres circonstances. J’inspire longuement en fermant les yeux.

J’comprends un peu d’où vient la méprise, il doit penser que j’exerce le même contrôle sur mon existence que dans mon boulot…sauf que si j’apprécie que les choses soient réglées comme du papier à musique au travail, j’préfère que ma vie s’écrive avec plus de spontanéité. Le grand frisson du danger, j’connais bien des façons de le faire déferler…comme se servir de sa petite cuillère en plastique pour catapulter de la chantilly et des paillettes en plein entre les deux yeux d’un type qui a été soupçonné de meurtre. C’est réellement ce que je viens de faire et je le regarde maintenant avec un sourire satisfait. “ Pour le freak control et les autres conneries…vous m’connaissez pas Manwë, m'rangez pas trop vite dans une case. ” Et oui, je suis susceptible, affreusement. J’me rends compte que c’est la première fois que je l’ai appelé par son prénom, ça me fait une impression bizarre, comme si c’était légèrement déplacé. “ Et ouai, si vous avez besoin d'faire exploser un truc, c'est clair,  'pouvez aller vous gratter…freak control” Que j’répète un peu plus bas dans ma barbe en secouant la tête. Je gratouille un peu ce qu’il reste de chantilly, du bout de ma cuillère, et j’regarde vite fait le brun, j’ai un sourire mutin qui lutte pour s’installer sur mes lèvres.